Une nouvelle loi va-t-elle bientôt privatiser les barrages ou les sauver ?

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Une nouvelle loi devrait arriver bientôt à l’Assemblée nationale pour modifier le statut des barrages. Défendue par l’intersyndicale d’EDF, elle est critiquée en interne par des experts du secteur hydraulique. L’enjeu : leur éventuelle privatisation.

par Nolwenn Weiler

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Les barrages français risquent-ils d’être privatisés ? Cela fait plus de dix ans que l’éventualité d’une « ouverture à la concurrence » plane sur la première source d’énergie renouvelable en France. Une proposition de loi est en cours de rédaction pour répondre à cette injonction de la Commission européenne.

Porté par les députés Marie-Noëlle Battistel (PS) et Philippe Bolo (Modem), le projet vise à trouver un compromis entre privatisation totale et préservation de l’intérêt général. Cet exercice d’équilibriste est pour l’instant soutenu par la majorité des directions syndicales au sein d’EDF, mais il ne fait pas l’unanimité du côté du personnel et des techniciens qui travaillent sur les barrages. L’enjeu est de taille et mériterait un réel débat public.

L’obsession de l’ouverture à la concurrence

Produisant entre 11 % et 14 % de l’électricité selon les années, les ouvrages hydrauliques sont indispensables à l’équilibre du réseau électrique français. Ils sont capables de stocker de l’énergie – grâce aux retenues d’eau en amont – et leur production est flexible. Elle est très majoritairement assurée par 340 installations de forte puissance, mais le secteur compte aussi quelque 2300 petits barrages qui assurent moins de 10 % de la production d’électricité. Certaines de ces installations sont dites « au fil de l’eau », c’est-à-dire qu’elles produisent en continu le long des rivières ou des fleuves.

Toutes ces ressources s’avèrent particulièrement utiles aux heures de pointe, quand la demande d’électricité menace de dépasser l’offre. Leur intérêt réside aussi dans le fait qu’ils sont pilotables, à la minute près, contrairement à l’éolien et au solaire qui dépendent des conditions météorologiques. « Leur utilité va bien au-delà, rapporte un agent EDF du secteur. Les ouvrages hydrauliques permettent de réguler les crues et les besoins en irrigation, de faire des lâchers d’eau pour les loisirs nautiques ou encore d’avoir des réserves d’eau potable. »

La multiplicité de ces usages, ajoutée à la question de la sécurité des barrages, a entraîné un fort mouvement au sein d’EDF, pour refuser la mise en concurrence imposée par l’Europe depuis les années 2010. La Commission européenne a depuis ouvert deux contentieux contre la France pour non-respect des règles de concurrence.

Ces procédures font peser la menace de lourdes astreintes financières. Le premier contentieux porte sur la position dominante d’EDF, le second sur l’absence de mise en concurrence lors du renouvellement des concessions des barrages. Pour l’instant, le gouvernement français et la Commission européenne sont parvenus, cet été, à un accord de principe en vue de la résolution de ces contentieux sur l’hydroélectricité.

L’éventualité d’une privatisation freine les investissements

Mais cela ne change rien au problème de fond. Suspendus à une éventuelle cession des barrages à des concurrents, les exploitants, principalement EDF et Engie, ne se risquent pas à y investir. « Il ne leur apparaît pas raisonnable d’investir dans un parc qui pourrait être cédé à un tiers, dans le cas où la France finit par ouvrir le secteur à la concurrence », souligne Benoît, agent EDF du secteur hydraulique.

Résultat : le parc vieillit et la productivité diminue. « Pour ne pas abîmer certains alternateurs, par exemple, on les bride, c’est-à-dire que l’on freine leur rythme, donc la capacité de production électrique », explique Benoît, ajoutant que certaines turbines « ont déjà 70 ans ».

Si un plan de travaux essentiels a été lancé en 2007 pour que la sécurité des ouvrages soit garantie (c’est le projet SuPerHydro pour « sûreté et performance de l’hydraulique »), les agents font face, au quotidien, à une multiplicité de petites pannes, appoints d’huiles, colmatages de fuite, avec parfois des locaux de travail extrêmement dégradés.

« Ces petites pannes nous font craindre des avaries plus importantes, synonymes d’indisponibilités longues de groupes de production, témoigne un agent EDF du secteur qui tient à rester anonyme. Cela entame aussi l’attachement à l’outil de travail, et la confiance dans l’entreprise. »

Personne ne veut livrer le secteur au privé

Dans le même temps, les menaces que le réchauffement climatique fait peser sur les ressources en eau rendent la question de la gestion des barrages encore plus stratégique : et si, demain, un investisseur privé propriétaire d’un barrage décidait par exemple de monnayer les lâchers d’eau nécessaires aux irrigations agricoles ?

De fait, aujourd’hui, aucune députée ne semble avoir envie de livrer le système au secteur privé. Il existe un large consensus transpartisan sur ce point au sein de l’Assemblée nationale. Comment faire, alors, pour satisfaire la Commission européenne qui demande précisément le contraire ? « Il faut changer la nature des contrats qui lient l’État aux exploitants des barrages », répondent les députés Marie-Noëlle Battistel et Philippe Bolo.

Pour le moment, l’État est le propriétaire des plus gros ouvrages hydrauliques. Il en a confié l’exploitation à des producteurs d’électricité – EDF, la Société hydro-électrique du Midi (SHEM), filiale d’Engie, et la Compagnie nationale du Rhône (CNR), détenue par Engie, l’État et les collectivités locales – sous la forme de contrats de concession. « Nous proposons de passer du régime de la concession à celui de l’autorisation », résume Philippe Bolo.

Problème : cela impliquerait de céder la propriété des ouvrages. « Nous étudions la possibilité de séparer le foncier des ouvrages », explique Philippe Bolo. Autrement dit : l’État garde des droits sur le sol, les exploitants récupèrent les barrages. « Le texte de loi devra préciser tout cela », explique le député, concédant que ce sera sans doute compliqué.

Des craintes pour le statut des agents

Second point visant à s’accorder les bonnes grâces de Bruxelles : permettre aux fournisseurs alternatifs de bénéficier d’une partie de la production d’EDF. Six gigawatts (GW) – environ un quart de la production hydroélectrique – devraient être mis à disposition des concurrents d’EDF chaque année. Cette mesure ressemble à s’y méprendre à un dispositif très contesté, et coûteux pour l’entreprise publique : l’« accès régulé à l’électricité nucléaire historique ».

Ce dispositif, mis en place en 2010, visait à favoriser l’émergence de producteurs d’électricité privés face à l’ancien monopole public. EDF s’est vu dans l’obligation de céder à très bas prix de l’électricité nucléaire à ses concurrents, qui pouvaient donc la revendre plus cher. Les agents d’EDF sont vent debout contre cette possibilité, mais les députés assurent qu’il ne s’agit pas de la même chose. « Pour ne pas reproduire les erreurs du passé, il y aura un prix plancher correspondant au prix de production », rassure Philippe Bolo.

Tout en soutenant le projet des députés, pour sortir de l’immobilisme imposé par les contentieux qui opposent la Commission européenne à la France, l’intersyndicale se méfie grandement de cette contrepartie des 6 GW cédés à bas prix au privé. FO déplore ainsi « la mise à disposition de 6 GW de capacités hydroélectriques à des tiers qui chercheront à en tirer un maximum de profits ».

La CGT alerte sur le fait que « le transfert de propriété, même partiel, aux opérateurs historiques ouvrira la porte à la possibilité de mise en vente d’une partie du patrimoine énergétique national au seul profit d’intérêts privés ». « Cette contrepartie exigée pour solder les contentieux ne doit pas fragiliser la filière ni détourner l’hydroélectricité de sa vocation première : servir l’intérêt général », prévient aussi la CFE-CGC.

La CGT évoque également des craintes pour le statut des agents EDF, qui risqueraient de se retrouver sous le régime des salariés du privé. « On voudrait qu’il y ait la garantie du statut des installations électriques et gazières pour le personnel. Il faut que ce soit ajouté dans la loi », défend Jean-Damien Navarro, représentant CGT pour le secteur des barrages. Il n’a pas obtenu de garanties sur ce point pour le moment.

Des experts proposent une alternative

En dépit de ces doutes, et du regret de n’avoir pas eu accès aux courriers qui résument le deal entre la France et la Commission européenne, tous avancent en rangs serrés derrière EDF et les députés. Cette unanimité étonne un certain nombre d’agents EDF, dont des experts du secteur hydraulique. Ceux-ci ont décidé de publier une contre-expertise en septembre. Ils veulent défendre une autre solution, à savoir la création d’un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic), exclusivement dédié à l’hydroélectricité.

« Sur le plan juridique, cette solution d’un Epic hydro mettrait fin immédiatement et durablement aux contentieux européens, car c’est une option prévue par les textes européens », explique Anne Debrégéas, économiste de l’énergie et porte-parole du syndicat Sud Énergie, seule formation syndicale (minoritaire) à défendre ouvertement cette option.

Autre avantage de l’Epic, selon cette contre-expertise : un tarif réglementé de l’hydroélectricité fondé sur les coûts de production, grâce à la sortie du cadre concurrentiel, ce qui mettrait fin à la volatilité des prix pour les usagers, particuliers et collectivités.

Attachement au service public

« La plupart des salariés de l’hydraulique sont profondément attachés au service public », appuie la contre-expertise. Le statut d’établissement public « offrirait la garantie d’exercer leur métier hors des logiques de rentabilité et de concurrence, en l’inscrivant pleinement au service de l’intérêt général », disent les auteurs du document, dont plusieurs insistent sur les difficultés à s’opposer à la ligne des fédérations syndicales. Alors même que, sur le terrain, les avis sont plus que mitigés pour les concessions accordées à Bruxelles annoncées dans la future proposition de loi.

Les députées Marie-Noëlle Battistel et Philippe Bolo jugent cette option de l’établissement public « solide juridiquement ». Mais ils s’y opposent néanmoins, en premier lieu parce que les exploitants (EDF en tête) et les syndicats n’en veulent pas. De plus, ils ne pourraient pas obtenir de majorité sur le sujet à l’Assemblée nationale. « Cette option de la quasi-régie, cela ressemble trop à ce que proposait le projet Hercule, qui voulait dépecer EDF et contre lequel nous nous sommes battus », disent les syndicalistes de la CGT interrogés par Basta!.

L’intersyndicale s’inquiète par ailleurs de la rupture des liens entre les secteurs nucléaire et hydraulique, qui sont fortement interdépendants, en cas de séparation de la production hydroélectrique, même dans une entité publique. « Cela fonctionne si c’est le même opérateur », dit Jean-Damien Navarro, de la CGT.

« Je comprends ces craintes, mais elles me semblent démesurées, répond Matthias Tavel, député insoumis, membre de la mission parlementaire et partisan du modèle de l’Epic pour les barrages. Sur la vallée du Rhône aujourd’hui, on a déjà EDF et la Compagnie nationale du Rhône qui exploitent des barrages, soit des entités différentes. Pour nous, un Epic hydro, ce pourrait être la première étape de la reconstruction de la maîtrise 100 % publique de l’énergie en France. »

Sortir le secteur de la concurrence ?

Pour les auteurs de la contre-expertise, c’est précisément là que le bât blesse. « Il n’est pas surprenant que les exploitants actuels – EDF et Engie à travers la CNR et la SHEM – s’opposent frontalement à la quasi-régie. La perte d’une activité extrêmement rentable va à l’encontre de l’objectif d’entreprises à but lucratif », tranchent-ils.

« Nous dénonçons aussi une certaine opacité des comptes d’EDF Hydro », ajoute l’un des auteurs de la contre-expertise. Il rappelle que, derrière l’entreprise à capitaux publics, se cache une société anonyme « dont les appétits financiers sont parfois bien loin de l’intérêt général ».

« Les enjeux liés aux barrages sont trop importants, reprend le député LFI Matthias Tavel. Ils ne doivent pas être mis en concurrence ni sous une forme ni sous une autre. Il faut se battre pour sortir le secteur de la directive européenne qui impose une mise en concurrence. » Cette proposition de sortie de l’hydroélectrique de la concurrence fait l’unanimité à l’Assemblée nationale. Et elle est à l’agenda des parlementaires, parallèlement à la proposition de loi qui prévoit de changer le statut des barrages. Cette dernière devrait être présentée au gouvernement début 2026.

« L’autorisation, c’est un choix par défaut pour arriver au consensus, dit Philippe Bolo. Elle nous permet de réinvestir dans le secteur, c’est une urgence. Pour l’exemption de mise en concurrence, les délais sont plus longs. Il faudrait au moins trois ans. Là, on compterait plutôt en mois. » En off, des syndicalistes confient que les négociations sur un éventuel changement de régime pourraient également durer des années.