Des torrents de boue dévalant les pentes, emportant routes, murs, maisons et souvenirs sur leur passage. Cette image catastrophique est inscrite à vie dans la mémoire de Louis Julian. « Je suis né juste avant les inondations de 1958. » Celles-ci avaient causé le mort de plus de 30 personnes dans le sud de la France. « Alors, l’eau boueuse a toujours hanté mes cauchemars de gamin », lâche le vigneron, basé à Ribaute-les-Tavernes, au sud d’Alès dans le Gard, pendant qu’il remplit une cuve du vin de l’année.
Issu d’une lignée de paysans depuis dix-sept générations, Louis Julian, 74 ans aujourd’hui, a grandi au rythme des caprices du Gardon. Cette rivière, qui prend sa source dans les Cévennes et se jette dans le Rhône, coule à proximité de ses parcelles de vignes qui s’étalent sur 30 hectares. « L’été, elle est à sec. Et puis, à l’automne, elle sort de son lit et ravage tout. »

Face à cette violence cyclique, le vigneron n’a jamais voulu se résigner. Son obsession : comprendre. Comprendre pourquoi la terre ne retient pas l’eau. Pourquoi les champs se transforment en rivières de boue. Pourquoi, malgré les progrès techniques, les catastrophes s’aggravent. C’est dans le sol qu’il a trouvé la réponse à ses questions.
« J’ai d’abord observé qu’après chaque pluie, sur une même parcelle, j’avais des pieds de vigne qui étaient déchaussés, les racines à l’air libre ; et de l’autre côté de la pente, des ceps enfoncés dans la terre jusqu’aux branches. » Le constat lui saute alors aux yeux. La terre fout le camp. « Or, une fois que l’on arrive sur la roche, c’est fini ! On ne peut plus cultiver ! »
Bactéries et champignons ravagés par les pesticides
Le phénomène, appelé érosion, est généralisé en France. Selon le ministère de la Transition écologique, les sols perdent en moyenne 1,5 tonne de terre par hectare en raison du ruissellement des eaux. Mais une autre observation fait dire à Louis Julian que ce n’est pas une fatalité. « Sur une terre que je cultivais en bio depuis des années, je voyais une eau claire sortir dans les fossés, quand une parcelle que je venais d’acheter et qui était cultivée de façon industrielle rejetait une eau boueuse », explique-t-il.

L’homme à la carrure robuste marquée par le travail de la terre, étale sur la table familiale des livres anciens qu’il garde précieusement. Pour vérifier son hypothèse qu’une terre cultivée sans désherbant absorbe et filtre l’eau, l’infatigable vigneron se tourne vers la science et la lecture : Le Sol fait le climat, de Maxime Guillaume, publié en 1970 ou encore La Fécondité des sols de H.P. Rusch, de 1986. Des livres scientifiques d’auteurs considérés à leur époque « comme des hurluberlus », dit-il, dans lesquels il découvre que le sol est un écosystème vivant et complexe, fait d’alliances entre les champignons, les plantes et les bactéries, que la généralisation des pesticides et du labour a complètement ravagées.
« Aujourd’hui, les agriculteurs nourrissent la plante et non pas le sol, alors que, quand vous nourrissez le sol, il y a suffisamment d’éléments à disposition des racines des plantes pour leur développement. Comme dans une forêt, vous avez des arbres qui fabriquent des tonnes de bois et pourtant il n’y a jamais eu besoin d’engrais chimiques ! » commente le vigneron. Quand une forêt ou une terre agricole cultivée en agroécologie peut absorber entre 100 à 300 mm d’eau par heure, un sol labouré n’intègre que 2 à 10 mm.
En se baladant le long de vignes centenaires, l’homme, désormais à la retraite, revient sur les années 1980, quand les vendeurs de désherbant ont afflué avec l’appui des chambres d’agriculture, pour vendre leur produit miracle, et la promesse d’un travail moins pénible. « Quand je leur ai demandé ce qu’allaient devenir leurs produits une fois dans le sol, ils m’ont affirmé que les bactéries se chargeraient de les décomposer. Je leur ai répondu que des bactéries, on en aurait plus beaucoup avec ce qu’ils nous vendaient. Ils m’ont rétorqué : ça, c’est votre problème. À ce moment-là, j’ai dit, ce truc ce n’est pas pour moi », retrace-t-il.
Une ferme transmissible
À contre-courant, Louis Julian se tourne alors vers ce qui n’est pas encore officiellement nommé l’agriculture biologique : enherbement des vignes, utilisation du compost, fauche à la main. Pour se démarquer, il vend son vin sans sulfite directement aux consommateurs. Des cuvées à 10°C à 12,5°C bien avant que ce ne soit la mode des vins « légers ».

« Tout le monde s’attendait à ce que je me casse la gueule, pour racheter mes terres. Aujourd’hui, je suis l’un des derniers agriculteurs du village et mes fils rachètent des terres aux voisins pour les convertir au bio », dit-il en regardant sa parcelle recouverte de feuilles jaunies de vignes. « Dans deux semaines, elles auront disparu, mangées par les vers de terre », ajoute-t-il.
Depuis les inondations massives de 2002, il observe que sa terre absorbe bien mieux l’eau que celle de ses voisins. « Un sol vivant permet à l’eau de ne plus ruisseler, mais de s’infiltrer, rechargeant ainsi les nappes phréatiques — la meilleure des réserves d’eau ! » détaille le vigneron. Bâton de pèlerin à la main, il parcourt depuis des années les événements et conférences pour porter ce message au nom de la Confédération paysanne, syndicat qu’il a contribué à fonder dans le Gard à la fin des années 1980. Depuis trois ans, il diffuse un film d’une vingtaine de minutes retraçant l’ensemble de ses expérimentations.
Le père de quatre enfants a vu ses deux garçons reprendre l’exploitation familiale en 2008, en y intégrant la culture de céréales, l’élevage de volailles et du maraîchage. Pour son fils Simon, poursuivre avec la même philosophie était une évidence. « Nos terres n’ont jamais connu un désherbant chimique, il n’est pas question que cela change », dit-il. Si son père a dû accepter dans un premier temps une baisse de rendement, le modèle est aujourd’hui rémunérateur pour lui et son frère, assure-t-il, pendant qu’il nettoie sa cuve de vin. Comme la preuve qu’une autre agriculture, rémunératrice et respectueuse des sols est possible.

Paradoxalement, Louis Julian se heurte au mur de sa profession, dominée par le puissant syndicat majoritaire de la FNSEA, peu enclin à remettre en cause l’industrialisation du métier. Pourtant, autour de lui, les catastrophes naturelles se multiplient. En 2024, année où six personnes ont péri dans les crues du Gardon, la loi Duplomb, soutenue par le syndicat, a réautorisé les vendeurs de produits phytosanitaires, de pesticides, à mener des activités de conseil auprès des agriculteurs. Or, une loi adoptée en 2018 avait précisément séparé les activités de conseil et de vente pour prévenir ces conflits d’intérêts, et guider les agriculteurs vers des pratiques plus respectueuses des sols.

La solution « est sous nos pieds »
Un véritable retour en arrière, alors que, cette même année, l’Espagne subissait dans la province de Valence les pires inondations du siècle, en plein cœur d’un territoire dominé par l’agriculture intensive. « Je me suis toujours mis à la place de celles et ceux qui voient leur maison inondée, confie-t-il. Ça me fait mal au cœur. Surtout quand on sait qu’on n’utilise pas les bonnes solutions. »
Pour Louis Julian, la solution « est sous nos pieds », dans la terre même. L’homme continue inlassablement de reproduire cette démonstration devenue sa signature. Sur la table, deux bouteilles en plastique : dans l’une, de la terre prélevée sur une vigne cultivée de façon conventionnelle ; dans l’autre, celle de son propre domaine. Il verse de l’eau. Le verdict est sans appel : la terre conventionnelle se désagrège immédiatement, se transforme en une boue épaisse et trouble, tandis que la sienne absorbe lentement l’eau, comme une éponge, avant de la restituer claire. Alors, il conclut, implacable : « Imaginez ce phénomène à l’échelle de milliers d’hectares. »
