Pantouflage

Privatisation d’Aéroports de Paris : les réseaux Macron en plein conflits d’intérêts ?

Pantouflage

par Olivier Petitjean

De la loi votée à l’Assemblée nationale privatisant Aéroports de Paris jusqu’aux acheteurs potentiels de l’entreprise publique, on retrouve les réseaux Macron à la manœuvre. Une forte interconnexion entre politique et intérêts privés qui pose question.

S’agit-il d’une fâcheuse coïncidence, ou bien d’un nouveau signe que nous vivons, depuis l’élection d’Emmanuel Macron, dans un régime de conflits d’intérêts permanents et banalisés au sommet de l’État ? La loi dite Pacte, pour « plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises », adoptée au printemps 2019, prévoit la privatisation d’Aéroports de Paris (ADP), de la Française des Jeux, mais aussi d’Engie et de GRTgaz, sa filiale en charge des gazoducs et des terminaux gaziers français (lire notre enquête sur le sujet).

L’un des personnages clés de ces privatisations est le rapporteur de la loi à l’Assemblée nationale, Roland Lescure. Il a été en première ligne pour répondre aux opposants à la privatisation d’ADP dans l’hémicycle et les médias. Député LREM des Français d’Amérique du Nord, ce personnage clé des réseaux Macron sur les dossiers économiques était, jusqu’à son élection, le numéro 2 de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). Or, le nom de ce puissant fonds de pension canadien, gérant plus de 200 milliards d’euros d’actifs, est abondamment cité parmi les repreneurs potentiels d’ADP et d’Engie.

À notre connaissance, le sujet n’a été évoqué publiquement qu’une seule fois, lors du passage de la loi Pacte en commission en mars 2019, par le député LFI François Ruffin, citant un article de Mediapart. Réponse de Roland Lescure : « J’ai quitté toutes mes fonctions et toutes mes responsabilités à la Caisse de dépôt et placement du Québec, il y a deux ans. »

Cela suffit-il à clore le sujet ? L’association Anticor estime que, sur le principe, il y a là une situation de conflit d’intérêts potentiel. Cette possible « interférence » entre ancienne activité professionnelle et nouvelle fonction publique ne suffit cependant pas à elle seule à constituer une infraction. Elle « n’emporte pas de qualification pénale et de sanction attachée », précise Anticor. Contacté à plusieurs reprises, Roland Lescure n’a pas souhaité répondre à nos questions. La Haute autorité pour la transparence de la vie politique nous a renvoyés vers la déontologue de l’Assemblée nationale, qui est aussi restée silencieuse.

Bonus de deux millions d’euros

Qui est Roland Lescure ? Après être passé par Polytechnique, le ministère des Finances et l’Insee, ce fils de militants communistes se tourne vers la gestion d’actifs. D’abord pour le compte de Natixis et de Groupama, puis pendant huit ans (de 2009 à 2017), pour la CDPQ. Il y est en charge de la politique des placements et préside à une forte internationalisation du portefeuille d’actifs géré par le fonds. Si la caisse des retraités québécois affiche un confortable taux de rentabilité pour ses placements (plus de 8 % sur cinq ans), elle et son vice-président ont été épinglés pour sa présence importante dans les paradis fiscaux.

C’est dans le cadre de ces activités que Roland Lescure rencontre en 2012 Emmanuel Macron, alors Secrétaire général de l’Élysée, lors d’une réunion à destination des investisseurs. Roland Lescure sera ensuite, quelques années plus tard, l’un des premiers contributeurs financiers à la campagne du mouvement « En marche ! », avant de quitter ses fonctions à la CDPQ en mai 2017, parallèlement à l’élection d’Emmanuel Macron et à son élection personnelle comme député.

Or, Roland Lescure n’a pas quitté la CDPQ les mains vides : selon sa déclaration à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, il reçoit cette même année une rémunération totale de 3,7 millions d’euros bruts, soit près de deux millions de plus que l’année précédente. Un beau cadeau de départ.

Un fonds de pension québecois très proche du secteur public français

Des entreprises telles ADP, la Française des Jeux, Engie ou GRTgaz sont exactement le type d’actif que recherche un fonds de pension comme la Caisse de dépôt et placement du Québec : des investissements sans risque, garantissant une rente régulière dans la durée qui permettra de faire fructifier les pensions de ses membres. La CDPQ est d’ailleurs familière du secteur public français, puisqu’elle est présente à hauteur de 30% au capital d’Eurostar et de Keolis, deux filiales de droit privé créées par la SNCF. Dans l’aéroportuaire, elle possède déjà une participation de 13% dans l’aéroport de Heathrow, à Londres. C’est donc en toute logique que son nom est cité parmi les repreneurs possibles d’Aéroports de Paris.

L’ombre de la Caisse de dépôt et placement du Québec plane également sur deux autres entreprises françaises dont la privatisation est prévue par la loi Pacte : Engie et sa filiale GRTgaz. L’État se prépare à sortir entièrement du capital de l’entreprise énergétique, issue de Gaz de France. Sur ce dossier, le nom de la Caisse de dépôt et de placement du Québec est cité avec encore plus d’insistance, d’autant que le fonds de pension annonce vouloir investir « 50 milliards de dollars d’ici trois ans dans le secteur de l’énergie dans le monde ».

Les liens sont déjà étroits entre Engie et la CDPQ. Celle-ci possède déjà une petite participation au capital de l’entreprise, selon une liste d’actionnaires que nous avons pu consulter. Ils viennent de racheter conjointement, pour 8,6 milliards de dollars, l’entreprise brésilienne de transport de gaz TAG, privatisée par le gouvernement de Jair Bolsonaro. Quelques mois plus tôt, la CDPQ s’était associée à Suez – filiale d’Engie – pour racheter GE Water. Le fonds de pension est également déjà présent dans le secteur des infrastructures gazières à travers sa participation de 20 % dans Fluxys, l’homologue belge de GRTgaz.

Un mélange des genres qui pose question

Roland Lescure ne s’en cache pas : « J’ai été actionnaire d’un aéroport de Londres et je peux vous dire qu’un aéroport, c’est avant tout des boutiques de luxe », déclarait-il ainsi à L’Humanité pour défendre la privatisation d’ADP. Aucun élément n’indique aujourd’hui qu’il ait pu ou voulu favoriser les intérêts de son ancien employeur dans ce dossier. Mais sa situation pose question, d’autant qu’il est loin d’être le seul, sur le dossier des privatisations, à pratiquer un tel mélange des genres.

Sa collaboratrice parlementaire en charge du dossier ADP était Aigline de Ginestous, une ancienne de la banque Rothschild tout comme Emmanuel Macron. Elle était responsable de la levée de fonds d’En Marche !, et aujourd’hui cheffe de cabinet d’Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances. Bernard Mourad, ancien directeur financier d’Altice (groupe présidé par Patrick Drahi et qui a racheté SFR en 2018), s’est lui aussi occupé de la levée de fonds d’En marche !, avant de rejoindre la filiale française de Bank of America, laquelle agit comme banque conseil de l’État dans la privatisation d’ADP. Bernard Mourad et son employeur assurent cependant qu’il n’est en rien chargé du dossier ADP.

Autre cas emblématique : un conseiller d’Emmanuel Macron à l’Élysée de 2017 à 2019, et ancien membre de son équipe de campagne, Emmanuel Miquel, venait d’un autre fonds d’investissement lui aussi pressenti pour racheter une partie du capital d’ADP : Ardian (anciennement Axa Private Equity). À sa sortie de l’Élysée, Emmanuel Miquel est tout simplement retourné... chez Ardian.

Interpénétration entre décideurs politiques et monde des affaires

Le parcours de Roland Lescure est lui aussi typique de ces « portes tournantes » – les allers-retours entre secteur public et secteur privé – qui sont en train de devenir la règle dans la haute fonction publique française et, notamment depuis l’élection d’Emmanuel Macron et des députés LREM, aux postes de décision politique. Lorsqu’un décideur est amené à traiter un dossier impliquant potentiellement son ancien employeur, pour lequel ou dans le secteur d’activité duquel il pourrait demain retravailler, le risque de confits d’intérêts est patent.

Encore une fois, rien n’indique qu’il y ait eu favoritisme de la part de Roland Lescure dans le dossier des privatisations au profit de la Caisse de dépôt et placement du Québec. Mais il ne semble pas que ce risque ait fait l’objet d’un examen approfondi. Le problème de fond est sans doute que dans un contexte où les allers-retours entre le public et le privé deviennent la norme, les conflits d’intérêt caractérisés ne sont même plus nécessaires. Dès lors que le personnel politique a totalement intériorisé la vision du monde du secteur privé et ses intérêts, tout se fait de manière « naturelle », et chacun peut jurer de son honnêteté la main sur le cœur.

Lors de son élection, Roland Lescure avait assuré à Mediapart qu’il serait « un député député, pas un député investisseur ». Pour défendre la privatisation d’Aéroports de Paris, il a fait valoir que la situation actuelle présente un risque de « conflit d’intérêts potentiel entre l’État actionnaire et l’État stratège ou arbitre ». Il n’est pas certain qu’il en soit le meilleur juge.

Olivier Petitjean

Infographie : Guillaume Seyral

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Photo : Aéroport Paris-Charles-de-Gaulle terminal 2E (Lionel Allorge, CC BY-SA 3.0)