La colère agricole a gagné la France ces dernières semaines face à la gestion sanitaire de la dermatose nodulaire contagieuse (DNC). Les points de blocages routiers se sont multipliés, comme les déversements de fumiers et de pneus devant les bâtiments publics, en vue de réclamer la fin de l’abattage total systématique. Progressivement, cette crise sanitaire est devenue une crise politique.
Ces luttes paysannes s’inscrivent dans une longue histoire. Il est difficile de savoir à quand remonte la première « jacquerie », un terme renvoyant aux soulèvements dans les campagnes. La Grande Jacquerie de Jacques Bonhomme a eu lieu en 1358.
L’entretien qui suit, réalisé avec l’historien Édouard Lynch en septembre 2025 pour la revue Campagnes solidaires, analyse des luttes paysannes de 1890 à 1980. Docteur en histoire à l’Institut d’études politiques de Paris, Édouard Lynch nous éclaire sur la variété du répertoire protestataire paysan, sur la place des femmes dans ces luttes, mais aussi sur les ressorts de ces mobilisations paysannes qui ont marqué le 20e siècle.
Parmi les luttes emblématiques de la fin du 19e siècle, vous citez celles de salariés agricoles de la Belle époque. Que s’est-il passé alors ?

Il y a encore trois millions d’ouvriers agricoles en France en 1900. Il est important de rappeler ces épisodes de luttes des ouvriers agricoles un peu oubliés, y compris au moment du Front populaire avec une part non négligeable d’immigrés.
Faire grève dans les campagnes, ce n’est pas simple, et ce sont principalement des bûcherons et des ouvriers viticoles qui ont été moteurs de ces grèves car leur production se prêtait plus facilement à l’arrêt du travail.
Aujourd’hui, on en reparle car un certain nombre d’exploitations intensives, notamment en zone maraichère, ont besoin des ouvriers agricoles, immigrés pour une grande partie. Ils redeviennent un pont possible entre le monde ouvrier et le monde paysan.
Vous revenez aussi longuement sur les soulèvements de 1907, du « Midi rouge ». Le marché du vin expérimente alors une surproduction massive et une chute brutale des prix. En quoi ce mouvement a-t-il marqué l’histoire des manifs paysannes ?
C’est un événement massif et sans doute l’un des plus grands mouvements sociaux en France. Paradoxalement, cet épisode a été marginalisé dans l’histoire sociale, renvoyé en grande partie à une dimension folkloriste, occitane. C’est par ailleurs un mouvement très interclassiste dans lequel on retrouve des exploitants qui possèdent des vignes, des ouvriers viticoles, des négociants...
Cette révolte de 1907 marque vraiment un tournant dans le processus de la médiatisation. Pendant trois à quatre mois, les vignerons du Midi parviennent à mobiliser des centaines de milliers de gens de manière totalement pacifique, à occuper des villes, à faire preuve d’une inventivité sans précédent par la chanson, les pancartes, l’iconographie ou la caricature, et à donner un écho considérable à leur mouvement. Des milliers, peut-être des millions de cartes postales, ont été faites de toutes les manifestations et ont circulé partout. Les journaux en ont parlé.

Et c’est aussi une mobilisation qui s’est mal terminée, avec l’envoi de la troupe, des affrontements sanglants, des mutineries. Ce mouvement marque ce qui fait la caractéristique des mouvements sociaux contemporains : l’importance clé de la visibilité médiatique pour des paysans isolés dans les campagnes, mais aussi la tension entre la pacification du répertoire et le recours à la violence, subi ou volontaire.
Qu’en est-il de la place des femmes dans ces insurrections ? Vous citez les soulèvements des vignerons de la Marne, où les femmes occupent le premier rang des émeutiers, à l’hiver 1911. Mais sinon, elles restent assez peu mentionnées dans votre livre.
Les femmes sont très présentes dans les soulèvements de l’Ancien Régime, qui sont davantage communautaires, villageois : tout le monde se soulève, et, dans ce collectif figurent les femmes, qui sont au cœur de l’activité économique. Elles sont sur les marchés et elles voient les prix s’envoler.
Et puis, les femmes disparaissent à partir du moment où l’agriculture se professionnalise. Elles sont exclues de la vie professionnelle officielle, dans les syndicats, comme elles le sont du suffrage universel et de la vie politique.
Les manifestations d’agriculteurs qui apparaissent à la fin du 19e siècle sont de moins en moins féminines, et cela va aller en s’accentuant. Il y a des contre-exemples, comme le Midi de 1907, avec des délégations villageoises composées de femmes. Dans les grèves d’ouvriers viticoles, ce sont aussi les femmes qui vont arracher les outils des ouvriers non grévistes.
Mais plus on avance, plus elles sont invisibilisées. Il n’y a pas de femmes dans les grandes manifestations paysannes des années 1930. À partir du moment où le syndicalisme s’institutionnalise, les femmes sont vraiment marginalisées, même si, paradoxalement, certaines femmes exploitantes peuvent voter aux chambres d’agriculture. Il faudra attendre la fin des années 1960, avec les paysans travailleurs, pour que les paysannes soient à nouveau mises en avant dans les luttes, portant des revendications sur le statut notamment.
Pour autant, si vous regardez les grandes manifestations de la FNSEA des années 1970 à aujourd’hui, les femmes sont toujours absentes. Ce n’est pas elles qu’on voit sur les tracteurs ou dans les coups de force. On reste dans une vision très masculinisée de la profession qui s’est renforcée depuis une trentaine d’années.
Vous soulignez trois composantes majeures du modèle spécifique de la manif paysanne : utilisation et occupation de l’espace public et médiatique ; recours récurrent à la violence contre les biens dans le cadre de pratiques d’action directe ; ambivalence des relations avec l’État et les pouvoirs publics. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Je peux l’affirmer pour la période que j’ai étudiée, 1890-1980, pour laquelle j’ai eu accès aux archives. Je pense que ça continue. Quand on voit le poids du lobby agricole depuis une dizaine d’années et la soumission des pouvoirs politiques libéraux et conservateurs, il apparaît très clairement une convergence d’intérêts d’une partie de la classe politique avec une fraction de la paysannerie.
Cette convergence d’intérêts se traduit par une tolérance des pouvoirs publics vis-à-vis d’une partie des manifestations paysannes. Comment cette tolérance s’est-elle mise en place ?
Dans l’Ancien Régime ou au 19e siècle, la tolérance était très limitée : les mobilisations étaient rapidement qualifiées de révoltes, remettant en cause l’ordre social. À partir des années 1880, le paysan est aussi un électeur.
Comme de nombreux députés sont des élus de départements ruraux, une forme de tolérance s’établit, qui se conjugue à un imaginaire autour de la figure du paysan, propriétaire, bon père de famille, épargnant qui travaille et se lève tôt, dont les revendications sont en définitive légitimes et les débordements acceptables.
Là où cette tolérance s’institutionnalise, c’est vraiment à partir des années 1960, au moment du pacte modernisateur passé entre Edgard Pisani [ministre de l’Agriculture], le général de Gaulle et les jeunes, modernisateurs, de la FNSEA. Là, très clairement, les gouvernements successifs de Giscard jusqu’à Chirac acceptent que les désordres, les revendications paysannes quand elles sont violentes, ne soient pas sanctionnés : il y a clairement un choix politique.
« On ne va pas condamner ceux qui sont nos amis », peut-on lire dans une archive. Les déclarations de Gérald Darmanin [« On ne répond pas à la souffrance en envoyant les CRS », ndlr], alors ministre de l’Intérieur au moment des mobilisations agricoles de janvier 2024, confirment l’idée que le paysan a le droit de bloquer ou de dégrader l’espace public, à la différence d’autres groupes sociaux, qui sont aussitôt et durement réprimés.
Pas n’importe quel paysan néanmoins. Vous pointez le fait qu’une distinction s’opère dès les années 1970 vis-à-vis des paysans travailleurs, mouvement dont la Confédération paysanne est issue.
Les archives l’attestent. Quand la FNSEA détruit ou fait des centaines de milliers de francs de dégâts dans ses manifestations, il ne se passe rien. Quand un gars des paysans-travailleurs distribue des tracts sur une autoroute, il est aussitôt poursuivi. J’exagère à peine. C’est vraiment une justice à deux vitesse, reflet d’une stratégie politique.
– Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 420 de Campagnes solidaires (octobre 2025), dans le cadre d’un dossier consacré aux luttes paysannes dans l’histoire.

