Alimentation

Charcuterie aux nitrites dans les cantines : « Pourquoi donner des aliments cancérogènes aux enfants ? »

Alimentation

par Sophie Chapelle

Mangerions-nous des aliments qui, au sens propre, seraient empoisonnés ? C’est cette question qui a conduit le journaliste Guillaume Coudray à démarrer une enquête sur les nitrites il y a 15 ans. Entretien.

- basta! organise un débat avec Guillaume Coudray et d’autres intervenantes le lundi 19 juin à 19 h à Paris sur l’urgence d’enquêter sur le système agro-industriel. Entrée libre, sur inscription.

basta! : Dans votre dernier ouvrage, Nitrites dans la charcuterie : le scandale, vous écrivez avoir été « saisi », au début de vos investigations, par le contraste entre les connaissances scientifiques sur les effets cancérogènes des nitrites et l’absence de politique de santé publique. Faites-vous le même constat quinze ans après ?

Guillaume Coudray
Guillaume Coudray
est journaliste d’investigation, réalisateur de documentaires et l’auteur de Nitrites dans la charcuterie : le scandale (Harper Collins, 2023).

Guillaume Coudray : Il existe toujours un fossé entre tout ce que l’on connaît sur les nitrites (c’est l’une des causes des 40 000 nouveaux cas de cancers colorectaux diagnostiqués chaque année) et l’absence de prise en compte dans les politiques de santé publique. Mais grâce à la mobilisation de Foodwatch, de Yuka (application mobile qui scanne les aliments afin d’obtenir une information claire sur l’impact du produit sur la santé) et de la Ligue contre le cancer, le « dossier nitrites » est désormais incontournable.

Il y a quinze ans, j’étais totalement isolé sur ce sujet. À l’époque, je lisais des travaux d’experts sans avoir compris qu’ils étaient associés à l’industrie des viandes nitrées. Je n’avais pas imaginé qu’il y avait une manipulation de la science et de l’expertise. Peu à peu, j’ai découvert que la plupart des publications scientifiques qui justifiaient l’utilisation des additifs nitrés venaient d’un petit groupe d’auteurs se présentant comme indépendants.

En réalité, tous ces gens étaient liés à un groupement industriel, l’American Meat Institute, et menaient une véritable opération de falsification de la science pour cacher la cancérogénicité des viandes nitrées. Des vérités sont sues, mais cachées volontairement.

Avez-vous fait l’objet d’intimidations ou de pressions dans le cadre de votre travail d’enquêtes sur les nitrites ?

Le premier livre, Cochonneries, comment la charcuterie est devenue un poison (éditions La Découverte, 2017) n’a même pas été relu par un cabinet d’avocats. À l’époque, il n’y avait pas de menace de réplique juridique. Tout s’est tendu quand Yuka s’est fait attaquer en justice en 2021 par la Fédération des industriels charcutiers-traiteurs (FICT). Il y a désormais toutes sortes de signaux qui montrent qu’on ne nous laissera pas passer le moindre faux pas.

L’application Yuka vient justement de remporter, le 7 juin, son procès en appel face à la FICT. Pourquoi considérez-vous que c’est une « victoire juste » ?

Il y a eu trois procédures lancées en 2021 par les industriels contre Yuka, avec le même cabinet d’avocats, devant des tribunaux de commerce [1]. Cette blitzkrieg contre Yuka avait pour objectif de l’empêcher de dire sur son site que les charcuteries traitées aux additifs nitrés sont cancérogènes, mutagènes ou génotoxiques, et de faire un lien vers la pétition qui réclame l’interdiction des additifs nitrés.

Dans ces trois procédures, Yuka a d’abord été condamné en première instance. Mais, fin 2022, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a affirmé le droit à alerter les consommateurs des risques de cancer associés aux sels nitrités ajoutés dans les charcuteries. Le 14 avril 2023, c’est la société Le Mont de la Coste, fabricant de charcuteries qui, à son tour, a été débouté en appel de sa plainte.

La décision du 7 juin 2023 est la troisième qui vient clore cette série. Comment les industriels pouvaient-ils imaginer qu’on puisse mettre le couvercle sur une vérité scientifique ? En cela, c’est une victoire juste et indispensable. Du point de vue de l’enquête, ça permet de respirer. Ces décisions ouvrent une nouvelle phase intéressante.

Bien que les charcutiers industriels semblent avoir perdu la bataille de l’opinion, ils continuent d’avoir gain de cause auprès de la majorité présidentielle. Le 12 avril, la proposition de résolution du député du Loiret Richard Ramos (Modem), visant à porter à Bruxelles la volonté de la France de débarrasser les viandes transformées des sels nitrités, a été rejetée par les députés Renaissance. Comment expliquer ce refus à agir ?

Marc Fesneau, le ministre de l’Agriculture – le même qui fait pression sur l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) concernant l’autorisation d’un pesticide, est très sensible aux demandes de la FNSEA. Il a décidé de s’asseoir non seulement sur cette proposition de résolution Modem, mais auparavant sur une proposition de loi anti-nitrites portée par le même Richard Ramos.

Deux autres initiatives parlementaires demandant l’interdiction des nitrites – l’une venue de la France insoumise avec Loïc Prud’homme, l’autre des bancs écolo avec la députée Francesca Pasquini – ont été portées au cours du premier trimestre 2023. Toutes ont été balayées par le pouvoir en place.

La résolution a été rejetée à une voix près grâce au soutien du parti Renaissance qui donne toujours la priorité aux lobbies. Alors que des députés de la majorité se battaient contre les additifs nitrés, le lobby des viandes nitrées est suffisamment organisé pour qu’au niveau du ministère de l’Agriculture, les avis scientifiques passent après les priorités économiques mises en avant par les industriels de la charcuterie nitrée.

Le lobby est capable d’intervenir au plus haut niveau comme le montre l’éjection de la conseillère du ministère de l’Agriculture, plutôt favorable à une politique anti-nitrites. Elle a été évincée du ministère en raison de ses prises de position conformes à la science, mais pas à ceux des intérêts des nitriteurs [2].

La réglementation en matière d’additifs nitrés, européenne comme nationale, ne se fait pas du tout en fonction des connaissances scientifiques, mais de celui qui a le dernier mot au niveau des arbitrages ministériels. En France, ce n’est pas l’Anses, la science, les députées et encore moins les citoyennes ou les consommateurs qui ont le dernier mot : ce sont les intérêts économiques qui sont très bien représentés.

Vous comparez dans votre livre le lobby américain des viandes nitrées à celui des industriels du tabac : en quoi la stratégie est-elle similaire ?

Le livre de Robert Proctor raconte en détail cette conspiration des industriels du tabac qui se mettent d’accord dans les années 1950 pour créer le doute [3]. Plutôt que de falsifier la science en disant qu’il n’y a aucune preuve, ils créent des contre-feux. Ce qui s’est passé avec l’industrie des charcuteries nitrées aux États-Unis est très proche. À partir du début des années 1970 jusqu’à l’élection de Ronald Reagan, il y a eu une véritable « guerre du nitrite » : ces dix ans d’affrontements ressemblent à ce qui se passe maintenant en France.

Face aux scientifiques, aux avocats de la santé publique, à un mouvement consumériste puissant et démocratique, des industriels ont organisé un front commun. Ils ont martelé que les connaissances scientifiques sur lesquelles se basait le gouvernement Carter pour vouloir interdire les viandes nitrées étaient incomplètes et qu’il était trop tôt pour conclure.

Ils ont construit une science parallèle sur le nitrite en le présentant comme incontournable, pas vraiment nocif, voire positif. Quand j’ai commencé à fouiller le sujet il y a 15 ans, toute la controverse sur le nitrite avait complètement disparu.

Le discours des lobbies des viandes nitrées ne cesse d’évoluer. Au delà de l’aspect visuel permis par les nitrites [4], ils ont d’abord mis en avant la fonction conservatrice et antioxydante, puis pointé le risque bactérien et de botulisme en l’absence d’utilisation de nitrites. Certains vont même jusqu’à dire que le nitrite serait protecteur contre le cancer. C’est déroutant...

Ils ont tout un répertoire d’éléments de réponses qu’ils font tourner. Ce qui est sidérant dans le dossier nitrites, c’est qu’il n’y a pas un, mais plusieurs mensonges : ils mentent sur la nécessité des nitrites, leur finalité, leur effet en termes de pathologie, leur utilité économique... Ils mentent sur tout. En France, désormais, l’argument du ministère de l’Agriculture pour ne pas interdire les nitrites est concurrentiel : « On ne peut pas interdire, car les autres pays européens, eux, vont continuer de l’utiliser », « il faut défendre notre industrie, nos emplois ». Face à cette panoplie d’arguments, il faut être sur tous les fronts. Car quand on creuse, ces arguments sont tous fallacieux.

Les fabricants français savent se passer du nitrite, des gammes d’aliments sans nitrite sont déjà dans les linéaires. Pourquoi refusent-ils de généraliser cette alternative ?

Les Herta ou Fleury-Michon font 40% de leur gamme aujourd’hui sans nitrite. Ils veulent faire les deux, car cela leur permet de faire une gamme premium plus chère sans nitrite, et une gamme nitrite moins chère pour les personnes moins informées, et par ailleurs intéressante pour l’export.

Au niveau européen, la thématique est surtout présente dans les pays francophones (France, Belgique, Suisse) et on rencontre encore d’énormes difficultés pour construire la problématique des additifs nitrés dans les autres pays de l’Union européenne. La Commission européenne est en train de discuter d’abaissement de taux sur les additifs nitrés, mais les diminutions proposées sont sans impact sur la cancérogénicité des produits, c’est un attrape-nigaud.

Le député Richard Ramos estime que les industriels cherchent à faire « une gamme sans nitrites pour les bobos » et « une gamme avec nitrites pour les pauvres qui ont le droit de crever ». Les plus précaires sont-ils finalement les premières victimes de ce refus d’interdire les nitrites ?

Les plus gros consommateurs de charcuteries en France sont les familles nombreuses modestes, les ouvriers, les agriculteurs. Ils consomment les charcuteries les plus nitrées, car ce sont les moins chères. Ce sont ces plus gros consommateurs qu’il faudrait le plus protéger.

Or, à partir du moment où ces additifs nitrés sont autorisés, les consommateurs moins informés n’imaginent pas que ces produits sont cancérogènes. On est en train de favoriser une grande disparité dans l’alimentation.

Que faut-il pour espérer que la France devienne le premier pays à interdire les additifs nitrés ou suive a minima la voie du gouvernement danois, dont les normes sont plus protectrices ?

La France se gausse d’avoir des normes plus protectrices et ce n’est pas faux. Le problème c’est que ces normes un peu plus protectrices ne protègent pas. Car dès lors qu’il y a du nitrite dans la charcuterie, les « composés nitrosés » cancérigènes apparaissent, quelle que soit la dose de nitrite qui a été ajoutée. L’enjeu n’est donc pas d’avoir un mieux-disant par rapport à une norme européenne, mais d’interdire l’utilisation des additifs nitrés de toute urgence dans tous les produits destinés aux femmes enceintes, aux enfants, aux personnes âgées... partout où on peut le faire !

C’est un scandale qu’il y ait des charcuteries nitritées dans les cantines d’hôpitaux, dans les cantines scolaires, dans les Crous... C’est invraisemblable qu’une mairie puisse proposer dans les crèches ou les cantines du jambon de Paris nitrité, alors qu’il se fabrique déjà du jambon de Paris sans nitrite.

Couverture du livre Nitrites dans la charcuterie : le scandale
Nitrites dans la charcuterie : le scandale, Guillaume Coudray, Harper Collins France, 2023.

La première des choses à faire, c’est de mettre en place une interdiction. Je n’ai aucune confiance sur le fait que le ministère de l’Agriculture le fera. Il revient donc aux collectivités territoriales d’interdire l’utilisation des additifs nitrés dans les cantines : la mairie de Paris l’a fait, Marseille le fera peut-être, Grenoble s’est engagé à le faire, Bordeaux aussi...

Le levier est également au niveau des consommateurs. Vos lectrices et lecteurs peuvent, au niveau de leur commune ou de leur communauté de communes, demander rendez-vous avec le gestionnaire des achats de la restauration collective et interroger : pourquoi donner des charcuteries nitrées à nos enfants alors que des charcuteries sans nitrites sont disponibles ? Pourquoi donner des aliments cancérogènes aux enfants ? Il y a là un gros potentiel d’action et d’activisme au niveau local.

Recueillis par Sophie Chapelle

Suivi

Mise à jour le 6 décembre 2023 : Le Canard enchaîné révèle que l’Autorité de la concurrence soupçonne la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs (FICT) et certains de ses membres – dont des grandes marques vendues dans les supermarchés - d’une entente sur le prix du jambon sans nitrites. Une pratique totalement illégale.

Notes

[1La FICT a porté plainte pour « dénigrement » et « pratiques commerciales déloyales » et « trompeuses » auprès du tribunal de commerce de Paris en mai 2021, et deux fabricants (les entreprises A.B.C. Industries et Le Mont de La Coste) ont fait de même en septembre devant les tribunaux de commerce d’Aix-en-Provence et de Brive.

[2« Un nouveau tour de cochon », Le Canard enchaîné, 22 mars 2023

[3Robert N. Proctor, Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac, éditions des Équateurs, 2014.

[4À l’état naturel, le jambon est plutôt gris ou marron. Pour la chair d’un jambon sec fabriqué sans additif, il faut compter neuf mois pour acquérir une coloration naturelle contre trois mois pour le jambon nitrité.