Des intérimaires harcelées sexuellement à la SNCF, la direction laisse faire

SociétéTravail

Deux femmes intérimaires à la SNCF témoignent du harcèlement sexuel subi de la part d’un même agent. Malgré un signalement, ce dernier n’a pas été sanctionné. Le délégué syndical qui a relayé l‘alerte risque en revanche une mesure disciplinaire.

par Maïa Courtois

, modifié Temps de lecture : ?

Bluesky Facebook Linkedin Mail
Lire plus tard

Le jour de son arrivée en décembre 2024 à la SNCF dans le secteur de Monsoult (Val-d’Oise), au nord de Paris, Lou-Anne Rommel, jeune intérimaire de 19 ans, est briefée par deux supérieures hiérarchiques. Au milieu des consignes générales sur l’organisation du travail, les deux femmes mentionnent un nom : Laurent V. Un agent commercial en gare, la cinquantaine, fonctionnaire assermenté, embauché depuis le début des années 2000 via les emplois jeunes à la SNCF.

« Elles m’ont dit que si j’avais des problèmes avec lui, une remarque ou quoi que ce soit, que je n’hésite pas à venir les voir. Que ce soit avec un autre agent c’était pareil ; mais que je fasse attention à lui, en particulier. » Sur le moment, « ça m’a fait un peu peur », se souvient Lou-Anne. Les deux supérieures, qui ont l’œil sur les plannings, vont jusqu’à lui promettre de « faire en sorte [qu’elle] ne travaille pas avec lui. » 

Malgré ces promesses, lorsque Lou-Anne prend son poste, en gare de Persan-Beaumont, le 16 décembre à midi, l’agent shifté en binôme n’est autre que… Laurent V. Quelques heures auparavant, Ludivine H., sa supérieure directe qui l’avait mise en garde, s’en excuse : « Elle m’a dit que malheureusement elle n’avait pas pu faire autrement. »

Tout va alors très vite. Lou-Anne doit préparer avec Laurent V. des pochettes à confier à des convoyeurs de fonds. À ce moment-là, le rideau du guichet est fermé. Il cache la vue de cette opération sensible aux passants de la gare de Persan, nombreux, comme chaque jour, à défiler pour prendre la ligne H vers Paris.

« Mon bras a effleuré le rideau du guichet, ça l’a fait trembler. Laurent m’a dit : “Les clients vont penser qu’on est en train de ken.” Après il m’a dit : “On va baiser sur le guichet pour le faire trembler”. » Lou-Anne, pétrifiée, ne répond pas. Elle pense aux caméras de vidéosurveillance. Il y en a partout à l’extérieur, mais pas à l’intérieur du guichet. Elle songe : « Ça va être sa parole contre la mienne. »

Lorsque les convoyeurs arrivent, Laurent V. part aux toilettes. Il en revient « la braguette complètement ouverte, en me regardant », se souvient Lou-Anne. Elle fige son regard sur l’écran. L’agent commercial lui lance : « La semaine dernière c’est pareil, je remontais ma braguette, et la collègue elle s’essuyait la bouche. »

L’intérimaire parvient à lui demander d’aller faire son travail d’accueil dehors, sur le parvis. À 13 heures, juste avant de finir son service, Laurent V. revient cependant à la charge. Il sort une banane de son sac et lance : « Tu veux une banane, ou la mienne ? » « Je lui ai dit que ça ne m’intéressait pas. J’étais soulagée qu’il parte », retrace la jeune femme.

Messages et appels intempestifs

Le soir même, Lou-Anne confie les faits à sa supérieure Ludivine H. Cette dernière la soutient, se dit « choquée » et, selon Lou-Anne, glisse : « Je commence en avoir marre de ce genre de comportement […] c’est dégueulasse ». Interrogée sur la réputation précédant Laurent V., Ludivine H. n’a pas répondu à notre sollicitation.

Malgré cette première alerte de l’intérimaire, rebelote le lendemain, 17 décembre. « Je suis désolée, ils t’ont remise avec lui », s’excuse Ludivine H., toujours d’après Lou-Anne. « C’est hors de question, je n’irai pas là-bas », rétorque cette dernière. Les deux femmes s’arrangent : la mission de Lou-Anne est uniquement de récupérer auprès de Laurent V. une collègue à former sur une autre gare.

L’intérimaire ne fait que croiser l’agent quelques minutes. Pour autant, ce dernier en profite pour lui lâcher : « Tu vas finir par me kiffer à force de travailler avec moi. » Lou-Anne reçoit ensuite des messages et appels intempestifs de Laurent V. sur son téléphone professionnel.

Le harcèlement se poursuit même en dehors du lieu de travail. Après les débriefs du soir en équipe, « ça m’est déjà arrivée de me sentir suivie par lui en voiture, raconte Lou-Anne. Il roulait après moi, en faisant des accélérations, c’était dangereux. Et ça continuait comme ça plusieurs minutes sur la route. »

Le 20 décembre, l’intérimaire raconte tout à un délégué syndical, Anthony Auguste, de Sud-Rail. À ce moment-là, elle veut encore temporiser, espérant que ses responsables de secteur agissent. Laurent V. est convoqué le 7 janvier 2025 par les responsables du secteur de Monsoult pour s’expliquer. Mais il ressort du rendez-vous sans aucune sanction.

Pour rappel, le code du travail prévoit explicitement que l’employeur prenne « toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d’y mettre un terme et de les sanctionner ».Lorsque qu’un signalement pour harcèlement sexuel remonte à la SNCF, l’entreprise « doit pouvoir entendre, en sa qualité d’employeur, l’ensemble des protagonistes et prendre connaissance de tous les éléments produits », abondent les services de communication de la SNCF, sollicités par Rapports de Force. La hiérarchie de secteur peut tout à fait « prendre des mesures conservatoires en vue d’une suite disciplinaire ». Les responsables locaux présents lors de cette réunion du 7 janvier n’ont pas donné suite à nos sollicitations.

La hiérarchie sourde aux alertes

Le lendemain, 8 janvier, Laurent V. croise Lou-Anne en présence d’autres personnes : « Il est venu me parler pour s’excuser, pour dire que ça l’avait rendu malade, qu’il n’en dormait pas la nuit. » Pas de quoi convaincre la jeune femme, qui ne souhaite qu’une chose : ne plus jamais se retrouver sur site avec lui. Or, deux jours après, le 10 janvier, Lou-Anne travaille au guichet lorsqu’elle aperçoit, à sa grande stupeur, Laurent V. débarquer pour son service.

Paniquée, elle appelle ses supérieurs et tombe sur Julien E., responsable adjoint du secteur, présent lors du fameux rendez-vous du 7 et décrit par nos sources comme « proche » de Laurent V. Celui-ci lui aurait alors répondu : « Je ne vois pas où est le problème, vu qu’il s’est excusé. » Avant de lui proposer de prendre un train plus tôt, pour changer de lieu d’affectation.

Juste après cet appel, Laurent V. accoste Lou-Anne. Seul à seul cette fois, le ton est radicalement différent. « On a l’image de lui qui pleure et s’excuse… là, j’ai vu son vrai visage. » Très « énervé », l’agent dit n’avoir « pas du tout apprécié » sa démarche et la « menace » quant à son avenir dans l’entreprise.

Pour la jeune femme, c’est la goutte qui fait déborder le vase. « J’ai compris qu’ils s’étaient foutus de ma gueule. Ils sont censés me protéger, pas m’exposer directement au danger. Il aurait pu m’arriver n’importe quoi en restant seule avec lui. » Elle fait part de sa colère au débrief du soir et contacte, avec l’appui d’Anthony Auguste, la direction d’établissement (DET), soit le niveau hiérarchique supérieur à la direction locale.

Le 13 janvier, Julien E. la prend en aparté, lui demande de s’expliquer sur le fait que la direction d’établissement est au courant et lui soutient qu’elle n’avait « pas le droit » d’en parler aux syndicats. Dans la foulée, il lui envoie un mail intitulé « accord de travail avec Laurent ». Il lui écrit : « Suite à notre échange de ce jour peux-tu me confirmer que tu es d’accord pour travailler avec Laurent ? » En copie, la direction d’établissement. 

D’autres victimes

« C’est de l’abus de pouvoir. Pour moi, ils voulaient étouffer l’affaire à Monsoult, estime aujourd’hui Lou-Anne. Comme c’est une histoire grave, ils ne veulent pas que ça remonte. » La jeune femme ne se laisse pas faire, et répond qu’elle n’a jamais accepté de retravailler avec son harceleur. Julien E. n’a pas répondu à nos questions.

Le lendemain, 14 janvier, Lou-Anne monte d’un cran pour se protéger. Elle envoie, par mail, un historique détaillé des faits à la direction régionale, au directeur d’établissement Thierry B. et à la médecine du travail. Thierry B. – qui n’a pas donné suite à notre sollicitation – lui répond : « Je vais m’assurer que vous ne serez pas en binôme avec M. V. dans les prochains jours. » Laurent V. n’est pas plus inquiété.

Alors Lou-Anne porte plainte, le 29 janvier, à la gendarmerie de Persan. Elle y écrit : « J’avais la boule au ventre en venant au travail. » Et insiste sur la réputation de harceleur sexuel qui précède cet agent : « Ce n’est pas la première fois qu’il a eu ce genre de comportement. » 

Plus d’un an auparavant, une autre jeune femme avait alerté. Sans suite. En 2023, Jade*, saisonnière âgée de 18 ans, s’est aussi retrouvée en gare avec Laurent V. Dès les premières minutes passées à marcher dans la gare avec lui, « il s’est montré très insistant, témoigne-t-elle aujourd’hui. Il me faisait des allusions, il me répétait : “Tu es très belle, moi ma femme ça va pas, je vais la quitter” ; “Moi je vais en boîte avec des filles de ton âge”… En général, il attendait qu’il n’y ait personne autour pour me dire ça. » 

Pour Jade non plus, le harcèlement ne s’est pas arrêté au lieu de travail. Ne disposant pas de téléphone professionnel ce jour-là, Laurent V. déniche son numéro personnel dans le groupe Whatsapp, créé pour les briefs et debriefs d’équipe. « Il m’a envoyé après cette journée plein de messages. Il m’a trouvé sur les réseaux sociaux : je n’ai pas accepté ses demandes d’ajout. Il a essayé de m’appeler plusieurs fois. Il m’a laissé par exemple un message vocal pour me dire : “Salut ma collègue préférée, je suis en arrêt” », raconte Jade. « J’en ai parlé avec mes parents : j’étais mal à l’aise, il a l’âge de mon père… »

Encore aujourd’hui, la jeune femme – à l’instar de nombreuses victimes de violences sexistes et sexuelles – culpabilise. Elle dit : « Le problème, c’est que j’ai laissé passer ça dès le départ. À cette époque-là j’étais mal à l’aise et je ne savais pas comment réagir. Je me suis dit : je suis à peine majeure… Je n’ai pas parlé par peur, aussi, de ne pas être prise au sérieux. »

Elle trouve tout de même le courage de se confier à des collègues de confiance. Ceux-ci préviennent une cheffe d’équipe, qui reçoit la jeune femme lors de sa saison suivante, quelques mois plus tard. « Il va être convoqué, ne t’inquiète pas », lui aurait promis cette supérieure. Jade n’a jamais été informée d’une quelconque suite. Et un an plus tard, donc, l’histoire a recommencé.

Le lanceur d’alerte dans le viseur

Combien d’autres victimes ? Et depuis combien d’années ? « Beaucoup de femmes ne veulent pas travailler avec lui », assurent Lou-Anne et Jade. Des noms d’autres femmes, victimes du même individu, circulent. Nous avons tenté de recueillir leurs témoignages, mais en parler ouvertement, comme Lou-Anne, est difficile : c’est un milieu où tout se sait, très vite.

« J’avais eu vent de l’histoire de Jade. Des collègues m’ont parlé du fait qu’il avait été insistant avec elle, explique Anthony Auguste, le délégué Sud Rail. Mais à ce moment-là, aucun délégué ne s’est accroché à cette histoire qui est restée lettre morte. » Comme nos interlocutrices, il dresse le portrait d’un agent « peu apprécié » par les collègues, avec des pratiques de travail vis-à-vis des usagers décriées. Lorsque l’affaire de Lou-Anne lui vient aux oreilles, le syndicaliste est donc convaincu qu’il ne faut plus laisser passer.

Le 5 février, voyant que rien ne bouge depuis le mail du 14 janvier de l’intérimaire à la direction régionale et d’établissement, il rédige à son tour un mail, adressé aux mêmes interlocuteurs, aux élus CSE, CSSCT et à la médecine du travail, déplorant une inaction à tous niveaux. En réponse au mail du syndicaliste, la médecin du travail confirme : « J’ai en effet reçu très récemment des agents en mal-être me parlant de problème d’attitude déplacée et de propos sexistes sur le secteur de Monsoult. L’état psychologique de ces agents m’inquiète et une action me paraît nécessaire et urgente. »

Lanceur d’alerte sur le sujet, Anthony Auguste a pourtant été convoqué jeudi 10 avril par sa hiérarchie. Une sanction supérieure au blâme avec inscription au dossier du salarié – ce qui peut avoir des conséquences sur son évolution dans l’entreprise –, est envisagée contre lui. Un conseil de discipline pourrait aussi avoir lieu à la suite.

Que lui est-il reproché ? Un rassemblement le 26 février en soutien à Lou-Anne s’est organisé entre certains collègues, pour peser sur la situation, toujours stagnante à ce moment-là. Ce jour-là, Anthony Auguste « a pris contact par téléphone avec la direction locale. Celle-ci a estimé dans une demande d’explication que ses propos ont été “inappropriés et irrespectueux”, elle a mis dans sa bouche des paroles qu’il n’a jamais tenu », expose un communiqué de Sud-Rail Paris Nord.

Le supérieur hiérarchique en charge de cette convocation n’a, pour l’heure, pas répondu non plus à nos demandes de précision. Un rassemblement de soutien au syndicaliste est donc prévu ce jeudi matin. « La direction a pris à la légère les actes de harcèlement sexuel, elle les a même couverts », estime Sud-Rail Paris Nord. Les agents du secteur ont pourtant reçu en janvier de la communication interne contre le sexisme.

C’est qu’au niveau national, la SNCF affiche une « politique “tolérance zéro” », d’après le service de communication que nous avons contacté. Réseau de référents éthiques, de référents harcèlement sexuel, e-learning, campagne de sensibilisation… Depuis 2021, cette politique s’est aussi traduite par « 57 licenciements prononcés par l’entreprise pour des situations en lien avec des agissements et/ou propos sexistes ou sexuels », recense la SNCF.

Enquête interne

Une enquête interne est finalement déclenchée en mars, avec l’appui d’un cabinet extérieur. Entre-temps, l’inspection du travail a commencé à mettre le nez dans l’affaire. « À ce stade, à la suite d’une alerte, une enquête interne est en cours d’instruction conformément à notre politique “tolérance zéro” et nos engagements dans la lutte contre les propos sexistes et violences sexuelles », confirme la SNCF.

Trois mois presque jour pour jour après sa première alerte, le 19 mars, Lou-Anne est enfin entendue dans le cadre de cette enquête interne. Anthony Auguste ne se fait pas d’illusions : « On le sait depuis des années, tout cela est un peu pipé. » Le syndicaliste compte donc sur le fait de rendre visible cette histoire : « Il faut qu’ils comprennent que ce n’est pas anodin. Que les victimes doivent réellement être mises en sécurité. »

L’intérimaire harcelée n’est pas renouvelée

Lou-Anne assure cet entretien alors même qu’elle ne travaille plus dans l’entreprise. Et pour cause : avant la fin de son contrat d’intérimaire le 26 janvier, la jeune femme a signifié à sa hiérarchie son souhait de continuer à son poste en mentionnant ses disponibilités, avant et après ses vacances prévues du 3 au 10 février. « Ton contrat s’arrêtant le 26 janvier, nous allons stopper temporairement ton activité au sein du secteur à cette date. À ton retour de vacances, en fonction de nos disponibilités de contrat, nous te réintégrerons au sein de l’effectif dans les mêmes conditions », lui a répondu par mail Julien E.

Or, en ce mois d’avril, Lou-Anne n’a toujours pas été réintégrée à son poste à Monsoult. Grâce à des contacts, elle vient de retrouver un CDD débutant ce jeudi… Sur une toute autre ligne de transilien. Sur les quatre intérimaires de Monsoult, elle est la seule à n’avoir pas été renouvelée.

N’y avait-il donc plus de besoin sur son poste spécifique ? À l’instar de tous les autres mis en cause, les responsables en charge du recrutement sur ce secteur ne nous ont pas répondu sur ce point. D’après nos interlocuteurs, un nouvel intérimaire occupe bel et bien le poste de Lou-Anne à Monsoult. Un jeune homme, cette fois.

Boîte noire

Si vous souhaitez témoigner sur ce sujet, vous pouvez écrire à : redaction@rapportsdeforce.fr

* Le prénom a été modifié.