Soins palliatifs

« Nous ne voulons pas laisser mourir des gens de détresse respiratoire sans accompagnement »

Soins palliatifs

par Sophie Chapelle

Une médecin, spécialiste en soins palliatifs, lance l’alerte sur la fin de vie de patients en Ehpad. Elle redoute que des raisons budgétaires conduisent à délaisser l’accompagnement des personnes en fin de vie. « Des administratifs viennent nous expliquer comment prendre en charge des gens sans moyen, sans matériel, sans personnel, sans lit. C’est abject. » 6500 personnes sont, au 15 avril, décédées en Ehpad alors qu’elles avaient contracté le virus.

Interne de médecine générale, Magali* travaille dans un CHU en Nouvelle-Aquitaine. Elle est rattachée au service « hospitalisation à domicile » (HAD) qui suit actuellement 60 patients à leur domicile et en Ehpad. Une partie d’entre-eux nécessite des soins lourds (traitements intraveineux, nutrition par sonde, pansements complexes, chimiothérapies à domicile, accompagnement de fin de vie quand le souhait du patient est de décéder à domicile), une autre est en soins palliatifs, dont certains en fin de vie. Arrivant au bout de son cursus, cette interne s’est vue déléguée par sa cheffe de service une partie de la gestion d’équipe [1]. Elle raconte son travail et ses contraintes, en particulier auprès des Ehpad, où au moins 6500 personnes atteintes du covid sont décédées entre le 1er et le 15 avril, soit près de 40 % des morts liés au virus en France.

En quoi consiste votre travail, « en temps normal » ?

J’accompagne régulièrement des personnes en fin de vie en Ehpad. Nous prenons en charge les gens dans leur chambre. Notre équipe d’hospitalisation à domicile (HAD) se déplace – éventuellement la nuit si besoin. Nous nous occupons d’eux, nous pouvons leur donner leurs médicaments, les aspirer si besoin [l’aspiration consiste à passer un tuyau dans la gorge du patient pour aspirer les sécrétions bronchiques qui étouffent le patient, ndlr], et faire en sorte qu’ils partent tranquillement et ne souffrent pas. C’est le principe du soin palliatif.

Comment sont traités actuellement les patients atteints du Covid qui vivent en Ehpad ? Ceux qui ne sont pas pris en charge par des services de réanimation sont-ils sous sédatifs ?

C’est une vraie question. En Nouvelle Aquitaine, région peu touchée pour le moment, nous nous organisons pour que la fin de vie de ces patients soit prise en charge à l’hôpital. Nous arrivons à peu près à gérer les situations, sauf en cas de défaut de transmission avec les Ehpad. Je ne suis pas sûre que ce soit le cas dans des régions en grande tension – Grand Est et Ile-de-France – vu les échos de collègues sur place.

Certains patients atteints du Covid ont une santé trop fragile pour être admis en service de réanimation, dites-vous. Cela veut dire qu’il ne sert à rien de les transférer à l’hôpital ? Qui sont ces personnes ?

Des personnes âgées, mais pas seulement. En dehors de ce temps de pandémie, en règle générale, s’il y a besoin de réanimation, nous en discutons en équipe pluridisciplinaire. Les patients qui sont atteints d’un cancer très grave ne sont pas toujours admis en réanimation, car il n’y a pas forcément de bénéfices, et cela peut dégrader leur état de santé, les faire souffrir et leur imposer des soins inutiles. Pour les personnes très handicapées, qui ne peuvent pas se nourrir seules et ont du mal à respirer, on ne va pas leur imposer une intubation et une ventilation mécanique qui sont très lourdes. Cela n’apporterait pas grand chose – à part les faire souffrir par cet acharnement thérapeutique. Ce sont des patients qui, même « en temps de paix » si j’ose dire, n’auraient pas été admis en réanimation.

Il ne sert pas à rien de les transférer à l’hôpital car, même s’ils ne peuvent pas aller en réanimation, la prise en charge est plus simple notamment au niveau du risque de transmission. Ils peuvent être admis dans les services covid ou gériatrie covid réservés à ces patients. En trois semaines, deux patients de notre HAD sont décédés du covid – la première se trouvait dans un Ehpad, le deuxième vivait chez lui avec sa femme et ses enfants. Leurs fins de vie se sont faites à l’hôpital : d’abord parce qu’ils avaient besoin d’énormes débits d’oxygène, ce qui s’administre au masque et qui est « aérosolisant », c’est à dire que ça fait voler le virus dans toute la pièce et augmente le risque d’infection des soignants s’il n’ont pas un haut niveau de protection (masque FFP2, lunettes...). Ensuite parce qu’il se sont dégradés brutalement et que nous n’avions pas le matériel suffisant sur le moment à leur domicile ou en Ehpad. Comme ils sont rapidement décédés (le jour même pour la première, 48h plus tard pour le deuxième), s’organiser pour une fin de vie au domicile était de toute façon très compliqué.

Pour l’instant, nous n’avons pas de prise en charge de patient covid pour fin de vie car nous avons de la place en hospitalisation pour les prendre. Cela se discuterait dans deux cas : une surcharge de l’hôpital ou un souhait absolu du patient de rester au domicile.

Quels types de soins mettez-vous en place pour les personnes atteintes du Covid et qui sont en train de mourir ?

Mourir d’une détresse respiratoire peut être long, très douloureux et anxiogène. Nous mettons en place des soins de confort efficaces, pour que les personnes partent le plus sereinement possible. Nous utilisons plusieurs traitements : des traitements antidouleurs, des anxiolytiques qui permettent d’apaiser un minimum, des accompagnements respiratoires. Cela nécessite une présence très importante, au moins d’une infirmière à défaut d’un médecin, qui vient dans la chambre, qui évalue si le patient est confortable, qui fait des adaptations de posologie de traitement en fonction des prescriptions anticipées faites par les médecins, qui peut aspirer un patient si des sécrétions très importantes le gênent.

Les Ehpad n’ont pas de personnel compétent pour réaliser cet accompagnement ?

Les Ehpad sont très peu médicalisés. Il y a des Ehpad où il n’y a même pas d’infirmière, seulement des aides-soignantes. D’autres où il y a des infirmières la journée, mais quasiment aucun Ehpad n’emploie une infirmière la nuit. Il y a ce qu’on appelle « une veilleuse de nuit » qui n’a pas de formation médicale. Si un patient par exemple s’étouffe du fait de sécrétions bronchiques très importantes, l’infirmière vient passer un tuyau dans la gorge du patient pour aspirer ces sécrétions, cela permet grandement d’améliorer le confort. C’est un élément central du soin palliatif quand on prend en charge une détresse respiratoire dont malheureusement l’issue sera mortelle. Une aide-soignante n’est pas formée pour le faire et une veilleuse de nuit encore moins. Elle ne peut que regarder la personne souffrir, éventuellement appeler le 15 qui, vu la situation dans le Grand-Est et à Paris, ne se déplace pas pour quelqu’un de 95 ans qui a une détresse respiratoire dans un Ehpad...

Que faudrait-il faire ? Mobiliser davantage d’infirmières d’astreinte pour pouvoir répondre aux besoins ?

Il le faudrait, oui. Mais quand nous avons essayé de nous organiser dans ma région pour prendre en charge au mieux un éventuel énorme afflux de patients, la direction de l’hôpital nous a répondu que ce n’était pas possible. Ils nous expliquent que le soin palliatif ne nécessite pas de personnel qui se déplace la nuit parce qu’il y a déjà du personnel dans les Ehpad... Ces gens ne savent pas comment s’organise le soin, comment fonctionnent nos métiers et comment fonctionne un Ehpad ! Ce que je crois surtout, c’est qu’ils ne veulent pas payer pour une astreinte d’infirmière. Ça ne coûte pas cher pourtant, moins de 100 euros par nuit.

Dans mon service, nous suivons actuellement 60 patients dont une quinzaine en fin de vie – qui vont décéder dans les semaines qui viennent – pour une infirmière d’astreinte la nuit. Avec ce nombre de patients « habituels », l’infirmière se déplace au moins une nuit sur deux. Si demain la vague arrive dans notre département, que nous avons plusieurs centaines de personnes en détresse respiratoire en même temps et qu’il nous faut les prendre en charge à domicile, c’est absolument impossible à organiser sans plusieurs infirmières d’astreinte pour quadriller tout le territoire. Si on reste comme cela, des gens vont mourir sans être accompagnés, dans la souffrance. Et les personnels d’Ehpad, qui sont déjà maltraités, qui ont des métiers suffisamment difficiles, vont devoir regarder leurs résidents mourir sans rien pouvoir faire.

Comment la direction de l’hôpital justifie-t-elle sa position ?

La directrice nous a expliqué qu’il n’y avait pas besoin d’ajouter des infirmières d’astreinte parce que les patients en détresse respiratoire n’auraient pas tous besoin d’être aspirés, ils n’auront donc pas tous besoin de la présence d’une infirmière... Elle nous a expliqué comment on faisait du soin palliatif sans personnel ! Ce qui n’est pas possible. Nous avons vraiment eu une discussion de sourds. Plutôt que de nous dire très simplement et honnêtement : « Je n’ai pas les lignes budgétaires, ni la possibilité d’augmenter le personnel, de tester votre équipe, de vous fournir des protections adaptées », ils préfèrent nous balader en disant que cela ne sert à rien.

C’est insupportable. Alors même que nous voulons ne pas nous retrouver dans une situation où on laisse mourir des gens de détresse respiratoire sans accompagnement. Comme façon de mourir je pense qu’on peut difficilement trouver plus violent.

Les arguments budgétaires sont donc toujours les mêmes, malgré la crise épidémique ?

Nous avons pensé que nous pourrions desserrer cet étau budgétaire, nous organiser en fonction de nos métiers et de ce que nous connaissons des besoins existants. Ce n’est toujours pas possible. Quand Emmanuel Macron a dit « quoi qu’il en coûte » et « la santé doit rester hors du marché », ce n’est pas vrai. Nous avons toujours les mêmes contraintes budgétaires, le même couteau sous la gorge en permanence. Toujours des gens qui ne connaissent pas notre métier – des hauts fonctionnaires, des administratifs – qui viennent nous expliquer comment on prend en charge des gens sans moyen, sans matériel, sans personnel, sans lit. C’est abject.

Je me demande comment cela se passe à Paris ou dans le Grand Est, quand on connait la violence des directeurs des Autorités régionales de santé dans ces régions. Pour des raisons budgétaires, nous sommes en train de délaisser complètement le soin palliatif pour des personnes qui, malheureusement, ne peuvent pas avoir accès à la réanimation. Ce sont en grande partie des personnes âgées, mais aussi des personnes handicapées qui vivent en institution, celles en situation de grande précarité, d’exclusion sociale... Ce sont des dégâts collatéraux. Une société se doit de faire attention aux personnes les plus vulnérables, notamment de les accompagner dignement en fin de vie, surtout dans une situation de détresse respiratoire aussi terrible que celle que provoque le coronavirus.

Y a-t-il un risque de pénurie sur des traitements utilisés en soins palliatifs ?

Tout à fait, pour le midazolam notamment [2], un médicament à but sédatif et anxiolytique qu’on utilise en association avec la morphine. Nous n’avons pas le droit en France de pratiquer l’euthanasie, mais les personnes qui ont des maladies incurables avec des douleurs que l’on n’arrive pas à contrôler, et qui sont en état de s’exprimer, peuvent demander une sédation profonde : on les endort jusqu’à ce que la mort advienne, pour ne pas qu’ils sentent la mort venir. C’est une molécule que l’on peut utiliser à forte dose dans ces situations, mais aussi à dose plus faible pour calmer les gens.

C’est très utile dans le cas des détresses respiratoires : quand un patient se sent étouffer, qu’il manque d’air, c’est une sensation extrêmement violente et désagréable pour l’organisme. C’est contre ça que nous essayons de lutter en priorité, car c’est ce qui fait que les patients souffrent au moment de mourir – entre autres. Le midazolam permet d’éteindre le centre d’alarme du cerveau. Le patient manque toujours autant d’oxygène mais il n’a pas la sensation de manquer. Cela permet aussi de calmer l’angoisse. Il existe un risque de pénurie de ce médicament.

Pour l’instant, nous continuons à l’utiliser comme avant. Mais on nous a dit de le remplacer quand nous pouvions pour pouvoir garder des stocks. C’est aussi un médicament utilisé en réanimation. Si nous en manquons, cela va être très compliqué. Les médecins généralistes ont récemment été autorisés à utiliser le Rivotril, qui est à la base un antiépileptique mais qui a le même effet qu’un anxiolytique, voir même apaise un peu le patient pour qu’il ne sente pas la mort arriver [3].

Qu’en est-il de l’accompagnement des familles ?

C’est très compliqué. Dans les unités covid à l’hôpital, les visites ne sont pas autorisées. Les règles sont très rigides. En pratique, pour des raisons éthiques, quand nous savons que le patient risque de décéder, nous proposons aux familles de venir quand même, y compris avec des enfants. Nous avions notamment un patient de 48 ans avec deux enfants en bas âge. On voyait son état se dégrader. Nous avons autorisé sa femme et ses enfants à venir le voir pour lui dire adieu. Il est décédé le soir-même. Nous essayons au maximum de laisser les gens accompagner leur proche, en cas de décès probable. Par contre, quand il n’y a pas de risque de décès, on ne prend pas le risque de diffuser le virus, les visites sont interdites.

Pour les Ehpad, c’est très variable. Ils ont pour consigne de confiner les gens dans les chambres, ce qui est assez violent pour les résidents. Mais nous avons a du mal à trouver une meilleure solution pour l’instant. Quand les gens sont extrêmement dégradés, nous avons demandé à ce que les familles puissent venir, mais ce n’est pas toujours possible.

Vous continuez à aller dans des Ehpad ?

Ce sont mes équipes – infirmières et aides-soignantes - qui y vont. En tant que médecin, avant le covid, je me déplaçais pour les situations problématiques. Actuellement je me déplace le moins possible. Tout examen constitue un risque d’infection pour le résident. On limite au maximum. Mes équipes y vont avec des protections qui sont absolument insuffisantes.

De quel type de matériel manquez-vous ?

Pour faire des soins à domicile, nous avons deux masques chirurgicaux par jour et par personne, alors que nous avons en moyenne 6 à 8 patients sur les tournées. Il faut que les soignantes gardent le masque chirurgical en permanence sur leur nez, même en reprenant la voiture. Comme elles interviennent chez les gens, c’est encore plus difficile de travailler vraiment « au propre » par rapport à une structure de soins : pas forcément de surfaces très propres, ni d’espace organisé comme à l’hôpital pour séparer le propre du sale. Elles gardent donc le masque chirurgical sur le nez, le changent à la mi-journée et gardent le deuxième jusqu’au soir.

Théoriquement nous sommes sensés avoir des protections plus importantes avec les patients suspects ou confirmés Covid. C’est habituel que les personnes âgées toussent, aient de la fièvre, fassent des pneumopathies, des infections pulmonaires... Mais on ne teste pas forcément. Donc on n’en sait rien.

Vous ne testez pas par manque de tests ?

Oui. Mais aussi parce que le test n’est pas hyper fiable. Sur des gens peu symptomatiques ou en début d’infection, le test peut être négatif alors que les gens ont le virus. Quand le test est positif, on est cependant sûrs que les personnes ont le virus. Ce serait intéressant de pouvoir tester massivement au moins mon équipe, pour retirer du soin les soignantes testées positives. Ce n’est pas compliqué de tester nos 30 infirmières et aide-soignantes qui se rendent à domicile, plutôt que de prendre le risque que l’on contamine nos patients fragiles. Mais cela nous a été refusé par la direction de l’hôpital. Plutôt que de nous dire : « on n’a pas assez de test », ils préfèrent nous raconter que cela ne sert à rien. Plus personne n’est dupe.

Recueillis par Sophie Chapelle

* Son prénom a été modifié

Notes

[1Ce service HAD compte deux médecins, quatre internes, une quinzaine d’aides soignantes et autant d’infirmières, 4 infirmières coordinatrices, 2 secrétaires, 3 personnes à la logistique, 1 préparatrice à la pharmacie.

[2une molécule dont le nom commercial est Hypnove

[3Sur la polémique autour de la dispensation du Rivotril en ville, lire cet article.