Auto-organisation

Radiation de Pôle emploi, baisse des aides CAF : au « café des allocs », on s’organise pour régler les galères

Auto-organisation

par Emma Bougerol

Problème pour toucher le RSA, injonction de la CAF à rembourser un trop-perçu, incompréhension face au re-calcul d’une aide... Au « café des allocs », à Lille, les naufragés de l’administration s’auto-organisent.

Dans le quartier de Fives, à Lille, les maisons en briques se suivent en lignes discontinues. L’une de ces façades cache l’Anamorphose, lieu associatif et militant, qui abrite une bibliothèque, une cantine et se mue parfois bar festif. Pierre ouvre le lourd rideau métallique du local. Entre les murs ornés de larges bibliothèques, il s’installe pour assurer la permanence mensuelle du « café des allocs », de 17 h à 19 h.

« On est un petit noyau de cinq ou six personnes dans ce collectif, précise Pierre. Il y a aussi des gens qui donnent un coup de main de temps en temps. On s’investit selon nos rythmes. » Depuis plusieurs années, ils et elles tiennent des permanences pour essayer de démêler les galères de chacun avec la Caf et Pôle emploi, qui se multiplient avec la numérisation et la difficulté de joindre un conseiller compétent, et que Basta! vous conte régulièrement. « Je me suis vraiment informé quand j’ai commencé à toucher le RSA. Nous aussi on a eu des problèmes d’allocs, on s’inscrit totalement dans une idée d’entraide. »

Un œil sur la porte pour ne pas louper d’éventuelles arrivées, Pierre poursuit : « Au moment où on a monté le café, il y avait des changements à Pôle emploi, et quelques mobilisations autour de ça. On a voulu créer ce moment en lien avec les mobilisations. » Finalement, le rendez-vous a continué. « En discutant, en écoutant les problèmes des autres et en parlant des siens, on voyait bien qu’on arrivait à des solutions. » Ce type d’espace pour les naufragés de l’administration et de la protection sociale commence à se répandre (voir aussi notre reportage à Mulhouse).

« Mais du coup, je paye ou pas ? »

Une femme entre dans le local. Caro sort tout juste du travail, elle met les pieds ici pour la première fois. Les canapés installés autour de la table, des verres et une carafe d’eau posés au milieu, elle s’assoit et soupire : « La Caf me réclame un trop-perçu. Ils me disent que je leur dois 3000 euros pour toute l’année 2020. Je ne les ai pas, il va falloir que je tape dans mes économies. Et je ne pense pas que l’erreur vienne de moi. » Elle est gérante de son entreprise, sous le statut d’indépendante. Pierre plisse les yeux. Il réfléchit : « Ce n’est pas un statut qu’on connaît bien … Est-ce que tu sais dans quelle case ils t’ont mise ? »

Caro est venue demander conseil à Pierre à la permancen du café des allocs au sujet d'un trop-perçu que lui réclame la Caf.
Pierre à la permnance du « café des allocs »
La Caf demande à Caro un trop-perçu de 3000 euros. « Je ne les ai pas, et ne pense pas que l’erreur vienne de moi », dit Caro.
©Nicolas Lee/Encrage

Caro secoue la tête. Elle sort de son sac à dos le courrier reçu il y a quelques jours. « Je ne sais pas. Là, ils disent juste "Suite à un recalcul de vos droits" … Mais du coup, je paye ou pas ? » Alors que Pierre lui conseille de prendre rendez-vous pour savoir dans quelle « case » elle est, un homme arrive. Un enfant dans les bras et un autre dans une poussette, Matthieu [1] fait partie du collectif. Pendant que les petits jouent, il s’insère dans la conversation : « Vous avez déjà débriefé ? » « On a débriefé que c’était compliqué », soupire la femme d’une trentaine d’années. « Les réflexes de base, c’est d’agir en huissier, conseille Matthieu. Il faut tout demander à l’écrit. Être presque plus procédurier qu’eux. »

« Bon courage », ajoute le père de famille. Matthieu et Pierre racontent eux aussi leurs galères avec la Caf et Pôle emploi. « C’est important de parler de soi, et bien rappeler qu’on n’est pas experts, souligne Pierre. On ne connaît pas tout. » Ils incitent aussi les personnes de passage à revenir, même si leur situation est débloquée. « Ça nous permet d’apprendre de nouvelles choses. »

Des démarches toujours plus complexes

Les membres du collectif se sont formés eux-mêmes. D’abord par leurs expériences, « mais de temps en temps il faut bien se taper aussi les textes réglementaires », sourit Pierre. Ce travail sur les textes leur a notamment permis de créer un tract sur la « neutralisation des revenus », à destination des bénéficiaires du RSA. Le document explique comment faire pour que les revenus de contrats courts ne fassent pas diminuer le montant du RSA. « L’institution de la Caf en tant que telle ne communique absolument pas sur cette possibilité, mais certains agents en parlent parfois aux bénéficiaires, précise Pierre. C’est comme ça qu’on a appris que cela existait. On a décidé d’en faire un flyer parce que ça concerne potentiellement beaucoup de monde. »

Entre les réformes du mode de calcul des allocations Pôle emploi, la numérisation à marche forcée de la Caf, le collectif essaye de donner les outils à celles et ceux qui poussent leur porte. « C’est tellement compliqué, souffle Matthieu. Il y a quelques temps, une doctorante qui travaille pourtant sur le RSA est venue nous demander des conseils pour elle-même… C’est dire combien c’est incompréhensible ! »

Des tracts du café des allocs
Des tracts au café des allocs
Dès qu’ils et elles le peuvent, les membres du collectif distribuent leurs tracts pour faire connaître leur permanence et aider les allocataires.
©Nicolas Lee/Encrage

Antoine* est justement venu ce vendredi pour parler « neutralisation des ressources » et des galères numériques. L’interface numérique de la Caf ne lui permet même pas de répondre aux messages standardisés envoyés suite à ses demandes. « Le dialogue, quoi, ironise-t-il. La numérisation, ils présentent ça comme plus facile mais cela crée de nouvelles difficultés. En fait, ils te créent un petit labyrinthe au nom de la facilitation. » Autour d’un café, il échange plusieurs dizaines de minutes avec les deux membres du collectif. « Parler de ses expériences, aider les autres avec les leurs, c’est de l’ordre du réflexe, analyse Matthieu. C’est comme donner du sérum physiologique (des gouttes pour les yeux, ndlr) à quelqu’un qui vient de se faire gazer en manif. »

« Une initiative d’autodéfense de précaires »

Pour Pierre et Matthieu, tenir ces permanences est un acte intrinsèquement politique. Se réunir permet de contrer les discours culpabilisants contre les « assistés », « fainéants » ou tout autre qualificatif rabaissant. « On veut casser la mauvaise conscience. Dire aux gens qui viennent : "Non, tu n’es pas une merde", explique Matthieu. Leur faire comprendre qu’il y a une logique derrière la manière dont ils sont traités. C’est une lutte. Une lutte des classes. » Leurs armes ? La discussion, et leurs connaissances accumulées à travers leurs expériences et des échanges avec d’autres. « Faire quelque chose par et pour les allocataires, c’est déjà politique en soi », dit Matthieu.

Le collectif « Changer de cap » a compté « plus de 32 millions de contrôles automatisés » réalisés en 2020 sur des allocataires de la Caf. À Pôle emploi, alors que s’appliquait tout juste la réforme de l’assurance chômage fin 2021, il était aussi demandé aux agents d’augmenter de 25 % les contrôles sous couvert de « redynamiser » la recherche d’emploi.

Tout cela est synonyme de pression supplémentaire pour les allocataires, qui risquent d’être radiés, mais aussi pour les agents des Caf et de Pôle emploi. « Je pense que sur certains points, nos revendications et celles des employés de la Caf et de Pôle emploi se rejoignent, avance Matthieu. Notamment, l’arrêt de ce renforcement des contrôles. Pour eux, ça signifie que les seuls recrutements se font dans ces domaines, et pour nous, que les contrôles aggravent encore les conditions de vie. » En 2021, sur les 4 millions de contrôles réalisés par la Caf, seulement 43 200 cas de « fraudes ». Matthieu insiste bien sur le fait que leur collectif n’est pas une association de chômeurs, ni un parti politique : « On porte des revendications stratégiques. On se voit plutôt comme une initiative d’autodéfense de précaires. »

Autour d'un café, les militants réfléchissent au meilleur moyen de régler les problèmes des personnes venues chercher un conseil. «Elles repartent d'ici au moins avec une feuille de route », dit Pierre.
« La permanence est un moment de conseils, mais aussi de discussion »
Autour d’un café, les militants réfléchissent au meilleur moyen de régler les problèmes des personnes venues chercher un conseil. « Elles repartent d’ici au moins avec une feuille de route », dit Pierre.
©Nicolas Lee/Encrage

Au-delà du café des allocs, les membres du collectif prennent part aux luttes. « Avec plus ou moins de succès, sourit Pierre. On a essayé d’être présents sur les mobilisations des intermittents lorsqu’ils ont occupé des théâtres (au printemps 2021, ndlr), mais ça n’a pas vraiment pris. »

Ils n’hésitent pas non plus à accompagner les personnes directement à la Caf ou à Pôle emploi en cas de situations bloquées. « Dans certains cas où les recours sont épuisés, on se pointe devant les bâtiments avec des banderoles, illustre le membre du collectif. Et souvent, ça se débloque. » Anamorphose a aussi créé un moment de discussion en mixité choisie – sans hommes cisgenre –, « le rencard des daron.nes », pour partager « les galères, trouver de l’écoute et du soutien collectif, et s’« organiser face à tou.tes celles et ceux qui, de la PMI à la Caf en passant par l’école, l’Aide sociale à l’enfance, l’hosto ou le comico [le commissariat, ndlr], nous méprisent, nous jugent et nous attaquent nous et nos gosses ».

Ces moments de solidarité concrète sont, pour le collectif, complémentaires de la lutte dans la rue. « Ça fait du bien de voir qu’il y a des endroits où la lutte n’est pas infinie », dit Matthieu. À côté de lui, Pierre complète : « Et quand on gagne une bataille, on gagne tous. »

Emma Bougerol

Photo de une : À le permanence du « café des allocs » de Lille, le 17 juin 2022. © Nicolas Lee/Encrage

Notes

[1Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressé.