Opposer un « front populaire » à la perspective d’un gouvernement d’extrême droite en France

par Ivan du Roy

A la suite du résultat des élections européennes, Emmanuel Macron a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale. Au risque, vu son bilan délétère et la faiblesse de son parti Renaissance, d’ouvrir en grand les portes de Matignon à l’extrême droite.

Seuls cinq départements français sur 101 n’ont pas placé l’extrême droite en tête : Paris, les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et la Martinique. Partout ailleurs, de La Réunion à la pointe bretonne, du Pas-de-Calais à la Guyane, en passant par les plages normandes où l’on vient de commémorer le 80e anniversaire du début de la libération de l’Europe, la carte de France est brune. Au plan régional, le RN réalise le grand chelem : douze régions sur douze, y compris en Île-de-France (18,8 % pour la liste de Jordan Bardella contre 18,6 % pour La France insoumise). Ce n’est plus une fièvre protestataire, mélange de défiance, de sentiment de déclassement ou d’abandon, de frustrations légitimes ou égoïstes, le tout teinté de relents racistes. C’est une vague brune qui a submergé les dernières digues, qu’Emmanuel Macron a largement contribué à délabrer.

Face à ce terrible désaveu après sept ans de mandat, le Président de la République demeure incapable de se remettre en cause. S’interroger sur ses politiques de démantèlement des services publics et d’accaparement des richesses par les déjà riches ? Non. Ne plus mépriser les espaces d’élaboration institutionnels ou collectifs – de l’Assemblée nationale aux corps intermédiaires (syndicats, monde associatif, monde de la recherche…) en passant par les conférences citoyennes ? Pas question. Arrêter d’ériger une communication hypocrite en mode de gouvernement et de légitimer l’extrême droite en la copiant ? Impossible.

Manœuvres cyniques

Pire : en annonçant une dissolution surprise de l’Assemblée nationale, il continue ses manœuvres dramatiquement cyniques, prêt à jouer à la « roulette russe » avec l’avenir du pays, prêt à faire payer ses propres erreurs à l’ensemble des populations stigmatisées par l’extrême droite, prêt à hypothéquer le rôle de la France en Europe et dans le monde. Face à la menace RN, qu’il a directement consolidé, Emmanuel Macron fait un mesquin pari tactique : obliger une partie de la droite ainsi que du centre-gauche et des écologistes à se rallier à lui, pour créer une sorte d’hypercentre en mesure de lui donner une nouvelle majorité. Au risque, au vu de son bilan délétère, de son manque de crédit et de la faiblesse de son parti Renaissance, d’ouvrir en grand les portes de Matignon à l’extrême droite.

A l’extrême droite aussi des alliances vont tenter de se forger, dans une inquiétante « union des droites » appelée par Eric Zemmour. Le RN et Reconquête totalisent 37 % des voix au sortir de ce scrutin européen. Une union brune à laquelle pourrait se rallier les courants les plus droitiers de LR, autour d’Eric Ciotti. Sans réelle opposition, cet attelage serait en mesure de remporter les élections législatives du 30 juin (1er tour) et du 7 juillet (2e tour). Et ce, même si le scrutin législatif, à deux tours et non à la proportionnelle comme aux européennes, sera plus compliqué : les deux candidats arrivés en tête au premier tour se qualifient automatiquement pour le second tour, les candidats suivants ayant réuni plus de 12,5 % des inscrits pouvant également se maintenir. Ensuite, c’est le candidat ou la candidate qui obtient la majorité, ou le plus haut score, qui l’emporte. D’où l’importance cruciale de nouer des alliances. L’extrême droite française pourra aussi compter sur le soutien d’autres courants nationalistes et xénophobes en Europe – ceux-ci envoient près de 180 députés au parlement européen, soit un élu européen sur quatre.

Cette situation catastrophique n’est pas le seul fait d’Emmanuel Macron, même s’il en porte la responsabilité majeure. Les gauches – sociaux-démocrates, écologistes et gauche radicale – ont été incapables d’offrir une alternative crédible à l’extrême droite et aux abstentionnistes (Ils sont 48 % ce 9 juin). A l’échelle européenne, aveugles aux enjeux sociaux de la transition, les écologistes s’effondrent, les sociaux-démocrates et la gauche radicale perdent du terrain, malgré les petites progressions socialistes et insoumises en France. Des succès tout relatifs au vu de l’enjeu qui se profile le 30 juin.

Opposer une alternative

L’arrivée d’un gouvernement d’extrême droite en France n’est cependant pas inéluctable. La gauche a, en théorie, les ressources pour lui opposer une alternative : une base programmatique commune, la capacité de véritablement articuler transition écologique, politiques sociales, et partage des richesses, un attachement sincère à des services publics modernisés, une vision d’un monde plus solidaire vis-à-vis des populations des pays pauvres (d’où on essaie d’émigrer), des pays agressés (l’Ukraine) ou des peuples martyrisés (Palestine). Et de nombreuses forces – syndicales, sociales, citoyennes, universitaires, associatives, entrepreneuriales – ancrées dans la société ou expertes sur plusieurs sujets desquelles s’inspirer et sur lesquelles s’appuyer.

En théorie, car ces ressources, cette profusion d’idées, d’expérimentations et de propositions ne pourront constituer une alternative crédible qu’à une condition : que toutes les gauches arrivent à s’accorder, à accepter des compromis, à faire collectif au nom de l’intérêt général, à prendre le meilleur de chacune, à mettre de côté egos surdimensionnés, petits calculs boutiquiers et rancœurs indignes du moment. Bref tout le contraire du fonctionnement vertical, arrogant et méprisant d’un Emmanuel Macron.

Plusieurs appels ont été lancés en ce sens dès l’annonce de la dissolution ce 9 juin. Plusieurs forces politiques (PS, PCF, écologistes), des personnalités comme François Ruffin (avec le lancement d’une plateforme dédiée à l’appel pour un Front populaire) ou Sandrine Rousseau, et des organisations telles la CGT ont répondu présentes, invitant à la formation d’un « front populaire » héritier de la Nupes. Dans la soirée du 10 juin, les représentants des principales formations politiques de gauche (Ecologistes, LFI, PCF, PS, Place publique, Générations) se sont mises d’accord sur ce principe d’union : « Dans chaque circonscription, nous voulons soutenir des candidatures uniques dès le premier tour. Elles porteront un programme de rupture détaillant les mesures à engager dans les 100 premiers jours du gouvernement du nouveau front populaire. Notre objectif est de gouverner pour répondre aux urgences démocratiques, écologiques, sociales et pour la paix », ont-ils communiqué.

« Notre République et notre démocratie sont en danger. Il faut répondre à l’urgence sociale et environnementale et entendre les aspirations des des travailleuses et des travailleurs », déclare de son côté une initiative intersyndicale (CGT, CFDT, FSU, Unsa, Solidaires), rappelant que l’extrême droite au pouvoir signifie austérité pour les salaires et les services publics, attaque contre les droits des femmes et LGBTQIA+, remise en cause du droit à l’IVG, et politiques racistes. La menace existentielle qui pèsera sur nous toutes et tous dans trois semaines ne souffre aucune hésitation. À chacun et chacune, organisations, collectifs ou individus dans l’ensemble de la société, de prendre ses responsabilités.

Ivan du Roy

Photo : © Eric Dervaux (Hans Lucas)

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Mise à jour du 11 juin 2024, 10h : actualisation de l’article suite au premier accord conclu le soir du 10 juin entre les formations de gauche.