Dans les locaux historiques du tout premier Planning familial de France, à Grenoble, l’onde de choc résonne encore. En juin dernier, alors qu’approchent les vacances d’été, l’association apprend sa mise à l’écart des séances d’éducation à la vie affective et relationnelle (Evar) des écoles primaires de la ville.
Aucune annonce officielle de l’académie, mais des informations qui lui parviennent par d’autres canaux : un mail de la santé scolaire informant le Planning que l’Éducation nationale ne l’autorise plus à faire intervenir des partenaires tiers ; et des messages de directeurices d’écoles qui annulent l’intégralité des interventions prévues pour l’année scolaire 2025/2026.
C’est la fin de plus de dix années de travail en primaire, mené main dans la main avec les équipes enseignantes. Rien qu’en 2024, 300 séances à destination de 2330 élèves avaient été réalisées par le Planning familial dans le département de l’Isère.
Mais l’affaire va plus loin : le cas du Planning familial isérois illustre une dynamique plus large, où des structures spécialistes de ces sujets se voient restreindre l’accès aux salles de classe du premier degré. Pour Léa Delahaye, chargée de communication au Planning de l’Isère, « cela ressemble quand même fortement à des miettes laissées par le gouvernement aux réactionnaires après leur offensive autour du programme Evars ».
Un programme ambitieux
Le programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité (Evar, pour le premier degré ; Evars, pour le second degré), adopté le 30 janvier par le Conseil supérieur de l’éducation – qui réunit le ministère de l’Éducation nationale et des organisations représentatives –, avait pourtant été salué par bon nombre d’acteurs, du Planning familial au syndicat enseignant SNUipp-FSU.
Considéré comme ambitieux, il répond au moins partiellement aux attentes des associations expertes. « Le Planning familial a été partie prenante de l’avancée de ce programme, c’était chouette de le voir enfin prêt », se souvient Anne-Lise Spenato, intervenante d’action sociale au Planning du Haut-Rhin.
Un vrai pas en avant : ce programme constitue le premier cadre permettant l’application effective de la loi Aubry. Censée garantir depuis 2001 aux élèves des écoles, collèges et lycées au moins trois séances annuelles d’éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité, elle était jusqu’ici très peu suivie : seuls 15 à 20% des élèves ont eu droit à ces séances ces 24 dernières années – bien souvent grâce à l’intervention des associations spécialistes de ces sujets.
Surtout, ce programme est un rescapé : il a essuyé les tirs nourris de la droite conservatrice et de l’extrême droite, ainsi que de certains membres du gouvernement Barnier, à diverses étapes de son élaboration qui a duré près de deux ans. Après être passée entre les mains de plusieurs ministres au gré des remaniements, la copie rendue par Élisabeth Borne tenait d’un exercice d’équilibriste, mais ne cédait finalement pas grand-chose au camp réactionnaire.
Certes, le Planning familial, entre autres, émettait des réserves quant à sa mise en œuvre réelle, pointant du doigt la nécessité d’y mettre les moyens, et attendait des garanties quant à la place réservée aux associations. Mais rien ne permettait d’imaginer la tournure que prendraient les choses à la rentrée 2025.
Plusieurs Plannings impactés
Au mois de juin, le Planning familial de l’Isère tombe des nues en apprenant l’annulation de ses séances dans les écoles, d’autant que celles organisées par le centre de santé sexuelle de Voiron, proche de Grenoble, sont également concernées. Mais ils ne sont pas les seuls.
« On intervenait dans les écoles depuis plus de dix ans – les professeurs faisaient appel à nous quand eux ne se sentaient pas forcément de traiter de ces sujets, relate Anne-Lise Spenato, du Planning de Mulhouse. Et, début juillet, alors que toutes nos interventions de l’année scolaire 2025/2026 étaient calées, une infirmière avec qui on travaille nous a dit “il y a un gros problème, lors d’une réunion de secteur des infirmières scolaires, on nous a assuré que le Planning n’avait plus le droit d’intervenir en primaire”. »
Le schéma est le même pour le Planning familial des Hauts-de-Seine, qui intervenait jusqu’ici dans la boucle nord du département : « Les écoles nous sont fermées dans le 92 », assure Isabelle Louis, animatrice de prévention, informée de la situation par des enseignantes qui annulaient les interventions en invoquant une décision académique.
D’autres structures concernées
Ailleurs en France, ce sont plusieurs centres d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) qui sont confrontés à des ruptures de partenariat analogues. Célia Guedj, conseillère technique à la Fédération nationale des CIDFF, dresse la liste : « On a eu différentes alertes dans la Vienne, l’Hérault, en Meurthe-et-Moselle ainsi qu’en Provence-Alpes-Côte d’Azur. »
Enfin, en Occitanie, une autre association, IDsanté, a perdu un de ses « financements publics socles – perçu depuis plusieurs années – pour les interventions en milieu scolaire sur ce territoire », explique sans en dire plus Margaux Barbier, coordinatrice projets et développement au sein de l’association. Dans la même région, « l’ARS [la déclinaison locale du ministère de la Santé, ndlr] a invité de manière polie le CIDFF à se concentrer sur des séances dans le périscolaire, car elle ne souhaite plus financer les associations pour intervenir sur l’Evars en milieu scolaire », détaille encore Célia Guedj.
Contactée, l’agence régionale de santé d’Occitanie n’a pas donné suite aux sollicitations de Basta!. Quant aux académies citées, seules celles de Grenoble, Poitiers et Versailles ont répondu à nos questions. On ne connaît donc pas, pour l’heure, le nombre d’associations concernées au total.
Mais le Snics-FSU (Syndicat national des infirmieres conseilleres de santé) confirme que des éléments similaires ont été portés à sa connaissance à la rentrée de septembre. « L’information qui a été donnée et retenue dans plusieurs académies, c’est que les associations n’intervenaient pas sur le premier degré », relate Saphia Guereschi, secrétaire générale du syndicat.
Premier scénario : l’erreur
Et pour cause : l’information émanait directement de l’Éducation nationale. Après l’adoption du programme, le ministère a en effet mis en ligne sur Éduscol, son site dédié à l’information et à l’accompagnement des professionnelles de l’éducation, une « foire aux questions » censée apporter « des réponses et des éléments de réflexion » sur l’Evars.
Le personnel de l’Éducation nationale qui en prenait connaissance à la rentrée pouvait y lire la phrase suivante : « Dans le premier degré, les professeurs des écoles prennent en charge les séances d’éducation à la vie affective et relationnelle, sans l’intervention de partenaires ou d’associations. » En Isère, c’est d’ailleurs vers ce point de la « foire aux questions » que l’académie a renvoyé les services de la santé scolaire de Grenoble pour justifier l’arrêt du partenariat avec le Planning familial.
Sauf qu’une « foire aux questions » n’a aucune valeur légale. Surtout cet élément contredit le Code de l’éducation, qui stipule que les séances d’Evar dans les écoles « peuvent associer […] des intervenants extérieurs ». La « foire aux questions » a depuis été discrètement modifiée. Elle précise à présent que « des partenaires extérieurs, ainsi que des associations spécialisées dont les compétences sont dûment reconnues et agréées, peuvent être associés aux personnels de l’éducation nationale responsables de ces séances ».
Mais ce quiproquo ne traduit ni une erreur, comme l’ont d’abord pensé certaines associations, ni un changement de politique revendiqué. Concernant la mise en place du programme, « sur le plan national, initialement, aucune intervention de partenaires extérieurs n’était autorisée dans le premier degré. Cependant, une mise à jour de la foire aux questions en octobre 2025 a introduit une souplesse », explique à Basta! l’académie de Versailles.
Flou entretenu
Sur le terrain, le mal est fait. Car les séances annulées n’ont pas pour autant été reprogrammées. « On a fini par rencontrer les services de l’académie début novembre, ils restent sur leur position, indique Léa Delahaye, du Planning de l’Isère. Ils nous ont remerciés pour le travail effectué tout en nous disant que, maintenant, ils reprenaient la main sur les séances d’Evar en primaire. »
Dans le Haut-Rhin, Anne-Lise Spenato affirme quant à elle que l’information concernant l’éviction du Planning des écoles primaires lui a été confirmée « pour cette année », par une infirmière, conseillère technique auprès du recteur, croisée lors d’un événement sans rapport avec le sujet, après plusieurs échanges de mails « laconiques ».
Aussi, le flou qui entourait la circulaire d’application du programme n’a quant à lui pas été dissipé : si le texte stipule bien que des associations peuvent intervenir, cette information figure sous le point qui concerne exclusivement la « contribution des partenaires extérieurs et des associations dans le second degré ». Rien n’est indiqué pour le premier degré.
Restriction des possibilités d’intervention
Du côté de l’Éducation nationale, les services du ministère assurent, en réponse aux questions de Basta!, que les associations « peuvent continuer à intervenir dans le premier degré », tout en dressant une liste de conditions et en précisant que ce n’est qu’« à titre exceptionnel [que les] intervenants extérieurs peuvent être associés » aux séances.
Car, « dans le premier degré, l’éducation à la vie affective et relationnelle a vocation à être assurée en priorité par les professeurs des écoles ». Les explications des académies de Grenoble, Poitiers et Versailles sont sensiblement les mêmes. En clair : les interventions extérieures ne sont pas interdites, mais l’éducation à la vie affective et relationnelle est désormais inscrite au programme, charge aux enseignantes de s’en emparer.
Plus qu’à une éviction formelle, c’est donc à une restriction de leurs possibilités d’intervention que les associations expertes font face : entre les informations contradictoires, les textes lacunaires et l’absence de réponses officielles de la part de certaines académies, tout concourt à semer le doute quant à leur place.
« Avec ça, on laisse les académies libres d’interpréter comme bon leur semble », s’inquiète Nina Mériguet, chargée de plaidoyer national au Planning familial. En effet, selon les territoires, la règle diverge : ainsi en région parisienne, « dans le 92 [Hauts-de-Seine], le Planning n’intervient plus dans les écoles, mais dans le 91 [Essonne], si », illustre-t-elle. Absurde, à moins qu’une intention politique n’explique ces politiques contradictoires ?
« Compromis politique »
Car une interrogation subsiste : pourquoi l’Éducation nationale tiendrait-elle à distance des partenaires associatifs dont l’expertise n’est pas remise en question et qui, pour certains, sont agréés par le ministère depuis des années ?
À la Fédération nationale des CIDFF, Auriane Dupuy veut croire à « une incompréhension à tous les niveaux, notamment celui de certaines académies, qui ne comprennent pas la pertinence qu’il y a à ce que les associations interviennent sur ces sujets, car le milieu associatif est pensé comme ni solide ni professionnel, d’autant plus les assos identifiées comme féministes ou de défense des droits des personnes LGBT ».
Toutefois, la chargée de plaidoyer est inquiète : « Ces ruptures de partenariat sont quand même à mettre en parallèle avec la présence, aux côtés d’établissements scolaires publics, de structures financées [par l’ultraconservarteur Pierre-Édouard] Stérin comme le Réseau des parentsou Lift. Ce sont des signaux. »
Dans ce contexte, d’autres acteurices proposent une autre lecture. D’après deux sources interrogées par Basta!, la situation résulterait d’un « compromis politique ». Toutes deux livrent, en substance, le même récit : en off et en haut lieu, la décision de restreindre l’accès des associations aux séances d’Evar dans le premier degré, a minima pour l’année scolaire 2025/2026, aurait, à plusieurs reprises, été assumée et viserait à rassurer les anti-Evars et à limiter les risques d’entrave à la mise en œuvre du programme. Le ministère de l’Éducation nationale n’a pas répondu à Basta! sur ce point précis.
L’impasse sur les séances d’Evar
Rien ne permet pourtant de conclure que ces ruptures de partenariat garantissent le bon déroulé des séances. Bien au contraire. Face aux attaques des forces réactionnaires, dont le corps enseignant continue de faire l’objet, et au manque de formation qu’il dénonce en dépit du plan annoncé par le ministère, certaines professeures se résolvent à faire l’impasse sur l’Evar . « Il y a eu des annonces, mais aucun moyen et des formations insuffisantes pour des enseignants qui étaient déjà très seuls face à des menaces et des pressions médiatiques, ce qui les pousse à s’autocensurer, de peur d’avoir ça en plus à gérer », témoigne Saphia Guereschi, du Snics-FSU.
Pourtant, l’enjeu de ces séances en maternelle et primaire est énorme : permettre aux plus jeunes de s’approprier les bases du consentement (« est-ce que je peux m’asseoir à côté de toi ? ») et les aider à « distinguer ce qu’on peut garder pour soi d’une situation à signaler », comme l’explique le ministère sur son site. Rappelons que, d’après la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), plus de 160 000 enfants sont victimes chaque année de violences sexuelles en France, dont l’âge médian est de 7 ans pour les filles, 8 ans pour les garçons.
Se priver d’atouts pour lutter contre les violences sexuelles
Ces séances sont en effet aussi propices à la libération de la parole des enfants, a fortiori si elles sont animées par des intervenantes extérieures, neutres et formées à la détection de ces problématiques. Nathalie* en est convaincue. Professeure des écoles en Occitanie, elle bénéficiait jusqu’à cette rentrée de l’intervention de professionnelles de l’Evar.
Elle se souvient que « lors de leurs séances, les intervenantes ont pu détecter des problèmes chez plusieurs enfants, dont certains avaient notamment accès à des films porno. Je suis quasiment sûre qu’avec un enseignant, cette parole ne serait jamais sortie. » Et d’ajouter : « Mine de rien, nous, on a des biais, on connaît les enfants, leurs parents, et on peut ne pas avoir la même vigilance aux soupçons de violences parce que les parents sont sympas. »
Le ministère rectifiera-t-il le tir à la rentrée prochaine ? Malgré les coupes budgétaires qui les concernent, certaines associations veulent y croire, estimant que l’heure n’est pas encore au bilan.
Mais ce premier point d’étape invite à la vigilance : cette année encore, de nombreux enfants seront privés d’informations essentielles qui auraient permis de les protéger.
*Prénom modifié.
