« Sur la santé au travail, la stratégie patronale a toujours été de nier les souffrances »

par Malo Janin

Stress, harcèlement moral, burn out… Les risques psychosociaux au travail sont de plus en plus reconnus. C’est le fruit de longues luttes syndicales et collectives, rappelle le sociologue Rémy Ponge qui en a écrit l’histoire. Entretien.

Basta! : Quel est le premier trouble psychique d’origine professionnelle à être documenté et reconnu ?

Rémy Ponge est maître de conférences en sociologie à l’Institut régional du travail de l’université d’Aix-Marseille et membre du laboratoire d’économie et de sociologie du travail.

Rémy Ponge : Le sujet des souffrances au travail émerge dès les années 1920. À l’époque sont mises en cause la cadence du travail, la répétition et la monotonie des tâches, l’ennui sur les chaînes de production dans les grandes usines de l’automobile ou du textile... C’est le début du capitalisme industriel, du taylorisme [Taylor publie ses Principes du management scientifique en 1911, ndlr] et du fordisme. Pour optimiser les rendements et maximiser les profits, les directions d’entreprises découpent le travail en micro-tâches, que les travailleurs répètent à la chaîne avec des cadences de travail importantes.

Cette mécanisation engendre des conditions de travail très dures, et contrairement à un récit mythique sur le fordisme, une forte contestation ouvrière. Des médecins commencent à constater des problèmes de fatigue chronique, de tension nerveuse, de troubles du sommeil chez les ouvriers à la chaîne. À l’époque, on parle de « fatigue nerveuse ».

Ce problème inquiète les chefs d’entreprises, qui craignent que la fatigue nerveuse ne vienne freiner l’industrialisation à coup de grèves et d’arrêts de travail. Pour trouver une solution, la célèbre université d’Harvard va même jusqu’à créer un laboratoire chargé d’établir scientifiquement les niveaux de cadences de travail et de productivité supportables par les ouvriers.

Quelle est la première intervention syndicale en France qui permet de politiser les souffrances psychiques au travail ?

Une mobilisation sociale déterminante est celle menée dès les années 1950 par des femmes, qui travaillent comme téléphonistes dans les Postes, télégraphes et téléphones (PTT). Épaules contre épaules dans de grandes salles, casques sur les oreilles, ces femmes passent leur temps à recevoir des appels, et à faire des branchements pour mettre les gens en relation. C’est un boulot très répétitif et dur nerveusement. Leurs journées de travail sont longues et les pauses rares.

Beaucoup de ces femmes ont des problèmes de fatigue nerveuse, s’évanouissent ou explosent de colère. La CGT fait alors appel à un psychiatre, Louis Le Guillant, pour comprendre leurs conditions de travail et d’où vient cette fatigue nerveuse, mal connue à cette époque. Communiste et proche de la CGT, il va développer une nouvelle psychiatrie moins centrée sur les individus et plus attentive aux effets sociaux sur la santé mentale. Ses premières études permettront de politiser les souffrances en démontrant le lien entre la fatigue nerveuse et le travail répétitif, monotone avec de forces cadences.

Justement, vous dites que la lutte contre les souffrances psychiques au travail est aussi une lutte féministe. Pourquoi ?

Pendant les Trente Glorieuses, les souffrances au travail vécues par les travailleuses ont été le point de départ de nombreuses grèves et mobilisations dans les usines et administrations. On a parlé des téléphonistes, mais les ouvrières se mobilisent aussi dans les usines de textile ou de fabrique de téléviseurs par exemple. Elles y assemblent des pièces à une cadence très élevée, le travail est répétitif, très intense, pénible et sont payées à la tâche.

Pour autant, si ces souffrances psychiques ont été longtemps invisibilisées, c’est justement parce qu’elles concernaient des femmes de classe populaire. À l’époque, une large partie du corps médical et les directions d’entreprise ne prennent pas au sérieux leurs difficultés. On considère qu’elles sont hystériques, naturellement plus nerveuses et plus fragiles que les hommes. Ces jugements de genre et de classe vont conduire à une « naturalisation » de leur souffrance qui est ainsi remise en cause.

Aujourd’hui encore, les femmes restent les premières exposées à ces risques psychosociaux. Les moins qualifiées sont les plus exposées, mais à poste équivalent, les femmes en général sont aussi plus concernées. C’est le cas chez les cadres par exemple.

Les femmes sont souvent moins bien payées que les hommes, elles sont moins reconnues dans leur travail, elles ont moins d’autonomie ou encore de perspectives d’évolution. Toutes ces conditions sont des facteurs de risques psychosociaux. C’est donc un enjeu féministe de s’emparer de ces questions-là pour les syndicats.

Pourquoi assiste-t-on aujourd’hui à une invisibilisation des risques psychosociaux au sein des classes populaires ?

Les souffrances au travail vont être fortement médiatisées et devenir un problème public dans les années 2000 ; au moment des vagues de suicides chez Renault, Citroën, EDF ou France Télécom [devenu Orange, ndlr]. Or, ces suicides concernent surtout des catégories de cadres et de salariés qualifiés. Cette médiatisation va contribuer à invisibiliser les souffrances des classes populaires déjà marquées par le déclin numérique et symbolique du monde ouvrier.

À partir des années 1970-1980, la France connaît une forte désindustrialisation qui signe le déclin de grands bastions ouvriers (mines, sidérurgie, chantiers navals, etc.). Le nombre d’ouvriers est divisé par deux en vingt ans et les effectifs syndicaux chutent fortement. Le travail ouvrier, mécanisé, taylorisé, qui avait incarné les souffrances au travail autour de la fatigue nerveuse, s’estompe.

En même temps, de nombreux métiers se développent dans le tertiaire, la part des cadres et des employés augmente. Malgré ces changements, les ouvriers, particulièrement les femmes, et plus largement les classes populaires, restent les plus exposées à des facteurs de risques pour la santé mentale.

Les directions syndicales ont souvent été critiquées pour leur retard dans l’appréhension des risques psychosociaux. Qu’en est-il ?

En vérité, les syndicats ont joué un rôle déterminant. Depuis les années 1950, des salariés de la CGT s’occupent de la santé au travail, les conseillers techniques des autres confédérations vont aussi s’emparer de ces questions. Mais cet intérêt des directions syndicales n’a pas été continu dans le temps. Il dépend des mobilisations en cours, de la formation des conseillers techniques dans le domaine de la santé, et de l’agenda politique des confédérations. Les syndicats ont également dû faire face à une répression très forte dans les entreprises.

Si l’on prend l’exemple de France Télécom, les syndicats ont tiré la sonnette d’alarme bien avant le début de ce que la presse a appelé la « vague des suicides » dans les années 2008-2009. La direction n’a rien voulu entendre et a tout fait pour étouffer l’affaire. Le procès a montré la forte répression subie par les syndicats : entraves, menaces, harcèlement... La direction centrale encourageait les directeurs d’unité de France Télécom à mener une « guérilla juridique » contre les expertises santé et travail demandées par les syndicats.

Quel est le rôle des syndicats dans le renforcement du droit en matière de souffrance au travail ?

Dès les années 1950, les syndicats se mobilisent pour établir des tableaux de maladies professionnelles liées aux souffrances au travail, afin de faire reconnaître et indemniser ces pathologies psychiques par la Sécurité sociale. Cependant, malgré les demandes répétées de toutes les confédérations, le patronat a toujours refusé leur création. Aujourd’hui, il reste donc très difficile pour les personnes souffrant de dépression, de troubles anxieux ou de burn out liés au travail de faire reconnaître leur pathologie comme une maladie professionnelle.

Malgré ce blocage, les syndicats réussissent à faire entrer les risques psychosociaux dans le droit du travail par une autre voie. Au début des années 2000, la CGT, avec le soutien du Parti communiste et de plusieurs acteurs (avocats, scientifiques, inspecteurs du travail), se mobilise pour obtenir une loi réprimant le harcèlement moral. Après de nombreuses péripéties, cette loi est votée en 2002 et impose aux employeurs de préserver la santé mentale des salariés.

S’appuyant sur ce texte, les syndicats mènent une série d’actions en justice, renforçant progressivement la réglementation en matière de risques psychosociaux. Entre 2002 et 2025, ils poursuivent leur combat en politisant le harcèlement moral, démontrant son lien avec certaines formes d’organisation du travail. L’aboutissement, c’est le jugement de France Télécom et de plusieurs de ses dirigeants, condamnés pour harcèlement moral institutionnel.

Quel rôle jouent les scientifiques dans la reconnaissance des souffrances ?

Les alliances entre syndicalistes et scientifiques jouent un rôle déterminant dans la production des connaissances scientifiques sur les souffrances psychiques au travail. Les premières études sur ce terrain ont été faites à la demande des syndicats. Elles vont permettre d’identifier et de définir les conditions de travail qui génèrent des souffrances.

On l’a vu, la CGT a fait appel à des psychiatres dans les années 1950. Dix ans plus tard, la CFDT fait de même en sollicitant des ergonomes qui vont démontrer que les conditions de travail des ouvrières des usines textiles et de la métallurgie génèrent des pathologies psychiques. Syndicats et scientifiques vont alors construire un argumentaire pour dénoncer le taylorisme et demander des jours de repos ou la suppression du salaire au rendement.

D’autres collaborations de ce type vont avoir lieu à partir des années 1980 et 1990 entre des syndicalistes et des spécialistes de l’analyse du travail. C’est aussi à cette époque que se développent des modèles d’analyse du stress. Le plus célèbre étant celui de Robert Karasek [professeur de psychosociologie à Boston, ndlr] qui montre que le stress et les pathologies qu’il engendre (troubles psychiques, maladies cardiovasculaires, etc.) sont liés au manque d’autonomie et à de fortes exigences du travail.

L’histoire des savoirs sur les souffrances au travail est donc aussi une histoire politique, car ces collaborations avec les syndicats ont été importantes. Plusieurs de ces scientifiques étaient proches des milieux militants et avaient la volonté de produire des connaissances qui permettent d’améliorer les conditions des travailleurs et travailleuses.

Comment se fait-il qu’encore aujourd’hui, un salarié sur deux soit quotidiennement exposé à des facteurs de risque pour sa santé mentale ?

Malgré toutes ces connaissances, le lien entre le travail et les souffrances est encore remis en cause par les directions d’entreprises. C’est intéressant parce qu’alors que dans d’autres domaines on arrive à cumuler les savoirs sans les remettre en cause, dans celui du travail, c’est comme s’il fallait sans cesse réprouver ce que l’on sait déjà. C’est le cas pour les souffrances au travail, mais aussi pour les cancers professionnels par exemple.

En matière de santé au travail, la stratégie patronale a toujours été de nier les souffrances, de les individualiser, de les ramener aux problématiques personnelles des salariés. C’est une manière de cacher la responsabilité de l’organisation du travail dans les souffrances. En plus de cette négation, les entreprises produisent de la controverse scientifique, alimentent et financent des recherches qui contredisent celles des militants et militantes.

Ces discours individualisants étaient déjà présents dans les années 1930 et n’ont pas disparu. Cependant on assiste aujourd’hui à leur retour en force avec l’essor du néolibéralisme. Alors qu’on avait l’impression que les souffrances au travail avaient gagné une certaine reconnaissance, il semble que le sujet soit en quelque sorte récupéré par le « marché » depuis quelques années.

Les promoteurs de la « gestion du stress » et du coaching en entreprise contribuent à dépolitiser les questions de souffrance au travail. Ils et elles défendent une approche centrée sur les individus, à travers des séances de formation, de relaxation, de sieste ou de méditation... Les salariés et leurs représentants doivent donc toujours se battre pour faire reconnaître la réalité de leur souffrance et la responsabilité du travail. C’est une constante de l’histoire.

Vous proposez des pistes pour renforcer l’action syndicale contre ces souffrances psychiques. Quelles sont-elles ?

Il y a encore aujourd’hui une sous-reconnaissance massive des souffrances au travail. Une des premières choses que pourraient faire les organisations syndicales, c’est de construire une plateforme de revendication unitaire pour renforcer le droit du travail. Elles pourraient aussi réfléchir à systématiser une stratégie judiciaire pour renforcer le droit du travail en essayant d’obtenir des jurisprudences plus favorables, à l’image de celle de l’affaire France Télécom par exemple. Elles pourraient aussi entretenir la mémoire des luttes passées, qui ont tendance à être oubliées et peuvent pourtant constituer des ressources pour les luttes à venir.