À BazarChic, la grande braderie des salariés

par Ludovic Simbille

Alors qu’une vague de plans sociaux agite la France, BazarChic, propriété des Galeries Lafayette, a annoncé fermer boutique. Cette plateforme de ventes privées en ligne doit licencier une centaine de salariés. Les concernés se mobilisent.

À BazarChic, c’est chic mais surtout le bazar. La plateforme de ventes privées en ligne, qui propose à des internautes raffinés d’étoffer élégamment leur garde-robe ou de garnir leur cave à vins de « millésimes exceptionnels » en deux ou trois clics, connaît quelques remous.

Le 23 janvier, le site logistique d’Herblay (Val-d’Oise), a été bloqué par les travailleurs pour la deuxième fois en dix jours. Au siège de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), des affichettes sont apparues sur les murs : « La production », le « marketing soutient le CSE » (le comité social et économique où siègent les délégués du personnel). En début de semaine, une cinquantaine de salariés des bureaux, bras croisés et visages fermés, ont réservé un accueil glacial à leur direction, avant une réunion du CSE. À l’inverse, leurs représentants du personnel ont eu droit à une haie d’applaudissements pour les soutenir dans leurs négociations du mal nommé « plan de sauvegarde » pour l’emploi (PSE).

Détenue par les Galeries Lafayette depuis 2016, BazarChic plie boutique et bazarde sa centaine de salariés : 64 dans les bureaux et 39 à l’entrepôt. Premiers départs prévus en mars. Mais les intéressés ne comptent pas se laisser brader. « Non au PSE au rabais », lit-on sur l’une des affichettes.

« Je ne vais pas les virer, ils le sont déjà »

Cette récente agitation contraste avec la morosité ambiante qui règne dans les couloirs depuis l’annonce, en novembre dernier, de cette cessation d’activité. Les services tournent au ralenti, certains travailleurs sont en arrêt, d’autres « ne font plus aucun effort ». Les chefs de pôle ferment les yeux : « Je ne vais pas les virer, ils le sont déjà », lâche l’une d’elles. « C’est très flippant, on vient au boulot avec la boule au ventre tous les jours », lance Angèle [1] qui se fait l’écho de ses collègues.

Beaucoup, pour qui ce job a été le « premier », ont vu leur « monde s’effondrer ». Signe de ce mal-être, le cabinet d’expertise santé au travail DOH Consultants, mandaté par le CSE, a mesuré un degré critique de stress, au niveau maximum chez certains travailleurs. Et alerte sur un risque très élevé de suicides... « Ce qui est vraiment anxiogène, c’est de ne pas savoir à quelle sauce on va être mangé », illustre Capucine après des années de bons et loyaux services dans l’entreprise. En cause : la manière dont la direction gère la procédure du PSE.

Des affichettes de protestation face au "plan de sauvegarde de l'emploi" placardées dans les locaux de BazarChic.
Les salariés bazardés
« On est mis au chômage du jour au lendemain et on apprend que les aides seront au ras des pâquerettes », s’indigne Marie, employée de la filiale des Galeries Lafayette que le groupe a décidé de fermer. Une centaine de personnes sont licenciées.
DR

Selon nos informations, la direction du travail et les experts indépendants pointent plusieurs manquements graves aux obligations légales de l’employeur, notamment en matière de prévention des risques psychosociaux suscités par le plan social. À commencer par l’absence de documents, pourtant imposés par le code du travail, détaillant les dispositifs de protection des salariés.

BazarChic a bien mis en œuvre une cellule d’écoute, un soutien psychologique... mais « le cabinet qui s’en occupe est celui qui conseille la boîte de nous licencier, c’est pas très rassurant », déplore une employée. L’annonce de la fermeture n’a pas non plus aidé à dissiper le « flou total » : la mauvaise nouvelle a été communiquée par la direction lors d’une réunion en visio. La possibilité d’un repreneur ou l’intégration de l’effectif par les Galeries y a été évoquée, laissant planer un certain espoir.

Pour les concernés, pendant plusieurs semaines, ça a été l’« ascenseur émotionnel ». Nombre d’entre eux reprochent à la directrice, unique salariée des Galeries Lafayette et seule à être épargnée par le PSE, d’avoir maintenu jusqu’au bout cette confusion sur l’avenir de l’entreprise.

« On nous traitait de complotistes »

Longtemps « star des salons professionnels », BazarChic se démarquait de ses concurrents Veepee ou ShowroomPrivé en proposant les invendus haut de gamme des grandes marques. Mais ces dernières années, l’enseigne avait perdu de sa superbe, sans réussir à rebondir, malgré certaines tentatives d’évolution. Alors qu’elle affichait en 2020 un chiffre d’affaires de 80 millions d’euros, en 2024 c’est la « dégringolade ». « On voyait bien que la boîte n’allait pas bien », raconte une salariée ayant accès aux chiffres de ventes, « mais on nous disait que l’actionnaire nous soutenait et que les projets lancés allaient redresser la barre ».

Les reports répétés des NAO, ces négociations annuelles obligatoires dans lesquelles sont notamment discutées les questions de rémunération du travail, ont bien éveillé quelques soupçons. Mais les élus ont renoncé à faire valoir leur droit d’alerte économique, devant une direction aussi rassurante. « On nous traitait de complotistes », s’agace l’un d’eux. Dans un mail de juillet dernier, la directrice remercie même les salariés pour « les efforts conséquents » qu’il faut alors poursuivre afin de limiter les coûts, en cette période difficile. Or, à cette époque, la décision de vendre le 3e leader de la mode en ligne était déjà dans les tuyaux. Faute de repreneur sérieux, les Galeries Lafayette auraient envisagé de se délester de leur filiale dès le premier trimestre 2024.
Quelques mois plus tard, en septembre, le cabinet chargé de lancer le PSE était mandaté en toute discrétion... Certains employés l’ont même appris en discutant avec des prestataires dont le contrat n’était pas renouvelé pour cause de fermeture.

Un « immense gâchis »

Cela n’a pas empêché l’entreprise de mener à bien plusieurs projets de développement jusqu’en octobre. « Un mois après, on nous annonçait les licenciements », souffle un salarié. Aucun vrai plan d’action pour sauver la boîte ni aucune alternative au licenciement n’ont été sérieusement étudiés, déplorent plusieurs salariés. « C’est un immense gâchis, on avait plein de belles choses à développer si le groupe nous avait soutenus », résume, amère, Marie qui « rêve » de luxe depuis petite.

La venue, pleine de belles promesses, des frères Houzé, dirigeants des Galeries, dans les locaux de BazarChic, lors du rachat en 2016, lui avait pourtant donné « beaucoup d’espoir ». Marie se réjouissait des propositions de « partenariats 360° » avec le grand magasin. Las, quelques années plus tard, « on était devenu le déstockage des Galeries qui ne nous ont jamais considérés, alors que notre cœur de métier est de mettre en avant des marques de créateurs », se désole une de ses collègues.

Le groupe n’a mis aucun moyen en œuvre pour développer sa filiale. Résultat : « On est mis au chômage du jour au lendemain et on apprend que les aides seront au ras des pâquerettes », s’indigne Marie.

« On nous lâche que des miettes »

C’est peu dire que les conditions de départs, discutées par le CSE, ne correspondent pas vraiment aux attentes. Les primes de licenciement ne dépasseraient pas le minimum prévu par la loi. Et les propositions de reclassement dans les enseignes du groupe (La Redoute, Eataly, Galeries) – elles aussi menacées de fermeture, n’offrent pas plus de perspectives.

Sans compter le sentiment de déclassement induit par les postes proposés, en deçà de leurs compétences et de leurs salaires. « Mon projet de vie n’était pas de bosser mon samedi et dimanche aux Galeries du boulevard Haussman », raille Capucine qui espère plutôt un budget formation conséquent pour ces salariés diplômés en vue d’une reconversion. « S’il y en a cinq qui acceptent ces postes, c’est un miracle », estime un représentant du CSE. Pour les éventuels volontaires, les élus exigent des garanties de réintégration dans le PSE : qu’ils ne se retrouvent pas sans droits si jamais l’adaptation à ce nouveau métier se passe mal.

Ces mesures d’accompagnement n’ont pour l’instant pas vraiment convaincu l’inspection du travail, qui l’a fait savoir dans une première lettre d’observation. La procédure prévoit que le budget doit se faire « au moyen du groupe ». En réponse, la direction a promis de pousser les curseurs tout en rechignant à restituer les comptes sociaux de la filiale aux membres du CSE, comme le demande la direction générale du travail.

BazarChic se présente aisément comme une PME familiale en difficulté, fondée par un couple en 2006. Les Galeries Lafayette sont un groupe « 100% familial », vieux de 130 ans, appartenant à une des dynasties phares du capitalisme français, longtemps incarnée par Ginette Moulin, 6e femme plus riche de France. Aujourd’hui, son petit-fils Nicolas Houzé se trouve à la tête d’un empire au chiffre d’affaires de 3,6 milliards d’euros. La désillusion quant aux compensations prévues par le groupe est à la hauteur des projections de chacun, certains ayant acheté leur appartement, fondé leur famille... « Voir qu’on nous lâche que des miettes alors que j’ai donné énormément de ma personne à cette boîte... C’est un manque de respect », hallucine Capucine.

De la possibilité d’une grève dans un désert syndical

Jusqu’à l’hiver, les employés en sursis étaient plutôt patients dans l’attente de réponses plus claires. Il a suffi que leurs élus détaillent le contenu de ce « PSE au rabais » en assemblée générale (AG) pour que la peur laisse place à la colère, et l’attente à l’action. Dans la foulée de l’AG, un collectif de lutte est créé. Une pétition de soutien à leurs représentants au CSE est signée par la quasi-totalité des salariés du siège social. Et très vite, émerge l’idée de « passer à l’étape supérieure ».

"Plan social en bazar, tout sauf chic" est écrit sur un carton porté par un salarié.
Grève
Une grande partie des salariés de BazarChic se sont mis en grève ce 27 janvier. Des tracts sont distribués devant le siège du groupe Galeries Lafayette, à Paris.
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Parallèlement, leurs collègues de BazarChic Logistique commencent à bloquer leur entrepôt. « En l’espace de deux semaines, on passe d’une structure peu mobilisée à la possibilité d’une grève », s’étonne un des trois représentants du personnel. Cette combativité dans une entreprise d’un secteur peu syndiqué, composée en majorité de cadres, avec peu d’ancienneté, sans culture de l’action collective où « chacun travaille dans son coin », a de quoi étonner. À l’image du trio d’élus qui ne s’imaginaient pas devoir gérer une telle situation durant leur mandat.

À les écouter, les trois empêcheurs de licencier en rond s’étaient présentés par défaut aux élections professionnelles. « Moi, je voyais qu’il n’y avait rien qui bougeait pour les salariés », justifie l’un d’eux. L’engagement tient parfois à pas grand-chose : « Je me suis présenté la première fois pour que le CSE de BazarChic propose des places de ciné », rapporte un autre.

Des élus qui font leurs armes « sur le tas »

Non affiliés à un syndicat, sans formation juridique, ils apprennent « sur le tas » et font leurs premières armes face à une direction réticente. En 2021, une première augmentation collective est finalement négociée. La liste des conquis sociaux s’allonge rapidement : tickets resto, télétravail, RTT, mutuelle santé... « Notre force c’est qu’on ne prend pas une seule décision sans être tous sur la même longueur d’onde. »

Leur union n’est pas inutile dans les dures négociations actuelles avec l’employeur, qui tente de les diviser. Dernièrement, les tensions sont montées d’un cran. La direction n’aurait guère apprécié les récentes actions de solidarité au CSE et menacerait certains participants en leur faisant croire à un moins bon PSE que leurs collègues de la logistique, du fait de leur comportement. « Si on arrive à tenir, c’est parce que les salariés sont derrière nous », soulignent les élus. « La seule chose qu’on fait c’est de leur permettre de sortir avec un minimum de dignité », ont-ils rétorqué à la directrice qui leur reprochait d’avoir créé un tel « rapport de force ».

Bientôt à la retraite, la cadre dirigeante ne s’attendait certainement pas à essuyer un conflit social en ajoutant son entreprise à la liste des « plans sociaux » qui secouent la France ces derniers mois. Une ancienne pub de BazarChic avait prévenu : « On ne gagne jamais à faire comme tout le monde. »

Boîte noire

Les directions de BazarChic et Galeries Lafayette ont été contactées. Nous n’avons, au 27 janvier, reçu aucune réponse.
Les photos ont été fournies par des salariés.

Notes

[1Tous les prénoms sont modifiés à la demande des intéressés. Les élus du personnel ne souhaitent pas non plus être identifiés.