« La transphobie est une violence. C’est un délit, pas une opinion »

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Au cours de leur vie, 100 % des personnes trans subissent des discriminations. Ces violences imprègnent toutes les strates de la société. Dans « Transphobia », Élie Hervé rappelle : être trans n’est jamais un problème, c’est la transphobie qui en est un.

par Emma Bougerol

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À peine arrivé à la Maison Blanche, l’une des priorités de Donald Trump a été de s’en prendre aux personnes trans et non-binaires. L’autrice d’Harry Potter, J. K. Rowling, a décidé de dédier sa fortune bâtie sur la saga au financement de poursuites juridiques transphobes. Dans certains médias français, des propos transphobes sont encore véhiculés, sans contradiction ni souci des premieres concernées.

Une personne en train de parler
Élie Hervé
Journaliste, spécialiste des questions de genres et de discriminations, iel a écrit notamment pour Les Jours, Mediapart ou encore La Déferlante.
© Lisa Damiano

L’obsession politique et médiatique pour les personnes trans ne se cantonne pas au discours : ces attaques ont des conséquences réelles sur leurs vies, déjà précarisées par un système discriminant et entachées par une haine ancrée dans la société.

Élie Hervé est journaliste, spécialiste des questions de genre et de discrimination. Son ouvrage Transphobia : enquête sur la désinformation et les discriminations transphobes (Solar, 2025) revient sur le poids de la transphobie dans notre société, des médias aux lobbys réactionnaires, en passant par le champ politique et institutionnel. Entretien.

Basta! : Dans votre ouvrage, vous laissez une grande place aux récits de personnes trans, rencontrées à l’occasion d’articles ou interrogées spécialement pour ce livre. Est-ce un moyen de rééquilibrer un traitement médiatique qui, dans l’ensemble, ne laisse que peu de place à ces paroles ?

Élie Hervé : J’espère que mon enquête journalistique est une première pierre et qu’il va y en avoir d’autres. En école de journalisme, et globalement quand on est journaliste, on nous apprend à donner la parole aux personnes concernées et à vérifier l’information. C’est la base de notre travail. Mais, bizarrement, sur les questions trans, ce n’est pas mis en pratique.

Aujourd’hui, si l’on prend tous les sujets qui parlent des personnes trans, selon une étude de l’Association des journalistes LBGTI (AJL), seuls 20,9 % des articles étudiés (plus de 400) donnent la parole aux personnes concernées, alors que 34,7 % des articles font référence à au moins une personne employant une rhétorique anti-trans.

Cela va à l’encontre de toute la déontologie journalistique et de tout ce qu’on nous apprend pour devenir journaliste. Je n’ai donc pas réalisé ce livre dans une optique de rééquilibrer, mais plutôt dans celle d’enquêter sur les discriminations transphobes. Et pour dire à une partie des rédactions : « Faites votre travail. » Parce qu’effectivement, on se retrouve encore avec des propos transphobes à des heures de grande écoute, ce n’est plus du tout possible.

Il y a beaucoup de désinformation et d’idées fausses sur ce que signifie « être trans ». Pourriez-vous expliquer ce que cela veut dire, dans la diversité de ses réalités ?

Être trans, ça veut juste dire que les médecins ont choisi un genre qui n’était pas le bon à la naissance. Parce qu’aujourd’hui, ce sont les médecins qui décident du genre de l’enfant en fonction des organes génitaux qu’iels voient. À partir de là, iels décident qui est un homme ou une femme. Être trans, c’est ne pas être un homme quand on nous a assignée homme ou ne pas être une femme quand on nous a assignée femme.

On a cette idée qu’être trans, c’est forcément avoir eu recours à des opérations médicales, c’est forcément avoir réalisé un changement de prénom ou d’état civil. En fait, non, ça, c’est une conception médicale construite sur plusieurs dizaines d’années et qui est vraiment loin des réalités trans. Il n’y a pas deux parcours similaires. Et la transidentité concerne moins de 2 % de la population mondiale.

Malgré cette diversité de vécus, il y a en commun l’expérience de la transphobie. Comment cela se traduit ?

100 % des personnes trans ont subi de la transphobie. Aujourd’hui, ce n’est pas possible d’être trans sans avoir subi de discriminations. Mon livre s’ouvre là-dessus : le premier chapitre s’appelle « Découvrir la transphobie ». Pour moi, c’était important de montrer que la plupart des personnes trans (comme le reste de la communauté queer, d’ailleurs) subissent des violences avant même de se savoir trans, avant même d’avoir fait leur coming in, c’est-à-dire d’en avoir pris conscience, et donc avant d’avoir fait leur coming out, c’est-à-dire d’en avoir parlé.

C’est une réalité qui touche absolument toutes les personnes trans. Dans la vie quotidienne, cela peut se traduire par du mégenrage (le fait d’utiliser un pronom ou des accords qui ne sont pas ceux utilisés par une personne trans), des violences médicales ou administratives, par exemple le fait de ne pas pouvoir retirer un colis parce que ce n’est pas adressé au bon prénom ; ou parce que l’apparence physique ne correspond pas au genre inscrit sur la carte d’identité. Mais cette violence peut aussi aller jusqu’à des meurtres. Chaque année, environ 350 personnes sont tuées dans le monde par transphobie, et une grande majorité de ces meurtres sont des transféminicides.

Dans son témoignage publié dans votre livre, la sportive Halba Diouf parle de « transphobie d’État »…

Pour ne donner qu’un exemple : jusqu’en 2016, certaines personnes trans étaient stérilisées de force en France pour avoir accès à un changement d’état civil. Donc, il y a moins de dix ans, en France, une partie des personnes trans n’avaient plus accès à la parentalité, en plus d’avoir subi des violences physiques.

La transphobie d’État, c’est ça. Quand j’ai demandé au conseil de l’ordre des médecins s’il pouvait présenter des excuses, Anne-Marie Trarieux, présidente de la section « éthique et déontologie » m’a répondu : « Vous me posez beaucoup de problèmes. » Donc, ce qui posait de problème, c’étaient mes questions de journaliste, pas les stérilisations forcées.

Halba Diouf, elle est athlète et elle a voulu concourir aux JO. Elle n’a pas pu à cause de la transphobie des institutions sportives. Dans son témoignage, elle explique très bien cela. On ne lui a pas dit frontalement : « Tu es trans, donc tu t’en vas. » On lui a fait remplir des formulaires et des formulaires, on lui a fait passer des examens sans garder des tests, etc. Elle n’a plus eu le temps de s’entraîner. Il manquait toujours un document. C’est exactement ça, la transphobie d’État, « un pouvoir qui s’exerce en silence », explique-t-elle. Ce n’est pas forcément frontal, c’est le fait d’être tout le temps discriminée, de ne pas être acceptée telle qu’on est.

Cette transphobie crée aussi des inégalités économiques. Vous notez que près de 64 % des personnes trans vivent sous le seuil de pauvreté et que 33 % vivent avec moins de 600 euros par mois…

Ces chiffres sont à mettre en parallèle avec un sondage réalisé en 2023, qui montre que huit recruteurs sur dix considèrent qu’être trans serait « un obstacle à l’embauche ». Les discriminations, à un moment donné, se lisent dans le monde du travail, dans la recherche d’un appartement…

La transphobie n’est pas le monopole de l’extrême droite. Mais, de ce côté du spectre politique, des groupes particulièrement virulents s’activent. Quelle est leur influence ?

Déjà, il n’y a aucun parti qui lutte aujourd’hui activement contre la transphobie. Même à gauche, par exemple, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol a dit à Marianne : « Il y a une offensive transactiviste ». Et la cofondatrice de l’association anti-trans Ypomoni, Camille Lebreton, se revendique « femme de gauche ». C’est important de noter que la transphobie n’est pas l’apanage de la droite et de l’extrême droite – même si ces idées-là servent davantage la droite et l’extrême droite, qui l’inscrivent dans le cadre d’un projet de société plus large.

Les premières tribunes anti-trans dans la presse datent de 2019. Mais, en dehors du milieu militant ou des associations, il n’y avait pas vraiment de reprise presse. Puis, en décembre 2020, naissent des organisations comme l’Observatoire de la petite sirène. À l’image de l’association Ypomoni, on y trouve majoritairement des femmes qui, sous couvert de vouloir « protéger » les enfants d’un soi-disant « lobby trans », luttent pour l’interdiction des bloqueurs de puberté.

L’an passé, une proposition de loi [du groupe Les Républicains, ndlr] a été présentée à ce sujet au Sénat et elle a été adoptée en première lecture. J’ai découvert, que la proposition de loi avait été écrite par les deux fondatrices de l’Observatoire de la Petite sirène (Caroline Eliacheff et Céline Masson) et que la sénatrice LR Jacqueline Eustache-Brinio, à l’initiative du texte, leur avait juste ouvert les portes [la proposition de loi est toujours en examen à l’Assemblée nationale, ndlr].

Tout le monde est pour la protection des enfants. C’est quelque chose de consensuel. Sauf que, dans les faits, empêcher des mineures trans d’avoir accès à des bloqueurs de puberté augmente le taux de passage à l’acte, le taux de tentatives de suicide. Et derrière, les anti-trans s’en prennent aux adultes trans, puis au reste de la communauté LGBTQIA+, puis aux femmes cisgenres et hétéro, et enfin à toutes les personnes minorisées dans la société.

Donc la question de l’interdiction des (rares) transitions de mineures est un cheval de Troie, d’une certaine manière, pour s’attaquer à d’autres droits…

En France, il y aurait aujourd’hui moins de 300 mineures trans bénéficiant d’un parcours ALD [pour « affection longue durée », un mécanisme de prise en charge des soins médicaux qui peut être sollicité par les personnes trans, ndlr]. Ce chiffre donne une idée du nombre de mineures trans. Évidemment, il est sous-estimé, mais il montre à quel point il n’y a pas « d’explosion » du nombre d’enfants trans. L’année dernière, pendant les législatives anticipées, la sénatrice Jacqueline Eustache-Brinio organisait au Sénat une conférence avec une partie des lobbies anti-trans à travers le monde – dont un lobby qui a facilité l’élection de Donald Trump (la SEGM, Society for Evidence-Based Gender Medicine). Donc, derrière cette proposition de loi, l’objectif n’est pas tant d’interdire aux mineures trans d’exister, mais de se positionner dans un ordre mondial où le droit à disposer de son corps est déterminé par d’autres.

C’est le même principe que pour l’accès à l’IVG, les personnes trans vont être considérées comme d’éternelles mineures. Et donc les autres – que ce soient les médecins, les juges, les collectifs anti-trans – savent mieux que les personnes concernées ce qui serait bon pour elles. On l’a vu depuis que Trump a été réélu, on en est à plus de 940 textes anti-trans votés aux États-Unis. Trump s’attaque en parallèle aux personnes migrantes, il s’attaque à l’IVG, il s’attaque au droit à disposer de son corps. Dans son projet de campagne, c’était clairement dit.

La nuit où il a été élu, le nombre d’appels au numéro d’urgence pour les personnes LGBT a explosé de 700 % aux États-Unis. Et le 18 juin, Trump a annoncé qu’il fermait cette ligne. À chaque loi qui passe ou à chaque tentative de passer une loi contre les droits des trans, cela a des conséquences.

Dans ce contexte d’attaques répétées et virulentes contre les existences trans, quelles sont les priorités politiques ?

Il y aurait tant à dire… Peut-être, déjà, reconnaître que la transphobie est une violence. C’est un délit, ce n’est pas une opinion. Je ne saurai choisir une priorité, tant les discriminations transphobes sont étendues et systémiques. Aujourd’hui par exemple, ce sont les juges qui décident qui a le droit d’être un homme ou une femme aux yeux de la loi. Au tribunal de Paris notamment, plusieurs personnes trans témoignent d’un traitement particulièrement agressif.

Par exemple, quand les personnes refusent de joindre des photos à leur dossier, elles sont convoquées pour pouvoir être jugées sur leur apparence physique. Ça pourrait même s’apparenter à de la discrimination sur les stéréotypes de genre, parce qu’il s’agit d’être jugée « suffisamment féminine » ou « suffisamment masculin ». Pourtant, ça pourrait être très simple de retirer le genre des papiers d’identité ou juste de rendre possible un changement d’état civil libre et gratuit en mairie.

Dans son témoignage que vous publiez, OlgaAuguste Loup Volfson dit : « Je n’ai pas envie d’être “courageuxe” ou “inspirante”, je veux juste vivre pénarde. » Cette idée revient plusieurs fois dans votre ouvrage…

Le dernier chapitre du livre s’appelle d’ailleurs « Rêve et famille choisie ». L’idée, c’était aussi de montrer que le fait d’être trans n’est pas grave. Ce n’est pas quelque chose qu’on choisit, et ce n’est pas un problème. En revanche, la transphobie est problématique. La transphobie va déclencher énormément de stress minoritaire, va empêcher les personnes d’avoir accès à certains lieux, certaines opportunités. C’est très important de se rendre compte qu’en fait, être trans aujourd’hui, c’est subir des discriminations – discriminations qui peuvent être stoppées, à partir du moment où elles seront prises en compte par l’État.

Qu’est-ce que le « stress minoritaire » ?

Le stress minoritaire, c’est le fait de dire qu’appartenir à une minorité, ce n’est pas quelque chose de grave – en revanche les violences subies le sont. Il faut rappeler une chose importante : être trans, ce n’est pas une maladie, ça a été retiré de la liste des maladies en 2019 par l’OMS. Mais toutes les violences subies génèrent du stress, et c’est ça qui fait que les personnes trans se mettent davantage en danger. De plus, de nombreuses personnes trans ont des relations difficiles avec leur famille, parce qu’elle les rejette. Ce sont des personnes davantage isolées dans leur vie que d’autres minorités.

À la fin de votre ouvrage, vous parlez de « faire famille ». Qu’est-ce que cela veut dire exactement ?

« Faire famille », ce sont des amies qui vont s’allier pour recréer une dynamique qui n’est pas une famille de sang, mais une famille choisie. Ce sont les communautés trans racisées américaines qui ont commencé à employer ce terme pour désigner les amies qui prenaient le relais quand la famille biologique les mettait dehors, dans les années 1980, à l’époque du VIH/Sida. Ces personnes ont décidé de vivre ensemble et de recréer un cocon.

Aujourd’hui, c’est un terme qui se retrouve beaucoup dans la communauté queer et encore plus peut-être dans la communauté trans, parce que quand les parents, quand la famille n’est pas là, tant pour un soutien financier et qu’émotionnel, ce sont les associations et les amies qui prennent le relais. Ne serait-ce que par exemple lors d’une opération, ce sont souvent les amies, la famille choisie, qui vont être là pour faire à manger, pour faire le ménage, aller chercher la personne à l’hôpital…

Vous écrivez : « Faire progresser les droits des personnes trans ferait avancer les droits de toustes. » C’est-à-dire ? Comment participer à cela ? Sachant qu’aujourd’hui, vous expliquez que les personnes trans et queer en général soutiennent beaucoup d’autres luttes, mais que, par exemple à la manifestation du TDoR (le Trans Day of Rememberance, le jour du souvenir trans) en novembre, il n’y a plus personne…

S’engager pour défendre les droits des personnes trans n’est pas compliqué. Déjà, face à la désinformation, il pourrait être judicieux de se renseigner, de lire et d’écouter les personnes trans. Puis, je pense que rendre les espaces de lutte plus inclusifs pourrait être un bon point de départ. Par exemple, le 8 mars, peut-être faudrait-il réfléchir à arrêter de permettre à des associations qui tiennent des discours transphobes de se joindre aux cortèges. Il est aussi possible d’apporter son soutien à la communauté trans en venant pour le TDoR. Ou encore, signer la pétition de Toutes des femmes, « Juge pas mon genre », pour mettre fin au fait que ce soit les juges qui décident encore du changement d’état civil.

Il y a aussi des actions concrètes du quotidien : tout simplement prendre soin des personnes trans. Entre novembre et janvier, c’est généralement la pire période de l’année, c’est là où il y a le plus de passages à l’acte. Et c’est aussi le moment où les alliées doivent être particulièrement vigilantes, garder contact, prendre des nouvelles, aller voir si jamais il n’y a pas de nouvelles. C’est le moment autour de Noël et donc les personnes qui sont seules à ce moment-là vont encore plus ressentir le rejet familial. Et quand on n’est pas bien entouré, c’est extrêmement violent et extrêmement difficile.

Être alliée, c’est enfin pointer du doigt de façon systématique les propos transphobes, et le mégenrage. Dans un groupe de conversation, si une personne trans est mégenrée, ce n’est pas à la personne trans de dire stop, c’est aux alliées. Ce sont des petits gestes, mais ce sont des gestes qui peuvent sauver des vies. Et peu à peu, cela va permettre de changer la société.