Transition de genre : la justice ordonne à la Sécu la prise en charge d’une mastectomie

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Le tribunal judiciaire de Strasbourg a ordonné à l’Assurance-maladie de verser à un homme trans des dommages et intérêts, ainsi que le remboursement de son intervention chirurgicale, estimant que la CPAM lui avait « causé un préjudice direct et certain ».

par Julie Chansel

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Le pôle social du tribunal judiciaire de Strasbourg a ordonné le 14 mai à la caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM) de prendre en charge l’intervention chirurgicale de mastectomie bilatérale d’un homme trans. Le tribunal a aussi condamné la CPAM à verser au requérant 3000 euros de dommages et intérêts. C’est « une décision inédite en France », estime Laura Gandonou, l’avocate d’Audric [1].

Les exigences posées par la CPAM au requérant pour le remboursement de l’opération, comme un certificat médical, « sont contraires aux dispositions combinées des articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme comme de nature à créer une inégalité d’accès à la santé en fonction de l’identité de genre », explicite le jugement. L’article 8 de la Convention européenne des droits humains consacre le droit au respect de la vie privée et familiale ; l’article 14 interdit la discrimination.

La CPAM est reconnue coupable d’avoir commis une « faute » qui a « causé un préjudice direct et certain (au requérant) qui s’est vu imposer des délais supplémentaires conséquents et injustifiés dans un parcours de soins particulièrement long et complexe, l’obligeant ainsi à assumer une transition non achevée et en contradiction totale avec son nouvel état civil ».

Caractère discriminatoire et atteinte à la vie privée

« C’est la première fois qu’un juge français vient reconnaître le caractère discriminatoire et l’atteinte à la vie privée du refus de la CPAM » de prendre en charge des actes liés à une transition de genre, s’est félicitée Laura Gandonou. Ce qui était contesté dans ce dossier, c’était le refus de prise en charge de chirurgies.

Lors de l’audience, le 12 mars dernier au tribunal judiciaire de Strasbourg, la représentante de la CPAM avait fait valoir que la décision de la caisse d’assurance-maladie se fondait sur un « avis médical », tandis que l’avocate du jeune homme avait qualifié le refus « d’abusif et mal fondé ».

Dans cette affaire, Laura Gandonou s’est appuyée sur la jurisprudence européenne, en faisant valoir avec succès l’arrêt Goodwin du 11 juillet 2002] : la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait reconnu à une personne trans le droit de se marier et de fonder une famille.

La requérante se plaignait alors de la non-reconnaissance juridique de sa nouvelle identité sexuelle et du statut juridique des personnes trans au Royaume-Uni. Elle avait dénoncé la manière dont elle était traitée dans les domaines de l’emploi, de la Sécurité sociale et des pensions, et l’impossibilité pour elle de se marier. Christine Goodwin avait invoqué les articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) , 12 (droit au mariage), 13 (droit à un recours effectif ), et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention européenne des droits humains. La Cour européenne avait reconnu une violation des deux premiers de ces articles.

« Je me sens soulagé »

« Ce que dit la législation européenne, c’est qu’il ne peut y avoir d’expertise intrusive et non nécessaire sur les dossiers trans, explique l’avocate. Nous étions clairement dans cette situation. » Lors de l’audience à Strasbourg, l’avocate avait également souligné que le parcours de soins devait être le même pour les personnes transgenres et pour les autres, regrettant que des CPAM créent des conditions supplémentaires pour l’obtention du remboursement de soins liés à la transition de genre.

« Je me sens très soulagé, reconnaissant, nous a dit Audric. Cette décision est une très bonne nouvelle pour moi. Cela me retire une crainte, celle de ne pas pouvoir aller jusqu’au bout de ce que je souhaitais faire en termes de transition médicale. » C’est en 2017 que le trentenaire, soutenu dans ses démarches par sa mère, présente à l’audience, a entamé son questionnement autour de son identité de genre. En 2022, il « saute le pas, mais échelonne » son parcours « dans la durée », détaille-t-il.

Il entreprend des démarches administratives en changeant de prénom, et médicales avec la prise d’un traitement hormonal. En 2023, Audric change sa mention de genre à l’état civil. Puis, en 2024, il modifie son nom de famille « pour faire le deuil d’une relation paternelle qui n’existait plus depuis mon coming out ».

En raison de sa dysphorie de genre, il dépose une demande d’affection longue durée auprès de l’Assurance-maladie, afin de bénéficier d’une prise en charge totale de soins, notamment chirurgicaux. Mais se voit opposer un refus partiel du médecin-conseil. Audric saisit alors la commission de recours amiable de la CPAM en novembre 2022, qui refuse sa demande en janvier 2023.

Un tiers des demandes refusées par la CPAM

Pour justifier un refus de prise en charge pour des chirurgies de réassignation de genre, la CPAM du Bas-Rhin, comme d’autres caisses, invoque un protocole de 1989 de la Haute Autorité de santé, qui supposait le suivi d’un chirurgien, d’un endocrinologue, d’un psychiatre et l’émission d’un certificat cosigné par l’ensemble des médecins. Un protocole pourtant considéré comme obsolète par la HAS elle-même dans son rapport de 2009.

Dans une note de cadrage du 7 septembre 2022, la Haute Autorité de santé rappelait également les statistiques de refus de prise en charge de chirurgie de réassignation, publiées par la caisse nationale d’assurance-maladie. Le nombre de demandes (accord et refus) de prise en charge de chirurgie mammaire et pelvienne de réassignation a été multiplié par quatre entre 2012 (113) et 2020 (462). Près d’un tiers des demandes de prise en charge des chirurgies de réassignation donnent lieu à des refus des CPAM.

Sur les conseils de l’association lyonnaise Chrysalide, très impliquée dans des dossiers similaires, Audric sollicite alors l’avocate Laura Gandonou, inscrite au barreau de Lyon, et se tourne vers la voie judiciaire. Aujourd’hui, il espère que la décision du tribunal de Strasbourg « permette à d’autres personnes trans de moins subir de discriminations ». Comme son avocate, il souligne l’importance des associations de soutien.

Tout au long de ses démarches, et particulièrement à Strasbourg lors de l’audience, Audric a pu compter sur la présence à ses côtés de la Station LGBTQIA+, du Bloc révolutionnaire, insurrectionnel et féministe (Brif), de l’Organisation de solidarité trans (OST), de la CNT67, de la CGT Bas-Rhin, de Fransgenre, de SOS Homophobie, de Chrysalide, des Sing’l.é.e.s et sur Vincent Warnery, conseiller conjugal et familial, formateur et militant.

Huit autres actions en cours

Pour Laura Gandonou, certaines CPAM, et la caisse nationale d’assurance-maladie, appliquent pour les personnes trans un régime dérogatoire. Elle dénonce une inégalité de traitement. L’avocate considère que l’action des associations est « essentielle dans les recours ». Elle défend huit autres personnes trans qui ont attaqué différentes CPAM devant la justice, à Lyon, Cahors, Bobigny, Toulouse et Grenoble.

À Bobigny, deux requérants ont attaqué la CPAM de Seine-Saint-Denis. L’audience a eu lieu le 10 mars. Dans sa décision rendue le 23 juin, le tribunal de Bobigny a également apprécié le litige à la lumière des articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, soulignant que les conditions imposées par la caisse primaire d’assurance-maladie du 93 sont de nature à créer une inégalité d’accès à la santé en fonction de l’identité de genre.

Selon l’avocate et les associations, à Strasbourg, comme à Bobigny « l’objectif principal de ces recours est atteint : le caractère discriminatoire et liberticide des agissements de l’Assurance-maladie est désormais consacré judiciairement ».

Notes

[1À sa demande, le prénom du requérant a été changé.