L’affaire Bétharram libère la parole chez d’anciens élèves d’un établissement catholique breton

SociétéViolences sexuelles

Une douzaine d’anciens élèves de l’établissement Le Kreisker, à Saint-Pol-de-Léon (Finistère), dénoncent des violences physiques et sexuelles qui auraient été commises des années 1950 à 1980 par des membres du corps enseignant, révèle Splann !.

par Daniel Lauret

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Cet article fait état de violences physiques et sexuelles.

« Quand j’ai entendu parler de Bétharram, c’est comme si tout remontait à la surface. On avait mis tout ça sous le paillasson et on se rend compte maintenant que c’était pas normal. » Du bar dans lequel est assis Jacques Urien, ce jeudi 24 avril, on peut apercevoir le clocher de la chapelle Notre-Dame du Kreisker surplomber les toitures du centre-ville de Saint-Pol-de-Léon. À quelques mètres du pied de la plus haute construction gothique de Bretagne se trouve l’entrée de l’établissement scolaire privé catholique auquel elle a donné son nom et où le sexagénaire, au visage amène et à la chevelure blanche, a passé une partie de sa scolarité à la fin des années 1960.

La lumière douce de cette fin de matinée printanière contraste avec le récit de souvenirs douloureux. Fils de maraîchers croyants pratiquants, Jacques Urien affirme avoir reçu des coups et été témoin de violences physiques sur ses camarades de la part de certains enseignants du Kreisker. Et si lui-même n’en a pas été victime, il avait aussi connaissance à l’époque des agissements problématiques d’ordre sexuel de la part d’un prêtre : Jacques Choquer.

Un abbé accusé de violences sexuelles

Plusieurs anciens élèves mettent en cause l’ancien professeur de français et breton pour des propos et attitudes inappropriées à caractère sexuel, des années 1950 aux années 1980.

Il aurait ainsi eu la manie d’interroger les élèves – qu’il pouvait recevoir individuellement dans sa chambre située à l’étage du bâtiment principal du Kreisker – sur leurs pratiques masturbatoires. Il pouvait, affirme Lionel, élève dans les années 1970, se montrer « très tactile », passant parfois « sa main sous le pull » des élèves.

En classe, « il se levait et frottait son sexe contre son bureau » régulièrement, attestent plusieurs anciens élèves. À tel point que des écoliers auraient eu l’idée un jour de recouvrir avec de la craie les abords de son bureau : Jacques Choquer se serait ainsi retrouvé avec ses vêtements blanchis à hauteur du bassin.

Ronan Péron, élève de 1985 à 1986, affirme que le prêtre, qui était son professeur principal, se serait peu à peu rapproché de lui lors d’un entretien dans sa chambre et lui aurait mis une main sur le genou. « Je lui ai dit “non mais là vous déconnez !” et je lui ai demandé de me ramener chez moi », assure le boulanger artisanal de 56 ans, aujourd’hui installé à Roscoff.

une église vue en contre-plongée
La chapelle du Kreisker, à Saint-Pol-de-Léon.
© Splann !

Anita, une femme trans (le collège n’était pas encore mixte à l’époque où elle a été scolarisée, NDLR), estime, elle aussi, avoir subi du harcèlement de la part de Jacques Choquer, qui, selon elle, l’« idolâtrait ». Alors qu’elle était en première, il lui aurait laissé en bas d’un devoir une note manuscrite en rouge souligné disant à peu près ceci : « Ton devoir m’a bouleversé (…) Il ne peut qu’être l’œuvre d’une âme pure. J’aimerais beaucoup relire ce devoir seul à seul avec toi. » Anita n’a pas donné suite et d’une moyenne de 16 à 18, elle serait passée à 12 environ en français.

Les agissements de Jacques Choquer sont décrits par le menu dans le livre Tu rôtiras en enfer, publié en 2016 et écrit par Jean-Pierre Salou, un éducateur spécialisé et psychologue à la retraite ayant fréquenté le Kreisker, de 1957 à 1964. Le prêtre y apparaît sous le pseudo « L’abbé C. ». « Son surnom parmi les élèves, c’était Chocul [orthographe interprétée par Splann !, ndlr] », révèle l’auteur, aujourd’hui âgé de 77 ans. Preuve selon lui que son comportement était de « notoriété publique ».

« C’était un pervers qui jouissait que vous lui racontiez vos ’’péchés de chair’’. Sauf qu’il n’était pas mandaté pour des cours d’éducation sexuelle. » Jean-Pierre Salou juge que « ce qui est grave, c’est qu’on a donné à ce prêtre l’aumônerie de la troupe scout du Kreisker alors qu’on connaissait ses problèmes avec les élèves. »

Réaction du directeur

En fonction depuis 2022, le directeur de l’ensemble scolaire Le Kreisker, Nicolas Guillou, confirme avoir reçu un témoignage, il y a quelques semaines, concernant Jacques Choquer. Il dit en avoir été « profondément touché » : « Il est toujours bouleversant, en tant que chef d’établissement, d’apprendre que certains faits ont pu survenir dans un lieu dont la vocation première est d’éduquer, d’accompagner et de protéger les jeunes. »

Le directeur précise : « En dehors de ce contact, je n’ai reçu aucun autre signalement d’anciens élèves ou de familles, ni par écrit ni de vive voix, concernant des faits de violences. » Le diocèse de Quimper et Léon a lui aussi reçu en 2022 « le témoignage de l’épouse d’une victime aujourd’hui décédée, relatif à des violences sexuelles concernant le collège du Kreisker », impliquant Jacques Choquer.

L’institution indique n’avoir rien trouvé « dans les archives » concernant ce prêtre. Elle fait valoir par ailleurs que, « depuis 2016, avec la création d’une cellule d’écoute, et plus encore depuis la publication du rapport de la Ciase en 2021, le diocèse de Quimper et Léon s’est engagé de manière active dans la lutte contre les abus sexuels au sein de l’Église. Cet engagement se concrétise notamment par la mise en place d’une commission diocésaine dédiée à la protection des mineurs, la signature d’un protocole avec le procureur de la République de Brest [en 2022, ndlr], ainsi que l’adoption d’une charte pour la protection des mineurs et des personnes vulnérables et des formations. »

une plauqe sur un mur en pierre
Plaque apposée sur un bâtiment du lycée du Kreisker.
© Splann !

Plusieurs professeurs accusés de violences physiques

Si les violences sexuelles sont reprochées à un seul enseignant du Kreisker, les violences physiques, elles, auraient été commises par plusieurs professeurs, assurent les anciens élèves interrogés par Splann !.

Jacques Urien se rappelle de « corrections » et « d’humiliations » de la part d’un surveillant, d’enfants balancés dans de « grandes poubelles d’un mètre sur un mètre » et rossés de coups pour avoir couru pour se rendre en cours – ce qui était interdit – et même d’un élève qui aurait eu le doigt cassé, sans doute après une punition physique non maîtrisée. Atteint de troubles dys – ce qu’il n’a compris que des années plus tard – Jacques Urien évoque des états de « faiblesse » ou « d’incompréhension » en lien avec ses apprentissages.

Il aurait appris à ses dépens qu’au Kreisker, les punitions physiques ne venaient pas seulement corriger de mauvais comportements. « On recevait aussi des coups quand on était en difficulté », affirme-t-il.

Les violences physiques pouvaient, selon Yannick Dirou, 59 ans, tout aussi bien sanctionner une mauvaise note à un devoir, « une mauvaise réponse » donnée au professeur ou « une fausse note » jouée en cours de musique. « À un moment, vous êtes plus préoccupé de savoir si vous allez prendre une baffe ou une beigne qu’autre chose », explique celui qui a été scolarisé au Kreisker, à partir de 1978, et y a passé trois ans. « C’était terrible. C’était un coup à faire une fugue. J’y repense souvent et j’en ai les larmes aux yeux. »

une couverture en noir et blanc, avce Le Kreisker écrit dessus.
Couverture du périodique du Kreisker, janvier 1966.

Yannick Dirou utilise le mot « terrorisme ». Trois autres anciens élèves emploient le même terme, pourtant lourd de signification. L’un d’eux, Thierry Oulhen, en précise le sens : « D’une certaine manière, ils cultivaient la terreur et la violence chez les autres », estime cet infirmier de 56 ans, passé par le lycée, au début des années 1980. Si ce fils d’un mareyeur et d’une agente en valeurs mobilières dit n’avoir reçu qu’une gifle en un an et demi, il a surtout « vu les violences » subies par ses camarades et ressenti « une atmosphère de tension, d’humiliation, de rabaissement ».

À tel point que lui et ses frères ont décidé de quitter prématurément l’établissement, plusieurs mois avant la fin de leur deuxième année scolaire. Quasiment tous les anciens élèves indiquent que la répression au Kreisker n’était pas la même en fonction de l’origine sociale. « Il y avait une discrimination notoire entre les enfants des milieux populaires et ceux des milieux aisés », affirme Thierry Oulhen.

Des violences physiques institutionnalisées ?

Le frère de Yannick Dirou, Thomas, garde, quant à lui de « très mauvais souvenirs de violence physique » qui lui ont « gâché deux années d’école ». Il se souvient en particulier d’un professeur qui portait tout le temps des sabots et aurait mis des coups de pied dans le derrière des élèves. « On appelait ça des pointus. » Avant de préciser : « J’en ai vu des plus violentés que moi. »

Scolarisée, de 1976 à 1983, Anita, évoque pour sa part « des souvenirs visuels terribles », des « murs ensanglantés » même. Elle revoit mentalement un professeur, André Guéguen, « prendre les gamins et les projeter à terre », voire « contre les porte-manteaux ». Pourtant, dans le Léon, « terre catholique par excellence », « le Kreisker, c’était la référence ! » formule-t-elle. « À Saint-Pol, à l’époque, même ceux qui n’avaient pas de croyances y allaient. Tout le monde y allait. » La fréquence et le niveau de violences dont elle aurait été témoin la porte à parler de « violences institutionnalisées ».

Ancien professeur de français au Kreisker, Paul Rigolot, 71 ans, réfute cette expression. « Quand j’ai commencé à enseigner, aucun directeur, aucun professeur ne m’a ordonné, ni conseillé, ni même suggéré d’user de sévices corporels vis-à-vis des élèves en cas de paresse, d’insolence ou d’insubordination », assure l’un des rares enseignants à échapper aux accusations de violences de la part des anciens élèves interrogés. « La baffe était dans l’air du temps, dans certains collèges comme dans certaines familles, et pas forcément chez des gens violents. »

« Raclées »

Les baffes ou gifles n’étaient toutefois qu’un type de punition physique utilisé par les professeurs de l’époque. Et comme le font remarquer plusieurs anciens élèves, « il y a “gifles” et “gifles” ».

Jean-Claude Rohel, enseignant au Kreisker, devenu par la suite maire de Plouénan et député Républicains indépendants du Finistère, est identifié par plusieurs anciens élèves comme ayant eu l’habitude de retourner sa chevalière à l’intérieur de sa main avant de gifler les élèves, occasionnant fatalement des marques et des douleurs plus importantes. Un autre enseignant, du nom de « Sparfel », aurait utilisé la même méthode.

Un autre professeur, déjà cité plus haut, a marqué plusieurs générations d’élèves : André Guéguen. Celui-ci est cité par près d’une dizaine d’anciens élèves interrogés par Splann ! comme étant l’auteur de nombreuses violences physiques.

Attablés à la terrasse du Ty Pierre, avec vue sur le port de Roscoff, Claude, Lionel – scolarisés dans les années 1970 – et Loïc [le prénom a été modifié, ndlr], élève de 1980 à 1983, partagent leurs souvenirs d’un homme dont ils n’ont jamais oublié le nom. « Nous avions un mot pour les raclées données par André Guéguen, raconte Loïc : ’’baboren’’. Tout le monde se souvient de ce couloir noir, en haut de l’escalier monumental, dans lequel, à chaque récré, des élèves punis et envoyés par les profs attendaient que Guéguen leur donne une ’’baboren’’. Souvent les causes de ces énormes raclées étaient ridicules. André Guéguen nous a essentiellement enseigné la violence. »

Claude et Lionel en auraient été directement victimes. « Il était raide comme un piquet, les bras collés au corps, aucune expression sur le visage, à peine un rictus, raille ce dernier à propos d’André Guéguen. » Celui qui a effectué l’intégralité du collège et du lycée au Kreisker se souvient d’une scène de violence : « Guéguen m’éclate le classeur avec les gros anneaux sur la figure ». Pour quelle raison ? Il l’a oublié.

vue sur ne petite rue avec une église dans le fond
Dans une rue de Saint-Pol-de-Léon, avec vue sur la chapelle du Kreisker.
© Splann !

Claude, qui se définit lui-même comme un élève « bagarreur », assure qu’il avait « droit à Guéguen une fois par semaine ». Il se remémore un épisode lors duquel il aurait couru dans les escaliers du Kreisker avant d’être corrigé par le professeur. « Il m’a tabassé à un point que, alors que j’avais essayé de me protéger, j’ai vu tout noir avec des petits points blancs. J’étais complètement sonné. Pendant trois, quatre jours, je n’ai pas pu poser ma joue gonflée sur l’oreiller », certifie de sa voix rauque le pêcheur à la retraite de 63 ans.

Plusieurs anciens élèves racontent le « choc » d’avoir revu André Guéguen, des années après leur scolarité, à l’occasion de l’enterrement d’un proche, celui-ci assurant parfois des cérémonies religieuses localement, à Roscoff par exemple. Si aucune des victimes n’a porté plainte jusqu’alors à l’encontre d’André Guéguen, c’est parce que pendant longtemps, ses violences ont été considérées comme légitimes par leur entourage. « On disait pas trop à nos parents parce que ç’aurait été notre faute », explique Yannick Dirou. « J’ai toujours entendu dire ’’si t’en as pris, c’est que t’as mérité’’ », appuie Lionel Devaux, une autre victime d’André Guéguen, âgé de 60 ans aujourd’hui. Pour beaucoup, la prise de conscience du caractère anormal de ces violences n’est intervenue que très récemment. « Ça m’a sauté à la gueule quand l’affaire Bétharram est sortie », ajoute l’ancien pensionnaire du Kreisker.

« Oui, c’est vrai, il m’est arrivé de donner des gifles »

Splann ! a pu rencontrer André Guéguen le 24 avril dernier à son domicile. Le professeur à la retraite – il a enseigné au sein de l’établissement privé catholique, de 1963 à 1984, avant de devenir directeur du collège Saint-Ursule de 1984 à 1996 puis d’être affecté à Douarnenez jusqu’à sa retraite en 2002 – « assume » une seule forme de violence envers les élèves. « Oui, c’est vrai, il m’est arrivé de donner des gifles. Parfois peut-être par énervement », admet le retraité âgé de plus de 80 ans. Mais pas davantage. « Des parents – pas beaucoup – ont demandé des comptes. J’avais de plutôt bonnes relations avec eux dans l’ensemble. Certains participaient à la catéchèse avec moi. »

André Guéguen ajoute que « la pression était assez forte [au sein de l’établissement, ndlr]. Donc il y avait de la discipline, je le reconnais. » Quant aux « raclées » évoquées par d’anciens élèves, l’ancien professeur les réfute catégoriquement : « Non, je refuse. Il n’y a eu aucune méchanceté de ma part. Sûrement pas. » Monsieur Guéguen bénéficie de la présomption d’innocence.

Pour Jacques Urien, le fils de maraîchers, il ne s’agit pas d’incriminer uniquement des personnes, il faut dénoncer un système. « Tout le monde était coupable. Même s’il y en avait deux qui donnaient des coups et dix qui ne disaient rien, ils étaient tous coupables, dénonce-t-il. Car tout le monde savait : la direction, le personnel, les infirmiers, les médecins… »

Reconnaissance des violences

De l’avis de plusieurs anciens élèves, les violences ont commencé à diminuer fortement avec le passage à la mixité, au milieu des années 1980. Aujourd’hui, Nicolas Guillou, directeur du Kreisker, assure que l’ensemble scolaire « s’inscrit en rupture totale avec ce passé. L’attention portée à chaque élève, dans un cadre exigeant et bienveillant, est au cœur de notre projet éducatif. Cela se manifeste concrètement dans nos pratiques pédagogiques, dans le soin apporté au climat scolaire, et dans la relation de confiance construite jour après jour avec les élèves et leurs familles. »

Les anciens élèves se posent différemment face à ces agissements passés. Jacques Urien, qui avait un temps sollicité le collectif Saint-Pierre de Relecq-Kerhuon, voulait avant tout apporter son témoignage : « Je n’ai pas d’amertume, je n’en veux à personne, assure-t-il. Chacun pensait avoir raison au moment où il le faisait. Je pense qu’il y avait une volonté de bien faire, pour l’élite. »

Anita espère qu’une enquête sera menée, une cellule d’écoute mise en place et une position officielle de l’Église établie. « Il ne va pas suffire de dire que “c’était une autre époque”, juge-t-elle. Il faudra quelque chose qui puisse se graver dans la mémoire. » À ce stade, personne n’entend porter plainte. Mais pour Thierry Oulhen, l’enjeu est ailleurs : « Rendre tout ça public, c’est une forme de justice, de reconnaissance des violences. »

Boîte noire

L’affaire Bétharram – du nom du collège catholique privé de la ville de Lestelle-Bétharram, dans le département des Pyrénées-Atlantiques – est le premier scandale d’ampleur qui frappe une école en France. Les faits dénoncés par plus de 200 anciens élèves concernent aussi des violences physiques et sexuelles.

Tout au long de l’article, les professeurs du Kreisker nommés sont ceux ayant été mentionnés par plusieurs anciens élèves comme auteurs présumés de violences.

Deux personnes mises en cause sont aujourd’hui décédées. Jean-Claude Rohel est mort en 2009 à l’âge de 69 ans. Jacques Choquer est, quant à lui, mort dans sa quatre-vingt-dixième année, en 2020.

Les victimes ou témoins des violences commises dans cet établissement du Finistère peuvent écrire à l’adresse suivante : collectifsaintpierrekerhuon @ yahoo.com

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