Arrivé en France à 2 ans, il est menacé d’expulsion vers un pays qu’il ne connaît pas

par Emma Bougerol

Uwaïs, 28 ans, vit en France depuis tout petit. Il a passé sa vie de jeune adulte à se battre pour ne pas être envoyé dans un pays, les Comores, où il n’a ni souvenirs ni famille. Récit d’une vie sous la menace permanente de l’expulsion.

Dans le fourgon bleu-blanc-rouge lancé à toute vitesse sur l’autoroute, Uwaïs* colle sa tête contre la vitre. Il essaye de distinguer le paysage à travers les trous de la grille fixée à la fenêtre. « Et là, je vois Orly [l’aéroport, ndlr]. Je n’y crois pas. Je me dis que ce n’est pas possible. »

Il se souvient avoir pensé : « Toute ma vie est en France. Toute ma famille vit ici, mes parents, mes oncles, cousins… » Il se voit déjà déposé sur le tarmac à des milliers de kilomètres de chez lui, sans rien. « J’essayais de me rappeler, mais je n’avais aucun souvenir, aucune image des Comores. » Là-bas, il n’a personne vers qui se tourner, pas un membre de la famille à qui demander un toit.

Une enfance sans papiers d’identité

Uwaïs est arrivé en France en 1999, à l’âge de deux ans et demi, dans les bras de son père comorien. Il garde un vague souvenir de cette période. Ses premières années se partagent entre le canapé d’un oncle ou de cousins, la rue, puis le studio de son père, qui travaille la plupart du temps. Uwaïs se sent seul. Sa mère les rejoint finalement en 2003. La situation se stabilise un peu, la famille trouve un logement fixe, ses frères et sa sœur naissent.

À l’école, Uwaïs se sent tout aussi Français que ses copains, même s’il voit bien que lui rencontre quelques difficultés. Pour un voyage scolaire en Allemagne, il ne peut pas fournir de document d’identité à la prof. Son brevet, il le passe avec son carnet de liaison comme seul justificatif. Il sent que ce n’est pas normal. « Mais je ne captais pas vraiment, j’étais un enfant », se rappelle le jeune homme.

La mère d’Uwaïs a un permis de séjour, ses frères et sœurs plus jeunes, nés en France, ont la nationalité française. Lui n’a pas de papiers, son père repousse le moment de faire les démarches. Alors, Uwaïs obtient son bac de la même manière que le brevet, sans document d’identité. Les enseignants le connaissent bien, ils laissent passer.

À sa majorité, diplôme en poche, le jeune s’inscrit en études d’arts appliqués à l’université Paris-8. En réalité, Uwaïs n’a qu’une envie : se lancer dans la vie active. Mais pour ça, il lui faut des papiers. L’été avant sa rentrée, sa mère finit par retrouver un passeport comorien à son nom, un nom différent de celui qu’il utilisait jusqu’alors. C’est comme ça qu’il apprend que son père, en arrivant en France, avait décidé de changer leur nom pour un autre, à consonance française. « J’ai grandi en pensant que c’était mon vrai nom de famille. » Il secoue la tête.

Face à un café tiède, sa longue doudoune noire fermée jusqu’en haut, même en intérieur, Uwaïs a l’air épuisé. « Ça fait dix ans qu’on me met des bâtons dans les roues », soupire le jeune de 28 ans. « Et puis, je me suis mis des bâtons aussi… Ça a été un cercle vicieux. »

« Mais je suis censé aller où ? »

En 2015, Uwaïs fait partie des dix-huit adolescents parisiens qui déposent plainte contre la police. L’objet : une enfance dans le 12e arrondissement de Paris entachée de violences et de harcèlement de la part d’une brigade de police surnommée « les Tigres » (plusieurs agents de cette brigade ont été condamnés en première instance, mais ont été définitivement relaxés en 2022). Poussé par des éducateurs du quartier, Uwaïs se joint à la procédure sans trop y croire.

Très vite, Uwaïs range la procédure dans un coin de sa tête. Tous les matins, à 7 h, il se rend à la préfecture du 14e arrondissement pour savoir où en est son titre de séjour. De longs mois passent. Une employée compréhensive prend finalement son dossier en main. En 2016, il finit par obtenir un titre pour un an. L’étudiant arrête la fac, puis se met à faire des petits boulots « à gauche à droite » dans le quartier. Parfois du jardinage, ou alors du montage vidéo pour des associations du coin. « J’étais en train de me trouver un bon petit truc », dit-il de sa vie qui semblait, enfin, démarrer.

Avec un casier judiciaire vierge et toute une enfance passée en France, il fait sa demande de renouvellement de titre en 2017. Sa demande est refusée : il reçoit une OQTF (obligation de quitter le territoire français). « Mais je suis censé aller où ? se demande alors Uwaïs. Je suis chez moi. » Il fait appel de la décision, mais ne peut plus travailler. « Je n’avais plus de force », se remémore-t-il.

La procédure d’appel dure trois ans. Pendant ce temps, le jeune homme n’a plus d’argent. « J’étais fier, je ne voulais pas demander d’aide à mes proches », se souvient-il. Il sait bien que sa mère a un petit salaire et ses deux frères et sa sœur à charge. Alors, l’aîné accepte des petits deals. « Je n’avais aucune intention de faire carrière là-dedans, dit-il. Je voulais juste avoir un peu d’argent en attendant. »

« C’est comme si j’avais eu deux vies »

En 2018, il est incarcéré cinq mois. En sortant, il récupère un récépissé de demande de titre de séjour, qui lui permet d’être à nouveau en règle. Déterminé à reprendre le fil de sa vie professionnelle, il se rend régulièrement à la mission locale pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes du 13e arrondissement. Mais lors du renouvellement de son titre de séjour, rebelote, « tout est bloqué à cause de l’OQTF », explique-t-il, sans trop se rappeler comment il a pu profiter de ces trois mois de répit avant.

Pour la préfecture, Uwaïs est arrivé en France en 2016. Sous son nom d’avant, il n’a aucune existence pour l’administration. « C’est comme si j’avais eu deux vies, une avant mes 18 ans, et une après, résume-t-il. Au cours de cette période, je me demandais à quoi servait ma vie. Je ne rentrais plus à la maison que pour dormir le soir. Je me suis enfermé dans mon monde. » Sans perspective d’emploi ni situation légale, le jeune adulte retombe dans une spirale délétère. En décembre 2020, il retourne en prison, pour 15 mois. Il dit, la voix basse : « Quand j’étais en prison, au moins, j’étais bien. Je n’avais plus de pression. »

Derrière les barreaux, il se met à lire, reprend le sport, travaille et entame une formation pour devenir magasinier. Deux mois avant sa sortie, il récupère enfin un titre de séjour. L’horizon s’éclaircit. Il se rappelle avoir pensé en sortant, en avril 2022 : « J’ai fait deux peines, je suis fatigué, je passe à autre chose. » Il s’inscrit à une formation en informatique proposée par Pôle emploi [aujourd’hui France Travail, ndlr]. Se dit que dans quatre mois, si tout va bien, il aura son diplôme et du boulot. Avec sa copine (ils sont ensemble depuis leur année de terminale), ils prévoient même leur premier voyage à l’étranger pour l’été.

Optimiste, Uwaïs s’y prend quand même en avance pour sa demande de renouvellement de titre en ligne. « Je connaissais la musique », sourit-il timidement. Les semaines, puis les mois passent, sans réponse. L’échéance de juillet arrive à grands pas. Il se rend tous les jours à la préfecture, mais le policier à l’entrée ne le laisse pas passer : les demandes de renouvellement, c’est en ligne, point.

Explosion des OQTF pour ceux arrivés avant leurs 13 ans

Un jour, il tombe sur la femme en charge de son dossier, en train de prendre sa pause. Elle l’emmène à l’intérieur de la préfecture pour vérifier où en est son renouvellement. La fonctionnaire revient avec la nouvelle : encore une OQTF. Celle-ci court depuis février, alors qu’il était en prison. Il affirme ne jamais en avoir été notifié. Dans tous les cas, le délai pour faire appel est passé.

La situation d’Uwaïs est malheureusement de plus en plus répandue. Son avocate, Nina Galmot, témoigne d’une récente « explosion » du nombre de personnes arrivées enfants en France désormais sous obligation de quitter le territoire. « Ça existait avant, mais c’est devenu extrêmement fréquent depuis la nouvelle loi immigration de janvier 2024 et les décrets qui ont suivi. Ceux qui sont arrivés sur le territoire avant leurs 13 ans ne bénéficient plus de clause de protection. »

À l’annonce de sa nouvelle OQTF, le monde de Uwaïs s’effondre encore une fois : « Je me suis mis à trembler d’un coup. Toute force m’a quitté. » Il arrive en bas de son immeuble, s’effondre dans les escaliers. À l’évocation de ce souvenir, Uwaïs regarde dans le vide : « À ce moment-là, toute ma vie devient fade. Je finis ma formation à contrecœur, parce que je suis un peu payé. À la fin, je récupère le papier et je m’en vais. Je n’ai plus répondu à personne. Je n’avais plus envie de rien. »

La « double peine permanente »

L’avocate Nina Galmot est souvent confrontée à ce désespoir chez ses clients sous OQTF. « C’est une vie de zombie : vous ne pouvez rien faire, pas possible de commencer une formation ou d’avoir un job. » Elle parle d’une « double peine permanente » : sans possibilité de travailler légalement, poussés vers la délinquance, les jeunes finissent en prison. À leur sortie, ils sont directement amenés en rétention. S’ils en sortent, ils reviennent au même point : un cul-de-sac. « C’est suffocant », souligne Nina Galmot.

Une étude [1] menée en 2019 à Bordeaux et Paris auprès de personnes sans titre de séjour dresse un constat alarmant : « Les idées suicidaires ont une prévalence très élevée dans la population des personnes sans titre de séjour. 44 % des personnes sans titre de séjour souffrant de TSPT [troubles de stress post-traumatique] et 19 % des autres personnes sans titre de séjour ont pensé qu’il valait mieux mourir ou ont pensé à se faire du mal plusieurs jours au cours des deux semaines précédant l’enquête. »

De retour chez sa mère, Uwaïs se souvient d’une grande culpabilité : « Je mangeais gratuit, je ne faisais rien, j’avais l’impression de revenir à mes 13 ans. Ça me rendait fou. » Pour récupérer un semblant d’indépendance financière, il décide de « reprendre les enfers », comme il dit. Retour aux petits deals. Quelques mois plus tard, un matin de septembre 2023, la police perquisitionne chez lui, il est arrêté.

En prison, il regarde frénétiquement la télévision. « Je regardais tout, LCP, BFM, CNews… C’était horrible. Ça ne parlait que d’insécurité, de personnes sous OQTF, se souvient le jeune homme. Quand tu te sens visé, c’est terrible. » C’est à ce moment-là, se rappelle-t-il, qu’il comprend « que tout ça, c’est politique ». La fin de sa peine approche, et le stress revient. Depuis la cantine où il travaille, il voit passer les détenus en fin de peine emmenés par la police aux frontières.

« On a loupé tellement de choses »

En semi-liberté, il se marie avec la femme qui partage sa vie depuis le lycée. Celle qui est maintenant son épouse raconte : « On a beaucoup hésité. On voulait faire ça bien, attendre d’avoir une situation stable. On ne voulait pas avoir à raconter à nos enfants qu’on s’est mariés parce que leur père allait être expulsé de France. » L’imminence de son expulsion les pousse à se marier en novembre, entourés de quelques amis et de leur famille. Uwaïs garde un beau souvenir de ce « bon petit mariage tranquille ».

« On a loupé tellement de choses à cause de ça, se désole sa compagne. On n’a jamais pu voyager ensemble, le mieux qu’on ait fait c’est un petit séjour à Marseille. » En décembre 2024, elle part seule en outre-mer pour les fêtes. Quelques jours avant, son mari avait reçu une lettre : sa peine prendra fin le jour prévu du voyage. Uwaïs lui intime de ne pas annuler le séjour avec sa famille pour lui, lui promet de lui donner des nouvelles.

L’avion de son épouse atterrit à 17 h ce jour-là, le 12 décembre. « Rapidement, je fais les maths. S’il est 17 h ici, il est 23 h en France. Et je n’ai aucune nouvelle de Uwaïs. » Sur son téléphone, un message alarmé du petit frère de son époux lui dit qu’Uwaïs a été emmené à l’aéroport pour un vol à 21 h.

Les CRA « pire que la prison »

Quelques heures plus tôt, Uwaïs avait été emmené au centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes (Val-de-Marne). Ses yeux s’écarquillent : « C’est un monde jamais vu. Je ne le souhaite à personne. La crasse… Je ne pourrais pas le décrire. C’est cinq fois pire que la prison. »

À peine arrivé au centre, Uwaïs voit dix policiers venir chercher un Chilien pour l’emmener à l’aéroport. On appelle son nom, il se dit que c’est pour des papiers ou le prévenir d’un rendez-vous – il n’a rien signé, ni encore vu de juge. Il est 18 h 30, les agents lui disent qu’il va être emmené à l’aéroport. Son vol est dans moins de trois heures. « J’ai demandé à appeler mon avocate et ma mère, puis ils m’ont emmené. »

Sur le chemin, alors qu’Uwaïs essaye de distinguer le paysage à travers la vitre, le policier à côté de lui reçoit un appel. Le jeune homme en saisit des bribes : « centre », « avocat », son nom. Il ne partira pas ce soir. Il est ramené au CRA. Sur le chemin du retour, l’agent lui dit qu’il n’a jamais vu ça de sa carrière. Personne ne revient de l’aéroport. Uwaïs ne se l’explique pas non plus : « J’ai sûrement une bonne étoile, malgré tout. »

« Son cas est laissé à l’appréciation des juges »

Quatre jours plus tard, une juge confirme son expulsion du territoire au terme d’une audience où il n’a pas pu raconter son histoire. Avec son avocate, il fait appel de la décision. La nouvelle juge l’interroge, le laisse parler. Lors du rendu du délibéré dans la foulée, Uwaïs n’entend que « nous refusons ». Il se tourne vers son conseil, voit les larmes dans ses yeux. Il regarde sa mère, elle pleure aussi. Il comprend que cette fois, c’est bon : le 19 décembre, il est libéré.

L’OQTF court encore (la décision de justice concernait seulement l’annulation de la procédure d’expulsion) jusqu’à juillet 2025. Uwaïs et son épouse se disent tous les deux « soulagés », mais restent sur leurs gardes. Aidé de son avocate, Uwaïs a déposé un recours pour notifier de son mariage avec une ressortissante française et espérer sa régularisation. « Mais je l’ai prévenu, ce sera très long », souligne l’avocate. La préfecture pourrait très bien décider d’une nouvelle OQTF à l’issue de celle en cours. D’une voix lasse, Nina Galmot ajoute : « Son cas est laissé à l’appréciation factuelle de juges, avec une mise en balance du risque et du bénéfice qu’il représente pour la société. L’arbitraire est immense. C’est du tout ou rien. »

Mais, pour la première fois depuis longtemps, un avenir semble possible pour Uwaïs. Il n’oublie pas la proposition d’un ami, il y a quelques années, de l’embaucher dans une salle de sport dès qu’il aura des papiers. « Si je travaille là-bas, je suis l’homme le plus heureux au monde. Ma femme à mes côtés, mon appart… », s’illumine-t-il. Son fond de café froid fini, le jeune homme conclut : « Je sais que je ne suis pas le seul dans cette situation, c’est pour ça que je veux en parler. Pour que les gens ne se sentent pas seuls. »

*le prénom a été changé à la demande de l’intéressé

Notes

[1C. Prieur, P. Dourgnon, F. Jusot et al., « Une personne sans titre de séjour sur six souffre de troubles de stress post-traumatique en France », Questions d’économie de la santé, n°266, mars 2022, www.irdes.fr.