Enquête

Violences policières : des versions officielles trop souvent démenties par les faits

Enquête

par Ludovic Simbille

Très souvent, des vidéos et des témoins contredisent les versions policières lors d’une intervention meurtrière. Trop souvent, de nombreux médias n’accordent d’emblée de crédit qu’à la seule et initiale version « officielle ». Une évolution s’impose.

L’Assemblée nationale s’interroge sur les refus d’obtempérer et « les conditions d’usage de leurs armes par les forces de l’ordre ». Une mission d’information sur le sujet a été lancée par deux députés, Thomas Rudigoz (Renaissance) et Roger Vicot (PS). Les premières auditions se sont déroulées en novembre. En parallèle, la France insoumise a soumis une proposition de loi visant à abroger un article du Code de la sécurité intérieure, qui autorise depuis 2017 les policiers à ouvrir le feu sur des véhicules « dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celle d’autrui » [1]. Ces règles d’ouverture du feu avaient été élargies par Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur socialiste.

Depuis cette réforme, le nombre de personnes tuées pour refus d’obtempérer a augmenté. Les critères d’appréciation de l’ouverture du feu demeurent floues tout en reposant intégralement sur les épaules des policiers – le policier doit avoir, avant de tirer, des « raisons réelles et objectives de penser que les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie » ou celle d’autrui, tentait ainsi de préciser une note de la Préfecture de police. Autre effet plus insidieux de cette réforme, en plus de l’augmentation des interventions policières mortelles : les policiers vont être encore davantage tentés de biaiser les faits, voire de mentir, pour justifier leur acte.

Il est 8 h et 22 minutes, quand l’opérateur de police, en poste ce 27 juin 2023, remplit sa fiche d’intervention. Il pose par écrit les informations que lui communiquent, par radio, des agents en train de procéder à un contrôle routier, à Nanterre dans les Hauts-de-Seine : « Individu blessé par balle à la poitrine gauche. Le fonctionnaire de police s’est mis à l’avant pour le stopper. Le conducteur a essayé de repartir en fonçant sur le fonctionnaire. » Le conducteur, au volant d’un véhicule loué, mais sans permis, s’appelle Nahel M. Le jeune homme de 17 ans décède quelques minutes plus tard d’une balle dans le thorax.

« Le conducteur a essayé de repartir en fonçant sur le fonctionnaire » : la version policière démontée par les images

Cette version de la mort de Nahel va se diffuser au-delà de l’institution policière. Le Figaro écrit le jour même, sur la foi de « sa source policière » : « Un policier s’est alors positionné à proximité de son véhicule quand le chauffard a entrepris de reprendre sa course, en fonçant sur l’agent. Il a alors tiré sur le chauffard, le blessant au niveau du thorax. » [2] Le policier aurait donc été en état de légitime défense face à un dangereux « chauffard ».

Le meurtre de Nahel démontre, une nouvelle fois, la propension de certains médias à se contenter de la seule version policière, sans vraiment chercher à la confronter à d’autres sources. Pourtant, c’est loin d’être la première fois que le récit policier est fortement nuancé, voire totalement désavoué par les faits. Plusieurs affaires récentes démontrent que la prudence est de mise tant que seule la version policière est disponible, au risque de relayer des mensonges.

Il est 10 h 26 quand une vidéo postée par une témoin sur un réseau social révèle une tout autre réalité. On entend un policier lancer « je vais te mettre une balle dans la tête », avant d’ouvrir le feu sur l’habitacle de la Mercedes. La voiture ne fonce pas sur les fonctionnaires, qui sont positionnés sur son côté gauche, devant un muret.

Face aux millions de vues de cette vidéo devenue virale, l’auteur du coup de feu mortel nuance son premier compte rendu oral. Selon le parquet de Nanterre, il explique lors de son audition « s’être retrouvé acculé contre le trottoir et le muret situé derrière lui ». « Son collègue se trouvait toujours dans l’habitacle » au moment où Nahel a redémarré. « Il avait pris la décision d’ouvrir le feu pour éviter qu’il ne renverse quelqu’un ou “n’embarque” son collègue. »

Avant la diffusion des images de la scène, seule la version policière fait foi tant pour certains médias que pour le ministère public. « C’est sur la base de cette information fausse que le procureur de la ville de Nanterre a décidé d’ouvrir une enquête contre Nahel, pourtant décédé, pour tentative d’homicide sur un policier », rappelle l’un des avocats de la famille de Nahel Yassine Bouzrou, sur France Info. La famille a porté plainte pour « faux en écriture publique », un délit passible des assises. L’avocat des agents, Franck Liénard, avance de son côté que rien n’a été écrit puisque la fiche est basée sur des déclarations orales des agents. Le policier « n’a jamais rien écrit », dit-il.

Reste que la presse s’interroge enfin : « Les policiers ont-ils menti ? » Certains y ont vu le retour des « mexicaines », ces petits arrangements entre policiers pour s’accorder sur une seule version. Si cette question éclate alors au grand jour à l’aune du décès de Nahel, elle pourrait se poser dans nombre d’interventions mortelles des forces de l’ordre. Rares sont ces affaires dont les premiers éléments avancés par les autorités, dans les heures qui suivent le décès et avant même que la moindre enquête soit lancée, ne sont pas remis en cause ensuite par une vidéo de la scène, des témoins, une expertise ou une contre-enquête..

« L’individu s’est alors rebellé, il a fait un malaise cardiaque » : la version policière oublie la fracture du larynx et la clé d’étranglement

Autre exemple : le décès de Cédric Chouviat, qui succombe lors de son interpellation au cours d’un contrôle routier à Paris, le 3 janvier 2020. L’agent de la BAC qui informe sa hiérarchie au moment des faits décrit le contexte suivant : « Un simple contrôle routier, l’individu a commencé à les insulter, donc les collègues ont procédé à son invitation à suivre. Ce dernier s’est alors rebellé, il a refusé de les suivre, les collègues ont tenté de le menotter, mais celui-ci, résistant, a fait un malaise cardiaque. » C’est cette version qui sera initialement reprise par la communication officielle, omettant que Cédric Chouviat a fait l’objet d’une clé d’étranglement, d’un plaquage ventral, a crié plusieurs fois « j’étouffe », avant de mourir d’asphyxie due à une fracture du larynx. Ces éléments seront révélés par des vidéos et par l’autopsie.

Déroulé similaire à Nice en 2020 : « Face à un conducteur qui leur a foncé dessus délibérément, ils ont dû faire usage de leur arme pour le neutraliser », déclare le maire de la ville Christian Estrosi, après le décès de Zied B. lors d’un contrôle routier le 7 septembre, s’appuyant sur la version policière initiale clamant la légitime défense. Là encore, les vidéos révèlent que le policier qui fait feu à bout portant sur le conducteur se trouvait sur le côté et n’était pas menacé par la marche arrière du véhicule. Idem pour Jean-Paul Benjamin le 26 mars à Aulnay-sous-Bois, victime d’un « tir accidentel » selon la première version de l’agent de la BAC qui s’approche seul de la camionnette bloquée dans la circulation, puis, se sentant en danger, d’un tir de légitime défense selon son deuxième récit. Autant de versions contredites par l’enquête.

Mort dans le coma : officiellement le gardé à vue s’est cogné la tête contre les murs de sa cellule

Quand la scène est filmée par des dispositifs de vidéosurveillance, il n’est pas rare que la caméra soit subitement défaillante ou introuvable... Ce fut le cas pour celle installée dans la cellule d’Abou Bakari Tandia, à Courbevoie (Hauts-de-Seine). Sa mort en 2005 est sans doute la plus représentative de l’opacité qui plane autour de ces drames. Abou Bakari Tandia, de nationalité malienne, est interpellé et emmené au commissariat dans la soirée du 5 décembre 2004. Sa famille n’en est informée que trois jours plus tard et doit attendre encore trois jours pour être autorisée à le visiter, les policiers affirmant qu’il était toujours en garde à vue. Hospitalisé dans le coma, il ne reprendra jamais connaissance et décède le 24 janvier 2005.

La version policière affirme que le gardé à vue s’est jeté contre la paroi de sa cellule. Une version « peu compatible avec les constatations médicales et médico-légales », assure un rapport d’expertise. La caméra de la cellule ne fonctionnait pas pendant la soirée, elle aurait été vandalisée par un détenu selon les agents. Or, un rapport de l’Inspection générale des services (aujourd’hui l’IGPN) précise que la caméra, hors d’atteinte, ne pouvait être dégradée... La famille d’Abou Bakari Tandia a porté plainte pour « actes de torture et de barbarie ayant entraîné la mort ». En 2013, un non-lieu a été prononcé.

Présenté comme décédé « en marge des émeutes », mais pris pour cible par une colonne du Raid

Les vidéos n’ont pas disparu dans l’affaire du décès par arrêt cardiaque de Mohamed Bendriss, livreur Uber Eats de 27 ans, à Marseille le 1er juillet dernier, « en marge des émeutes ». Mais réunir les éléments de preuves impliquant une unité du Raid dans le décès va prendre plusieurs semaines.

Un bean bag, un petit sac compact rempli de billes et utilisé comme projectile, est d’abord retrouvé dans le phare, brisé, de son scooter, orientant les enquêteurs de l’IGPN vers une colonne du Raid, déployée ce soir-là dans les rues marseillaises alors que ses membres, formés à l’antiterrorisme, ne sont pas préparés au maintien de l’ordre. Les enquêteurs ont dû attendre plus de trois semaines pour récupérer la vidéo de la caméra installée sur le petit véhicule blindé, en tête de la colonne patrouillant dans les rues. Cette vidéo confirme d’autres images et récits fournis par des témoins de la scène. « En quelques secondes, six détonations – des tirs de LBD ou de bean bags – retentissent » pendant que le scooter s’approche du convoi, raconte Médiapart. Six semaines après les faits, trois policiers du Raid sont mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».

Des expertises balistiques qui contredisent les déclarations policières

Le CRS qui tue Aboubacar Fofana lors d’un contrôle d’identité début juillet 2018 à Nantes a quant à lui finalement reconnu avoir menti. Après avoir évoqué la légitime défense, il plaide un tir accidentel. Outre une vidéo tournée juste après son tir mortel, des passants témoignent de leur incompréhension. Des éléments techniques sont venus mettre en doute le récit du policier qui devrait comparaître pour « coups mortels ». Une inculpation que les avocats des proches endeuillés entendent requalifier en meurtre.

Dans l’affaire du Pont-Neuf à Paris, le soir de la réélection d’Emmanuel Macron en avril 2022, c’est aussi un rapport balistique qui révèle que les dix balles tirées par un agent équipé d’un fusil d’assaut atteignent Fadjigui et Boubacar par l’arrière, dans le dos. Le policier tireur avait déclaré avoir « vu le véhicule foncer sur [lui] »...

Autre affaire, le 14 octobre 2022 à Paris : des policiers se seraient « vus mourir » pour légitimer leurs tirs sur Amine B., ingénieur de nationalité algérienne, tué d’une balle dans le dos tirée par un policier stagiaire. Au volant de sa voiture, il aurait redémarré et menacé l’intégrité physique d’un des deux agents. Plusieurs passants affirment au contraire qu’il roulait « doucement » sans mettre personne en danger. D’autres affaires similaires interrogent.

Des versions policières démenties par les reconstitutions en 3D

Pour Gaye Camara qui succombe aux sept balles tirées par un agent de la BAC à Épinay (Seine-Saint-Denis), en janvier 2018, il faut attendre une reconstitution 3D réalisée par des médias indépendants, Index et Disclose, pour établir la trajectoire de la balle mortelle. Et démontrer que le conducteur ne fonçait par sur l’agent au moment où celui-ci a vidé son chargeur sans sommation. Cette même agence de modélisation, Index, a contredit l’expertise officielle concernant le décès de Zineb Redouane, octogénaire décédée dans son appartement marseillais en décembre 2018, après qu’une grenade lacrymogène a été tirée par un CRS en direction de sa fenêtre. « On ne peut pas établir de lien de cause à effet entre la blessure et le décès », assure cependant le procureur, malgré une expertise médicale constatant « un traumatisme facial sévère avec fractures ».

Dans l’affaire du décès de Rémi Fraisse, lors d’une manifestation contre le barrage contesté de Sivens (Tarn) le 26 octobre 2014, préfecture et ministère de l’Intérieur se contentent initialement d’évoquer « la découverte d’un corps ». Les autorités étaient pourtant bien au courant que le jeune botaniste était mort à la suite de l’explosion d’une grenade offensive, lancée par un gendarme [3]. « La plupart des informations données les premiers jours par les responsables politiques sur Rémi et sur ce qu’il s’est passé cette nuit-là sont fausses », s’indigne sa sœur Chloé Fraisse dans son témoignage livré aux médias Politis et Basta!. « Chaque mensonge qui a été dit sur lui continue encore aujourd’hui de créer la haine et la division. »

Dans les heures qui suivent la mort de Nahel à Nanterre, le gouvernement reste, une fois n’est pas coutume, relativement prudent dans sa communication. Ce n’est pas le cas de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur en 2005, quand Zyed et Bouna meurent à Clichy-sous-Bois, électrocutés dans un transformateur EDF en tentant d’échapper à un contrôle d’identité de la BAC. Les deux adolescents participaient à un vol sur un chantier, assène le ministre de l’Intérieur. En fait, ils rentraient tout simplement de leur séance de foot et craignaient d’être en retard.

La criminalisation des victimes ou la soudaine publicisation de leur casier judiciaire, quand ils en possèdent un, seraient censées dédouaner les fonctionnaires impliqués dans le décès, ou du moins minimiser la gravité des faits. Nahel n’y a malheureusement pas échappé. L’intérêt à communiquer pour les autorités dépend du degré d’indignation ou de médiatisation généré par une intervention policière létale, explique Paul Lederff, chercheur en sciences politiques à l’université de Lille et auteur d’une thèse sur le sujet. Diffuser le passif judiciaire d’une victime est un « avantage tactique primordial » qui peut influencer le devenir médiatique d’une affaire, souligne le chercheur.

« Calomniez ! Calomniez ! Il en restera toujours quelque chose »

 « Calomniez ! Calomniez ! Il en restera toujours quelque chose », raillait Maître Yassine Bouzrou auprès de Basta!. « Malheureusement, certains journalistes ont tendance à ne reprendre exclusivement que cette version » le plus souvent sans recoupement, ni conditionnel, ni mention de la source. Dans le cas de la mort de Nahel, le revirement médiatique a été flagrant, comme l’a montré Libération.

Cette pratique de la calomnie n’est pas nouvelle. En 1986, le journal d’extrême droite Minute n’avait pas hésité à qualifier de prostituée la sœur de Malik Oussekine – mortellement tabassé par des policiers en marge de manifestations étudiantes à Paris – sur la foi de documents issus du ministère de l’Intérieur [4]. Ce média, dirigé alors par le futur conseiller de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson, sera condamné pour diffamation après une plainte du frère de l’étudiant défunt.

En 2019, c’est un article du Parisien relatant approximativement les circonstances de la mort de Curtis Robertin qui met le feu aux poudres à Massy (Essonne). Idem à Lille quelques années plus tôt, à la suite d’une publication de La Voix du Nord autour du décès Hakim Djelassi, décédé dans un fourgon de police en 2014, puis de Lahoucine Ait Oumghar, tué par des policiers après avoir été accusé de tentative d’extorsion par la gérante d’un hôtel. Au média indépendant La Brique venu demander au journaliste une explication sur ses informations parcellaires et ses sources, il répond : « La police et le procureur. » Pas de témoins ni de membre de la famille interrogés, aucune question concernant l’autopsie ou la manière dont la police est intervenue. Un exemple de ce que certains appellent le « journalisme de préfecture », quand le journaliste relaie sans broncher la version policière pour ne pas froisser ses sources.

Paul Le Derff y voit également un désintérêt des médias traditionnels pour ce type de sujets, ainsi qu’un manque d’accès aux premiers éléments entre les mains du parquet, ou le temps que l’IGPN mène son enquête, quand celle-ci est faite sérieusement. Dans sa thèse, le chercheur donne l’exemple d’un journaliste police-justice d’un média régional qui s’est vu refermer (temporairement) la porte du commissariat, synonyme d’accès à des informations utiles au contenu de son quotidien. Le localier avait donné la parole aux proches d’un homme mort dans un local de police, qui contredisait le récit des agents impliqués. Cette dépendance aux sources policières ne date pas d’hier [5]. De plus en plus souvent, collectifs et proches de victimes travaillent eux-mêmes à des contre-enquêtes, récoltant des témoignages et pointant les incohérences.

Dans la foulée de Mediapart, Basta! ou Streetpress, les grands médias hésitent désormais moins à publier des investigations sur les affaires de potentielles violences policières illégales, comme l’illustre le travail du Monde [6]. L’extension de violences policières illégales à d’autres populations que celles des quartiers dits « sensibles », les mobilisations contre les violences d’État et l’impact des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux ne sont sans doute pas pour rien dans ce traitement journalistique plus rigoureux. Libération en a fait récemment les frais. Trois de ses journalistes ont été convoqués par la police judiciaire après la publication d’une contre-enquête sur la mort d’Amine Leknoune, tué à Neuville-en-Ferraind (Nord).

« Une nouvelle évolution se dessine. Certains policiers n’hésitent plus, alors qu’ils ne sont pas directement menacés, à tirer sur des individus cherchant à leur échapper ». Et « le devoir d’un ministre chargé de la sécurité est de “tenir” sa police », lit-on dans un article intitulé « Morts sur simple soupçon » publié par Le Monde en... 1986. La proposition d’abrogation de l’article de loi controversé sur les règles d’ouverture du feu a été rejetée par la Commission des lois le 22 novembre.

Ludovic Simbille et Ivan du Roy

En photo : Un homme en difficulté à cause des gaz lacrymogène, aux pieds des forces de l’ordre, lors de la manifestation contre les lois liberticides du 5 décembre à Paris / © Pedro Brito Da Fonseca