La vidéo ne dure qu’une quarantaine de secondes. Sur les premières images, on distingue une douzaine de personnes, de nuit, portant une banderole floquée du message « Islamist invaders not welcome in Britain » (« Les envahisseurs islamistes ne sont pas les bienvenus en Grande-Bretagne »). Dans la séquence suivante, au moins sept hommes, casquettes noires vissées sur le crâne, marchent à vive allure dans les rues de Grand-Fort-Philippe, en périphérie de Dunkerque, dans le Nord.
L’un d’entre eux porte un drapeau de l’Angleterre, un autre, celui de l’Union Jack. On les voit, munis de puissantes lampes torches, se rapprocher puis s’en prendre à un groupe d’une vingtaine de personnes exilées, assises et assoupies sur le trottoir. Ces dernières sont réveillées dans leur sommeil, la plupart semblent stupéfaites. La bande-son de la vidéo se résume à un slogan, qui tourne en boucle : « You shall not pass ! » (« Vous ne passerez pas ! »)
Cette vidéo, rendue publique le 30 septembre sur les réseaux sociaux du parti d’extrême droite britannique UKIP (United Kingdom Independence Party), a été tournée dans la nuit du 9 au 10 septembre. « Ce soir-là, les militants du UKIP ont insulté les exilés, ils ont également volé les gilets de sauvetage de certains et sont même allés jusqu’à frapper plusieurs personnes, dont une femme », détaille Salomé Bahri, coordinatrice de l’association Utopia 56.
Au cours de leur maraude nocturne, les bénévoles de cette association ont rencontré les exilés victimes de cette agression et ont recueilli leurs témoignages. « Ils ont vraiment eu peur, certains ont cru qu’ils allaient mourir », confie Salomé Bahri.
À leur tête, un leader raciste et masculiniste
Cette agression xénophobe, préméditée et mise en scène, perpétrée par des militants d’extrême droite britanniques sur le littoral nord de la France n’est pas un événement isolé. Ces dernières semaines, les actes d’intimidation ou de violence à l’encontre de personnes exilées et de leurs soutiens se sont succédé à Dunkerque et Calais. Le 7 novembre au matin, encore à Grand-Fort-Philippe, une petite dizaine de militants britanniques d’extrême droite du mouvement « Raise The Colours » (« hissez les couleurs ») se filme au bord du fleuve Aa en exhibant un immense drapeau de l’Union Jack tout en proférant leur haine des personnes migrantes.
Alors que le Royaume-Uni est confronté depuis plusieurs mois à d’importantes mobilisations anti-immigrés, les plages de la Côte d’Opale sont devenues le nouveau terrain de jeu de l’extrême droite britannique, suscitant peu de réactions des pouvoirs publics.
« Il y a toujours eu cette menace de l’extrême droite sur le littoral, mais cela s’est nettement accéléré ces derniers temps », note Salomé Bahri. Début juin, les militants de l’UKIP sont restés plusieurs jours à Calais et ont multiplié les intimidations envers les exilés et les personnes solidaires, postant systématiquement ensuite leurs vidéos sur les réseaux. À leur tête, une des figures du parti, Nick Tenconi, ouvertement islamophobe, masculiniste et anti-LGBT+, promeut l’expulsion en masse des immigrés présents sur le territoire britannique.
Les humanitaires dépeints comme des « terroristes de l’intérieur »
« Nick Tenconi et son groupe sont restés entre une heure trente et deux heures devant l’accueil de jour à nous menacer et à nous insulter, nous traitant de “terroristes de l’intérieur” et de “méchants petits communistes” », se remémore Léa Biteau, du Secours catholique. Les images publiées sur X montrent le leader de l’UKIP, dans une posture d’intimidation, accuser les équipes du Secours catholique « d’être complices de l’envoi de migrants illégaux vers le Royaume-Uni ».
Dans une autre vidéo postée le 7 juin, Nick Tenconi, mégaphone en main, hurle sur un groupe d’exilés attendant le début d’une distribution alimentaire : « Vous êtes tous filmés ! Nous allons transmettre ces images aux services de renseignement britanniques ! Vous n’êtes pas les bienvenus en Grande-Bretagne, faites-le savoir à vos amis et vos familles ! »
Le parti d’extrême droite a lancé pendant l’été une cagnotte en ligne destinée à « maintenir une présence dans le nord de la France » de ses militants « afin de localiser et stopper les bateaux ». Plus de 21 000 euros ont pour l’heure été récoltés par la plateforme GiveSendGo, déjà épinglée pour avoir hébergé des appels à dons en faveur de militants suprémacistes et néo-nazis. Ces raids de militants de l’UKIP ne constituent toutefois pas la seule menace à laquelle ont dû faire face les personnes exilées et leurs soutiens ces derniers mois sur le Calaisis et la Côte d’Opale.
Croix gammée, doigts d’honneur et excréments
« Ces dernières semaines, nous avons constaté que certaines cuves d’eau avaient été sabotées : des robinets ont été volés, l’eau a été polluée par du produit vaisselle ou encore des personnes ont volontairement déversé le contenu », indique Lachlan Macrae de Calais Food Collective.
Ce groupe de solidaires installe des citernes d’eau sur les camps de fortune où survivent les exilés, palliant ainsi les carences assumées de l’État français en matière d’accès à l’eau, un droit pourtant fondamental. « Dernièrement, une des citernes a même été taguée d’une croix gammée », ajoute le militant.
« Le 26 septembre, nous avons découvert un sac d’excréments à l’entrée de l’entrepôt », détaille Jade Lamalchi de l’Auberge des migrants, en reprenant un document sur lequel elle consigne, avec d’autres solidaires, les menaces et intimidations auxquelles ils et elles font face. La responsable associative évoque également le cas récent de filatures, par un couple dans un véhicule, au cours desquelles les personnes solidaires ont été prises en photo. « On se demande si c’est une manière de préparer de futures actions », s’inquiète la jeune femme.
« Il y a un climat ambiant qui favorise ce type d’agissements isolés, cela décomplexe le passage à l’acte », estime Léa Biteau du Secours catholique, également confrontée à « des actes de vandalisme, tels que des dépôts d’excréments ou de la glue dans les serrures des locaux ».
La salariée associative n’impute toutefois pas directement ces actes à l’extrême droite organisée, mais souligne que ces actions, qui peuvent venir d’habitants, participent à « décourager les initiatives solidaires ». Un constat partagé par Salomé Bahri qui observe régulièrement des riverains du camp de Loon-Plage, près de Dunkerque, « faire des doigts d’honneur ou insulter des bénévoles d’Utopia et des personnes exilées ».
Les groupuscules néo-fascistes français en embuscade
« À Londres comme à Paris, les responsables politiques usent d’un discours politique toujours plus dur et déshumanisant à l’encontre des personnes exilées, cela normalise ces idées et ce type de comportements, s’alarme Lachlan Macrae, ce n’est pas surprenant ensuite de voir ces agitateurs fascistes se sentir encouragés pour agir ». Le militant de Calais Food Collective rappelle que Nick Tenconi et le parti UKIP étaient aux avant-postes du mouvement anti-immigrés qui s’est répandu cet été outre-Manche.
Dans de nombreuses villes du Royaume-Uni, des rassemblements hostiles, attisés sur les réseaux sociaux par l’extrême droite, ont eu lieu devant les hôtels hébergeant les demandeurs d’asile, avec comme slogan principal « Send them home, protect our kids ! » (« Renvoyez-les chez eux, protégez nos enfants ! ») « Après ça, pour Nick Tenconi et l’UKIP galvanisés par ces mobilisations, la prochaine étape était de venir à Calais », observe Lachlan Macrae.
« On craint que les actions menées par UKIP sur le littoral ne donnent des idées à des groupes d’extrême droite locaux », analyse Salomé Bahri. Le 1er septembre, les groupuscules identitaires Nouvelle droite, basé à Lille, et Les Normaux, venus de Rouen, se sont retrouvés pour une action de communication sur une plage proche du cap Gris-Nez. Les militants d’extrême droite se sont pris en photo arborant des banderoles « Stop the boats » et en soutien à Tommy Robinson, un ancien hooligan à l’origine de l’English Defence League, un groupuscule nationaliste et islamophobe. L’activiste d’extrême droite, très influent sur les réseaux sociaux, est à l’origine de la manifestation anti-immigrés qui a rassemblé 100 000 personnes au cœur de Londres le 13 septembre dernier.
Les autorités très lentes à réagir
Le raid de l’UKIP de début septembre a donné lieu à un signalement d’Utopia 56 auprès du parquet de Dunkerque le 18 septembre. Ce n’est toutefois qu’après la publication de la vidéo sur X de l’agression perpétrée contre des exilés que la procureure de Dunkerque a ouvert une enquête. Contacté par Basta!, le parquet de Dunkerque n’a pas partagé de nouveaux éléments relatifs à cette affaire. Plusieurs associatifs restent toutefois sceptiques quant à la capacité de réaction des autorités françaises, les mêmes qui, par ailleurs, organisent des expulsions de campements toutes les 48 heures à Calais ou cautionnent les interceptions violentes de zodiacs sur les plages du littoral.
« Une ligne rouge a été dépassée : les pouvoirs publics laissent faire les propos et actes racistes et nous, en tant qu’associatifs, on se retrouve à devoir s’organiser, faire de la veille sur les réseaux sociaux afin de prévenir de futurs agissements de l’extrême droite », estime Jade Lamalchi, de l’Auberge des migrants, qui a de son côté signalé les cas de filatures auprès de la sous-préfecture de Calais, sans suite pour le moment. « On essaie désormais d’anticiper de nouvelles menaces de l’extrême droite, abonde Salomé Bahri. On prévient les bénévoles et les personnes exilés via des stories WhatsApp et on adapte nos missions sur le terrain. »
Fin septembre, dans un courrier adressé au Premier ministre britannique, Keir Starmer, un collectif de 150 organisations de la société civile britannique appelle à une réponse forte des autorités face aux intimidations et menaces grandissantes de l’extrême droite auxquelles elles sont confrontées.
Salomé Bahri conclut : « En Angleterre comme en France, cette volonté de beaucoup de responsables politiques de ne pas pointer du doigt les discours et les actes racistes est un terreau fertile, c’est une incitation à continuer et aller plus loin. »
