« On est toujours aussi déterminés. On attaque la quatrième session de 48h de grève, et il n’est pas question de lâcher », prévient Frédéric, un agent de maîtrise syndiqué à la CGT. Jeudi 19 avril, au bout des quais de la Gare de Lyon, dans la cour de l’ancien centre de tri postal décrépi reconverti en locaux SNCF, les cheminots, mobilisés depuis le 3 avril, rejoignent peu à peu leur assemblée générale. Environ 150 agents sont réunis, en fin de matinée, pour écouter les prises de parole des responsables syndicaux et débattre de la reconduction du mouvement pour lundi 23 et mardi 24 avril. En fin d’AG, la reconduction est votée à l’unanimité, toujours selon le principe de la grève perlée deux journées sur cinq.
Dans la gare, porte d’entrée du principal axe ferroviaire du pays, la ligne Paris-Lyon-Marseille, les écrans affichent quelques départs clairsemés. « Selon la direction on ne serait que 20% en grève. Pourtant il n’y a pas beaucoup de trains qui roulent !, ironise un délégué CGT. Ici, sur l’ensemble de la journée, je n’ai compté que vingt trains au départ sur les grandes lignes. » Des TGV sont bien stationnés sous les hautes verrières du grand hall, mais aucun va-et-vient de voyageurs n’anime les quais. Dans le hall 2, dont les voies sont totalement désertes, plusieurs dizaines d’usagers patientent néanmoins, calmement, sur les fauteuils. La gare tourne au ralenti.
Personne ne croit aux chiffres de la direction
« Le rapport de force fonctionne, explique à la tribune de l’AG le représentant syndical de l’Unsa. Il est en place, et il tient. » Dans l’audience, on partage ce constat : malgré des fluctuations, la grève s’est installée dans la durée, et chacun affiche sa détermination à la poursuivre. « Le niveau de grève ne faiblit pas, affirme ainsi Frédéric. Les chiffres donnés par la direction sont faux. Ils s’arrangent pour les afficher à la baisse, mais on voit bien que les trains circulent très peu ! Ils comptent les grévistes à un instant "t". Mais ça ne colle pas avec les prises de service : nous par exemple, sommes aux trois-huit. Certains démarrent à 6h, d’autres à 14h, ou encore à 22h. »
Frédéric est affecté à la maintenance, comme dépanneur TGV. « Physiquement, c’est dur, explique-t-il. Je travaille entre trois et six jours d’affilée, parfois de nuit, puis je prends entre un et quatre jours de repos. L’emploi du temps varie. Je travaille aussi trois week-ends sur cinq. J’ai 34 ans, et je commence déjà à être décalqué. J’ai de plus en plus de mal à m’adapter aux changements de rythme. En terme de vie sociale et familiale, c’est compliqué aussi. Heureusement, ma femme a des horaires fixes. » Pour faire fonctionner l’un des réseaux ferroviaires les plus performants du monde, flexibilité extrême, travail de nuit et pénibilité physique restent le quotidien de dizaines de milliers de salariés.
« Si nous perdons cette lutte, nous perdons tout ! »
Dans l’assemblée, pas de cadres et peu d’employés des bureaux. Celles et ceux qui se battent ici pour leurs futures conditions d’existence sont des conducteurs de train, des aiguilleurs, des contrôleurs, des agents de maintenance des trains ou des voies. Certains sont employés à la vente des billets. Le discours sur les supposés « privilèges » a laissé des traces. Personne ne se fait prier pour raconter son travail ou dégainer sa feuille de paie. Après quinze ans à la SNCF, Frédéric gagne autour de 2000 euros par mois, primes comprises. Son voisin, dans la même équipe mais avec un niveau de qualification moins élevé, perçoit 1600 euros par mois.
Pour eux, ce projet de réforme annonce une inévitable dégradation de leurs conditions de travail et de rémunération. Avec l’ouverture à la concurrence, les personnels de la SNCF seront progressivement transférés vers les nouvelles entreprises qui remporteront les appels d’offre pour l’exploitation des lignes. « Il est hors de question de nous faire virer de notre boîte pour aller bosser chez des concurrents ou dans les filiales créées par la SNCF, reprend, au centre de l’assemblée, le représentant de l’Unsa. Si nous perdons cette lutte, nous perdons tout ! Tout ! » « Si on ne se bat pas, on va tous finir dans une filiale, abonde le délégué Sud-rail. Avec à terme, des salaires diminués d’un quart ou d’un tiers ! »
« Il faudrait que nous soyons un peu moins prévisibles »
Alors que la Gare du Nord est passée, il y a une semaine, en grève chaque jour reconductible, ici les modalités actuelles du mouvement semblent, pour l’instant, peu débattues. Un représentant du centre de fret de Villeneuve-Saint-George vient porter un message : « La grève deux jours sur cinq fonctionne très bien. Mais ça ne va pas être suffisant. » Tout comme un autre militant qui prend la parole un peu plus tard dans le même sens, il est cependant très applaudi par l’assemblée. C’est le cas aussi d’un étudiant de l’université Paris 1, qui annonce les 6000 euros collectés pour les cheminots lors d’une soirée organisée à Tolbiac. « Si vous voulez occuper une gare, je peux vous assurer que tous les étudiants seront là ! », lance le jeune homme.
La reconduction de la grève votée, l’assemblée se met en route pour une action symbolique : occuper quelques dizaines de minutes un ancien poste d’aiguillage à l’entrée de la gare, fumigènes et fanfare à l’appui. En chemin, Anne*, contrôleuse d’une trentaine d’années, donne son opinion sur le mouvement : « Avec une grève reconduite chaque jour, nous n’aurions pas tenu aussi longtemps. Là on perd moins d’argent, ça convient à tout le monde. La grève perlée nous permet de tenir sur la durée. Par contre, la direction commence à s’adapter, parce que le calendrier est connu à l’avance. Maintenant, il faudrait que nous soyons un peu moins prévisibles. »
Des contrôleurs formés en quelques heures
Confrontée à l’intensité de la grève chez les personnels roulants et certains postes clés comme les aiguilleurs, la direction tente de parer le mouvement, tout en conduisant une véritable « bataille sur les chiffres », selon les termes d’un délégué CGT. Pour cela, elle mobilise notamment des membres de l’encadrement : « Ils prennent des cadres, dans n’importe quel service, qui sont formés quelques heures et affectés au contrôle des billets, raconte Anne. Ceux qui font ça obtiennent des primes. Mais un contrôleur, normalement c’est six mois de formation. Nous avons des prérogatives importantes en matière de sécurité. Eux, ils n’y connaissant rien ! »
Même son de cloche chez les conducteurs : « Tout est fait pour baisser les chiffres concernant les trains à l’arrêt, juge Ben*, un conducteur de train. Ils font conduire des chefs du service traction. Souvent, ce sont d’anciens conducteurs, ou des gens qui ont fait un peu de conduite avant de devenir cadres. Ils sont toujours habilités, mais ils ne conduisent que de temps en temps. » Selon Ben, pour éviter un arrêt total de la ligne D du RER, 25 conducteurs tournants, autrement dit des agents qui n’ont pas de poste fixe, y auraient été affectés. « C’est un traitement spécial pour Paris, poursuit Ben. Mais ça veut dire qu’ailleurs, il y a des trains à l’arrêt. »
Selon Fabien, le délégué Sud-rail, ces conducteurs appartiennent à un groupe dénommé « Pool fac » (comme « facultatif »), une sorte de réserve de conducteurs spécialement dédiés au remplacement des salariés absents, et qui tourneraient à plein régime durant les périodes de grève. « C’est leur fonction, ce sont des briseurs de grève, avance Fabien. Ils sont en détachement complet, beaucoup mieux payés que les conducteurs classiques. Il y en a 90 qui tournent en Île-de-France. La contrepartie, c’est que pour eux, il n’est pas question de faire grève. »
« Si le gouvernement ne cède pas, il faudra monter en puissance »
Des stratégies comparables sont rapportées chez les aiguilleurs par Yannick* : « Sur mon poste d’aiguillage, nous sommes cinq. Un jour, nous étions tous en grève. Et c’est un de nos chefs qui a tenu les cinq postes à lui seul ! En plus, il y avait des zones en travaux. En matière de sécurité, c’est complètement improbable ! » Au passage, Yannick dénonce les conséquences de la libéralisation : « On en voit les effets sur le fret [qui a déjà été ouvert à la concurrence, ndlr]. Nos techniques de travail sont anciennes, éprouvées. Mais les entreprises privées n’ont pas le même mode de fonctionnement. Avec elles, c’est le boxon. Parfois, on ne reçoit pas les bonnes infos. Leur objectif est de gagner de l’argent, donc elles mettent la pression pour faire partir des trains même si les conditions ne sont pas optimales. »
« Si l’on bloque, ce n’est pas par plaisir, poursuit le jeune homme. C’est pour que l’on nous écoute. » Yannick s’interroge également sur la bonne manière de poursuivre la grève : « Le mouvement est stable et bien ancré, mais son impact baisse, parce que la direction s’adapte. Il faudrait faire des changements, de manière à retrouver un impact plus fort. » Comme plusieurs de ses camarades, le jeune cheminot estime que la grève dite « perlée » est une stratégie adaptée. Mais que si le gouvernement ne cède pas, « alors à terme, il faudra monter en puissance ».
@Thomas_Clerget (texte et photos)
*Prénom modifié à la demande de l’interviewé.
Photo de Une : CC Serge d’Ignazio