Le banc des prévenus est désespérément vide dans la salle d’audience de la cour d’appel de Nîmes jeudi 22 mai. Yasmine Tellal, elle, est bien présente, aux côtés de son avocate et de ses nombreux soutiens. Ancienne employée de Laboral Terra, une entreprise de travail temporaire espagnole proposant de la main d’œuvre aux entreprises et exploitations agricoles françaises, Yasmine a brisé le silence en 2020 en décidant de saisir la justice. « On était traités comme des animaux », nous avait-elle confié dans cet article de 2020, évoquant les journées de travail de neuf heures, sans pause, où il fallait manger en cachette, les heures supplémentaires jamais payées, et les agressions sexuelles.
En première instance, les deux gérants de l’entreprise, Diego Carda Roca et Sonia Ferrandez Fullera, ont été condamnés à verser à Yasmine et trois autres anciens travailleurs détachés, près de 100 000 euros d’indemnités, au titre des préjudices économique, financier et moral – soit 25 000 euros chacun. Les gérants ont fait appel de cette décision. Ce qui explique la tenue d’une nouvelle audience à Nîmes.
Des prévenus partis en Espagne
Yasmine a fait la route depuis la région de Toulouse où elle vit désormais. Malgré la sclérose en plaques qui l’épuise et l’oblige à se tenir appuyée sur une béquille, elle voulait être là. Les violences subies en tant que femme, le harcèlement, le chantage et les agressions sexuelles ont disparu des charges retenues contre les responsables dans le procès pénal, comme dans les autres précédemment gagnés aux prud’hommes. Yasmine espère pouvoir lors de cette audience en appel rappeler ce que la justice omet de juger.
Mais face au tribunal, nulle trace des représentants de Laboral Terra ni de leur avocat. « Ils sont partis en Espagne, dit simplement la juge qui se tourne vers Yasmine. Des personnes ont été condamnées à vous verser des dommages et intérêts en première instance. Ils ont fait appel mais ne sont pas là. C’est sur ces éléments que la Cour statuera », précise la juge.
Yasmine s’avance vers la barre et tente de dire quelques mots, la juge écourte. Le tribunal annonce une décision le 19 juin avant de passer à l’affaire suivante. L’absence de Laboral Terra laisse supposer que le jugement en première instance où Laboral Terra avait été condamné à de lourdes peines, va être confirmé. Mais au moment où Yasmine sort de la salle d’audience, c’est la colère et la sidération qui marquent son visage.
« Je suis venue pour des miettes »
« Ils ne sont pas venus car ils n’ont pas envie d’être confrontés à une nouvelle condamnation », lâche l’avocate, à la sortie du tribunal. Ce que confirme Yasmine : « Les gérants ont fait appel pour gagner du temps. » La stratégie est bien rodée. À chaque condamnation judiciaire, d’abord aux prud’hommes puis au pénal, Laboral Terra a fait appel. Cela a permis à la société de se déclarer en liquidation judiciaire pour être insolvable sur le plan économique afin de ne pas payer les indemnités.
Le couple de gérants, qui a écopé de cinq ans de prison dont deux ferme en juin 2022 par le tribunal correctionnel d’Avignon pour « travail dissimulé », n’a pas été incarcéré. Les autorités savent que les deux se trouvent en Espagne. Yasmine soupçonne les gérants de « liquider ce qu’ils ont et de chercher à disparaître ». « Nous on reste en galère. Je suis venue de très loin ici pour des miettes », souligne-t-elle. C’est normalement la caisse de garantie de salaires qui doit prendre le relais pour les indemnités mais la procédure traine. Le cabinet d’avocats de Yasmine envisage un projet de requête auprès de la Civi, Commission d’indemnisation des victimes d’infraction. Mais le sentiment d’injustice prédomine.
« C’est l’impunité totale, dénonce Béatrice Mesini, chercheuse et membre du Collectif de défense des travailleuses et travailleurs étrangers dans l’agriculture (Codetras). Ce système de détachement des travailleurs facilite la dilution des responsabilités entre les entreprises prestataires et les entreprises utilisatrices. Sur le plan des responsabilités, il n’y a plus personne. C’est le flou ! On ne retrouve pas les fonds. »
« L’État nous a abandonnés »
Depuis le début de l’affaire, Yasmine Tellal a subi de nombreuses pressions et menaces. « J’ai le sentiment que l’État nous a abandonnés, dit-elle, après huit années de procédures épuisantes. C’est pourtant l’État lui-même qui nous avait demandé de porter plainte. » Pour aider la cheffe de brigade de la police aux frontières à monter un dossier d’instruction, Yasmine a indiqué à la police où se trouvaient les entreprises, les plaques d’immatriculation, l’adresse des gérants à Avignon... « Je me suis déplacée, j’ai fait les photos, j’ai réuni les infos pendant un an et demi, j’ai transmis tous ces éléments et j’ai tout payé de ma poche », énumère-t-elle.
La juge d’instruction a de son côté auditionné la Mutualité sociale agricole (MSA), mais n’a jamais contacté Yasmine ni ses collègues. « L’État a retenu seulement les conclusions de la MSA et a écarté les victimes, dénonce-t-elle. C’est un journaliste qui m’a alertée en juin 2021 pour me dire que l’affaire était passée au tribunal et que Laboral Terra avait été condamné à verser 3,8 millions d’euros à la MSA. Ni nous, ni notre avocat n’avions reçu de convocation. »

À l’extérieur du tribunal, les soutiens sont venus, nombreux. « Ce soutien c’est une façon d’éviter la ’’silenciation’’ : ça permet aux victimes de parler », note Béatrice Mesini, alors qu’aucune investigation sur les faits de harcèlement et d’agressions sexuelles n’a été conduite jusqu’ici. « Grâce à vous, je suis encore debout depuis toutes ces années pour me battre contre cette exploitation, cette traite d’êtres humains, ces agressions sexuelles, dit Yasmine, au micro. S’il faut aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, j’irai. »