Édition : les trois quarts du secteur entre les mains de cinq grands groupes

SociétéArts et cultures

Comme pour les médias, l’édition souffre d’un grave problème de concentration : cinq groupes détiennent trois quarts du secteur. On y retrouve aussi Bolloré parmi les puissants propriétaires. Mais les éditeurs indépendants ne baissent pas les bras.

par Malo Janin

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Le livre, comme les médias, n’échappe pas aux logiques capitalistes des grands groupes d’édition. « L’édition est un média comme les autres, ce qui se voit de plus en plus, car ils ont souvent les mêmes propriétaires », rappelle Thierry Discepolo, fondateur de la maison d’édition Agone, et auteur de La Trahison des éditeurs.

La carte « Édition, qui possède quoi », réalisée par le média Le Vent se lève et Agone, en partenariat avec Le Monde diplomatique, et rendue publique en avril, représente ce phénomène de concentration de l’édition entre les mains de quelques-uns.

À la tête des deux groupes d’édition les plus imposants de France, on retrouve les milliardaires Vincent Bolloré (Hachette) et Daniel Kretinsky (Editis). Le premier possède aussi le groupe de médias qui détient CNews, Le Journal du dimanche ou encore Europe 1. Le second, milliardaire tchèque, est propriétaire à travers son groupe CMI des hebdomadaires Franc-Tireur et Marianne, et est actionnaire du groupe TF1.

Au total, cinq groupes se partagent aujourd’hui 75 % du chiffre d’affaires du secteur de l’édition en France : Hachette (Fayard, Stock, Grasset, Larousse), Editis (La Découverte, Delcourt, Robert Laffont, Nathan), Média Participations (Seuil, Fleurus, Dargaud), Madrigall (Gallimard, Flammarion, Folio) et Albin Michel. Si l’on ajoute les cinq plus grands groupes suivants, 87 % du chiffre d’affaires de l’édition sont aux mains de dix entreprises seulement, ne laissant que 13 % du gâteau aux plus petits groupes et aux indépendants.

Vue de la carte "édition, qui possède quoi"
La version papier de la carte « Édition, qui possède quoi ? » est disponible en librairie au prix de 18 euros.

La concentration du monde de l’édition tient avant tout à la conjugaison de deux facteurs : l’écrasement et l’invisibilisation des concurrents des grands groupes. Pour l’éditeur Thierry Discepolo, « la surproduction suit une stratégie de saturation et d’occupation du terrain ». Il faut remplir le plus possible les étals des libraires pour y afficher ses couvertures, booster ses ventes, et empêcher les autres de prendre la place. Mais cette surproduction fait du mal aux éditeurs indépendants.

« Je monté ma maison d’édition pour faire porter les voix des femmes, des colonisées, des personnes rurales. Je ne peux vivre de mon activité que depuis un an, avant c’était du bénévolat pour pouvoir payer les auteurices », témoigne l’éditrice indépendante Maud Leroy, qui a fondé les Éditions des Lisières en 2016. Un travail colossal, qu’elle gère seule depuis sa maison en Drôme, pour vendre et éditer ses cinq livres par an.

Les grands groupes, eux, publient des centaines d’ouvrages par an, conscients que seuls quelques-uns d’entre eux survivront. Les titres qui doivent fonctionner sont présélectionnés à l’avance, poussés vers les prix littéraires et dans les médias. Le reste, destiné au pilon – ce qui n’est pas un souci puisque ces groupes se permettent de larges économies de marge. Les maisons d’édition indépendantes, qui ne produisent pas en masse, ne peuvent se permettre cette stratégie économique et se retrouvent ainsi effacées des librairies.

Selon l’historien Jean-Yves Mollier, auteur de plusieurs ouvrages sur le monde de l’édition, ce système s’explique en partie par une centralisation propre à la France. Chez nous, le seul pôle littéraire se trouve Paris, quand en Italie, en Allemagne ou en Espagne, il existe plusieurs pôles de production dans différentes villes. D’un autre côté, il y a de moins en moins de librairies. « En 1900, il y avait 9000 librairies en France. Il en reste 3000 à 3500 aujourd’hui », détaille l’historien.

Des géants à la fois éditeurs et distributeurs

S’ajoute à ces éléments la force de frappe médiatique des grands groupes. Le fait de disposer d’un solide coussin financier de par sa taille permet de faire de la publicité, d’acheter des espaces dans la presse, ou de faire de la promotion dans des médias à large audience – que certains groupes d’éditions possèdent. Puisque les grands groupes d’édition raflent aussi la plupart des prix littéraires, la focale du public se dirige avant tout vers eux.

Par ailleurs, les géants comme Hachette ne sont pas seulement éditeurs, mais aussi diffuseurs, ce qui consiste à assurer la promotion commerciale des ouvrages ; et distributeurs, chargés de stocker, expédier et facturer les ouvrages édités. « Ils ont évidemment bien plus de capacité pour convaincre les libraires de prendre leurs commandes, en proposant des remises, que l’éditeur indépendant qui gagne difficilement sa vie ne peut pas se permettre », précise Jean-Yves Mollier.

Anne Kawala et Marc Perrin, par exemple, gèrent les éditions Sahus Sahus, basées en Haute-Loire. Les deux amies viennent d’éditer leur second ouvrage Élever, qui raconter le métier d’éleveuse. « Pour vendre le livre en auto-distribution et auto-diffusion, je pars avec des centaines d’exemplaires dans le coffre faire le tour du pays. La semaine prochaine, je vais sillonner la région lilloise, raconte Marc Perrin. Pour le moment, ils n’ont pas réfléchit à leur propre rémunération. Évidemment, je ne peux pas faire les remises des grands groupes : heureusement que les libraires aiment les beaux livres. »

« Les grandes maisons produisent une telle quantité de livres, avec des économies d’échelle tellement démesurées que la véritable édition, lente, pondérée et réfléchie, n’a plus de place », se désole Thierry Discepolo, des éditions Agone. Avec la montée en puissance du groupe de Vincent Bolloré, à la fois dans les médias et l’édition, se pose aussi la question de l’influence idéologique de telles entreprises via les livres. « Jamais la France n’avait connu une telle concentration de moyens d’information et de communication entre des mains susceptibles de les utiliser pour faire triompher leur idéologie », pointait en 2024 Jean-Yves Mollier dans son ouvrage Brève histoire de la concentration dans le monde du livre (publié chez Libertalia).

Influence idéologique

La nomination de Lise Boëll, ancienne éditrice de Zemmour, à la tête des éditions Fayard quelques mois après le rachat de celles-ci par Vincent Bolloré, a fait craindre un virement très droitier. Le constat est que Fayard édite aujourd’hui Jordan Bardella, Philippe de Villiers et Xenia Fedorova, l’ex-directrice de la chaîne de propagande russe Russia Today. « L’ingérence des propriétaires de groupes d’édition peut exister mais en général à la marge. Un seul le pratique ouvertement : Bolloré, pointe Thierry Discepolo. Il agit en engageant des personnes qui suivent sa ligne idéologique, ou qui ont peur et qui obéissent. »

Fin 2024, des dizaines de librairies françaises indépendantes avaient lancé un appel à boycotter les livres d’Hachette, propriété de Bolloré : elles avaient décidé de ne plus les mettre en avant, voire de les retirer des rayons. L’initiative s’inscrivait dans la campagne « Désarmer l’empire Bolloré », lancée en juillet 2024 à l’appel de différentes organisations (écologistes, féministes, syndicales...) dans une situation politique bien particulière, après les législatives anticipées. Pour l’éditeur d’Agone, « cette urgence ne doit pas occulter la réalité du système qui a permis à une seule personne de disposer de pareil pouvoir : la concentration capitalistique ».

Des solutions pour les indépendants

Face à ce système, les éditeurs indépendants luttent pour maintenir des conditions qui permettent de s’impliquer pour chaque ouvrage. Thierry Discepolo milite ainsi pour un statut pour l’édition indépendante, calqué sur la définition proposée par le Centre national du livre d’un éditeur indépendant : ne pas être la propriété d’un groupe et ne pas dépasser un chiffre d’affaires annuel d’un demi-million d’euros – plafond qui pourrait être augmenté. L’éditeur propose également de mettre en place des avantages fiscaux pour les éditeurs indépendants, ainsi que des tarifs postaux préférentiels.

Ces mesures ne seraient toutefois que des pansements. Le plus gros du travail consiste à s’attaquer à la cause de la concentration dans l’édition : légiférer pour empêcher de grands groupes de posséder à la fois des maisons d’édition, des médias, des entreprises de diffusion-distribution et des chaînes de librairies. En d’autres termes, pour le fondateur d’Agone, il faut limiter la taille des géants de l’édition pour en réduire la capacité de nuisance sur le reste du secteur.

« L’anti-modèle absolu du livre, c’est la chaîne d’information en continu, résume Thierry Discepolo. Pourtant, plusieurs d’entre elles ont le même propriétaire que celui du plus gros groupe éditorial français, Hachette, dont les dirigeants traitent le livre comme un produit pour vendre des droits pour des films ou des séries. »