« Une nouvelle page de l’histoire nucléaire française va s’ouvrir. Le temps des grands projets nationaux est aujourd’hui revenu. » Quand le 7 mars 2024, Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie, prononce ces mots à La Hague, dans la Manche, la surprise est de taille pour les journalistes présents.
Le ministre était alors en visite sur le site normand de l’entreprise Orano (ex-Areva) spécialisé dans le recyclage des combustibles nucléaires, et y a annoncé en grande pompe le projet « Aval du futur ». Le programme prévoit l’installation d’une nouvelle usine de retraitement, une usine de fabrication de Mox, (pour Mixed Oxide fuel), un type de combustible nucléaire extrêmement radioactif fabriqué à partir d’un mélange d’uranium appauvri et de plutonium recyclé, et trois bassins d’entreposage de combustibles usés.
Le coup est dur pour les opposants à l’extension des infrastructures nucléaires en Normandie. « En actant ce projet, on lie définitivement le territoire au nucléaire alors que des riverains ont parfois imaginé leur avenir autrement », analyse Youenn Gourain, chercheur en urbanisme qui a travaillé sur le poids du nucléaire sur ce territoire. « Ces nouvelles piscines nucléaires hypothèquent les possibilités du futur. Quel avenir donne-t-on aux familles et aux riverains qui habitent là-bas ? »
Les piscines nucléaires saturées
Considérée comme l’une des zones les plus nucléarisées au monde, la presqu’île du Cotentin accueille déjà l’usine de retraitement de La Hague, les deux réacteurs nucléaires de la centrale de Flamanville, le méga-réacteur EPR en phase de démarrage ou encore l’arsenal de Cherbourg et ses sous-marins nucléaires. Jusqu’à il y a peu, EDF y prévoyait la construction d’une nouvelle « piscine » (un immense bassin) pour stocker du combustible radioactif usé.
Celle-ci aurait dû s’ajouter aux quatre bassins existants, qui sont déjà presque pleins de déchets nucléaires. « Les piscines actuelles arrivent à saturation, que ce soit au sein des centrales d’EDF ou des unités de production de La Hague », confirme Laure Noualhat, journaliste spécialisée dans le nucléaire, autrice du livre Le Nucléaire va ruiner la France (Seuil, mai 2025).
Le projet d’extensions des piscines nucléaires avait déjà déclenché une levée de boucliers localement, avec notamment la création du collectif Piscine nucléaire Stop en 2021. Avec le nouveau programme annoncé par Bruno Le Maire l’an dernier, ce n’est pas un bassin qui va être construit mais trois.
Mobilisations en juillet
« Nous apprenons seulement par voie de presse l’évolution du projet, sans avoir eu la moindre réunion d’information avec les acteurs du projet ou des élus locaux, dénonce Laura*, membre du collectif et habitante de Querqueville, non loin de La Hague. Tout est présenté sous un jour extrêmement positif dans la presse locale, nous sommes actuellement les seuls à mettre en place des évènements pour apporter une autre lecture du projet », ajoute-t-elle.
Ce jeudi 22 mai, Piscine nucléaire Stop propose une réunion d’information à la salle des fêtes de Cherbourg et organise trois jours de mobilisations dédiés au nucléaire sur le territoire les 18, 19 et 20 juillet 2025 à La Hague.
Les riverains informés via la presse locale
Afin de renforcer l’acceptabilité du projet Aval du futur chez les habitants du Cotentin, Orano (dont l’État français est actionnaire à plus de 90 %) mise beaucoup sur la presse locale et tout particulièrement sur l’hebdomadaire La Presse de la Manche (issu du groupe Ouest France).
Neuf jours séparaient des interviews exclusives de trois dirigeants du groupe Orano, le directeur du programme Aval du futur Nicolas Ferrand les 28 et 29 mars 2025 ; Stéphanie Gaiffe ; la directrice du site ; puis Nicolas Maes, le directeur général du groupe, interviewé le 8 avril.
C’est l’échange du journal avec le nouveau venu Nicolas Ferrand qui a interpellé certains lecteurs. L’homme de 52 ans était auparavant directeur général de la société de livraison des ouvrages olympiques, la Solideo. Il a donc mené à bien les chantiers des Jeux olympiques de Paris 2024. Arrivé en septembre dernier à Orano, il est décrit par La Presse de la Manche comme « un homme à relever des défis, (…) engagé dans un pari encore plus fou », au « CV qui compte plusieurs chantiers colossaux et quelques lignes alléchantes ».
Ne pas faire trop de bruit
L’homme y avance que le programme Aval du futur est « le plus grand projet industriel du monde » et qu’Orano construit à La Hague « l’usine de 2040, qui tournera encore en 2125 ». À l’échelle nationale en revanche, presque aucun média ne semble s’intéresser au sujet.
« Cette sous-médiatisation au niveau national correspond à l’idée qu’il ne faut pas que ce projet fasse trop de bruit, afin que l’on ne remarque pas ses failles démocratiques. Car il n’y a pas eu de concertation des habitants, estime l’urbaniste Youenn Gourain. Il s’agit en plus d’infrastructures critiques, très vulnérables, qui peuvent devenir des cibles en cas de conflit militaire, comme c’est le cas des infrastructures nucléaires en Ukraine. »
Contacté par Basta!, le groupe Orano a répondu par le biais de son service de communication, qui précise que le groupe « sera particulièrement vigilant à conduire un dialogue régulier et de qualité avec l’ensemble des parties prenantes dans le territoire, comme nous l’avons toujours fait depuis la création du site ».
Flou financier
Étant donné l’importance du projet, des questions demeurent quant à sa faisabilité même. « Entre les annonces politiques et la réalité économique et industrielle, il y a un gouffre gigantesque, affirme Yannick Rousselet, consultant indépendant en sûreté nucléaire et expert du domaine chez Greenpeace France. Personnellement, je ne crois pas du tout à ce projet aujourd’hui, que ce soit en termes de réalisation, de taille ou encore de délais. Pas un euro n’a été provisionné pour le moment », poursuit l’expert.
Dans les interviews accordées par les responsables d’Orano à la presse locale, aucun coût n’est annoncé à court comme à long terme. Tout juste Nicolas Maes, le directeur général d’Orano, estime que le coût global du projet serait équivalent à « plusieurs EPR », dans son interview à La Presse de la Manche.
« Bruno Le Maire expliquait lors de sa visite de mars 2024 à La Hague qu’en matière nucléaire, l’unité de compte est la dizaine de milliards d’euros », situe Laure Noualhat. « Le chantier des deux EPR de Hinkley Point C [projets d’EDF en Angleterre, ndlr] est l’illustration parfaite du dérapage financier au nom de l’expérience acquise, ajoute la journaliste. On est passé de 22 à plus de 50 milliards d’euros pour deux réacteurs. »
Si les finances suivent, Orano va aussi devoir recruter pour construire les énormes structures à venir, puis pour les faire fonctionner. Le groupe communique à ce sujet sur les réseaux sociaux, comme sur Instagram où il espère attirer de jeunes recrues avec de courts clips.
« C’est difficile de trouver du monde actuellement, fait remarquer Yannick Rousselet. Ils en sont arrivés à aller démarcher sur les marchés, comme celui de Cherbourg par exemple, pour trouver des travailleurs... » Ce sont au moins plusieurs milliers de travailleurs et travailleuses qui devraient débarquer pour ce nouveau chantier.
Il faudrait aussi du foncier pour mener à bien le projet. Il y a plusieurs semaines, le collectif Piscine nucléaire Stop est parvenu à faire annuler, pour vice de forme, la vente d’une parcelle de la commune de La Hague à Orano. Le tarif était fixé à 100 fois le prix estimé par les services de l’État. Dans la région, seule l’industrie du nucléaire peut acquérir un terrain si cher. De plus, selon un document obtenu par Basta!, plusieurs agriculteurs voisins du site d’Orano ont été sondés récemment par l’agglomération du Cotentin qui souhaitait savoir s’ils avaient des parcelles à vendre.

« Orano peut faire croire tout ce qu’il veut, il y a là-bas une bataille du foncier, estime Guillaume Hédouin, conseiller régional écologiste de Normandie. Nous sentons que nous faisons face à des intérêts industriels qui sont hors de contrôle des citoyens », déplore l’élu.
« Que va devenir notre territoire avec ce projet ? » s’interroge pour sa part Claire*, qui vit à Omonville-la-Rogue, tout près de là.
De son côté, la mairie de La Hague souligne auprès de Basta! via son service de communication, que sa « préoccupation majeure est d’exprimer les appréhensions et les questionnements des habitants auprès des acteurs concernés et de veiller à leur prise en compte ».