Tout un symbole des alliances internationales des extrêmes droites. Mardi 4 novembre, c’est à la maison de l’Argentine, à la Cité internationale de Paris, qu’a été présenté pour la première fois en France « The Great Reset » ou « Grande réinitialisation », plan de l’extrême droite européenne pour démanteler l’UE. Quelques jours après la victoire inattendue du parti du président argentin Javier Milei aux élections législatives argentines de mi-mandat, l’introduction de la soirée était confiée au directeur de la Maison, Santiago Muzio, avocat franco-argentin.
L’homme est l’associé de Marion Maréchal dans son Institut de sciences sociales, économiques et politiques (ISSEP), une école privée de sciences politiques à Lyon. Au programme : la présentation d’un projet de réforme « contre la dérive centralisatrice de Bruxelles », pour « remettre la souveraineté nationale au cœur de l’UE ».
Derrière cette feuille de route détaillée en 40 pages figurent l’Institut polonais ultraconservateur Ordo Iuris, groupe de lobbying auprès des institutions européennes et proche du parti national-populiste et eurosceptique Droit et Justice (PiS), et le Mathias Corvinus Collegium, (MCC), think tank hongrois financé par le gouvernement du fondateur du Fidesz, Viktor Orbán.

Ces deux organisations très actives à Bruxelles veulent influencer les politiques européennes, avec l’appui du puissant groupe de réflexion ultra-conservateur états-unien The Heritage Foundation, concepteur du programme politique de Donald Trump, à travers le « Projet 2025 ».
Alliances d’extrême droite
Avant d’élaborer « The Great Reset », Ordo Iuris, le MCC et la fondation Heritage s’étaient réunis en septembre 2024 à Varsovie, lors d’une conférence à laquelle participait notamment le Français Raphaël Audouard, directeur de la Fondation des Patriotes pour l’Europe, rattaché au groupe du même nom au Parlement européen (groupe qui accueille les députés RN). Celui-ci est dirigé par le président du Rassemblement national (RN), Jordan Bardella, et co-organise régulièrement des événements avec le MCC au Parlement européen, comme ce 4 novembre sur « la menace de l’idéologie transgenre ».
C’est d’ailleurs le groupe des Patriotes qui co-organisait, le 11 juin dernier, la présentation officielle de la « La Grande Réinitialisation » au Parlement européen, en présence d’András László et António Tanger Corrêa, respectivement eurodéputés hongrois et portugais, le second étant le vice-président du parti d’extrême droite Chega.
Ces initiatives inquiètent l’eurodéputée écologistes Mélissa Camara : « Nous avons tenté d’interpeller la présidence du Parlement européen et de faire interdire des “conférences” sur la "remigration" et visant les personnes transgenres, en vain », confie-t-elle à basta!. De même pour sa collègue de La France insoumise Manon Aubry, co-présidente du groupe de la gauche au Parlement européen : « Nous n’avions pas autant d’événements organisés par l’extrême droite au Parlement lors du mandat précédent. On voit clairement qu’ils ont davantage de moyens financiers », observe l’eurodéputée.
L’événement du 4 novembre bénéficiait également du soutien de l’Institut de formation politique, école pour les cadres d’extrême droite notamment financée par le milliardaire ultraconservateur Pierre-Edouard Stérin, comme l’a révélé le média La Lettre. Mais aussi de la bourse Tocqueville, qui forme des Français aux méthodes des think tank conservateurs américains.
Démanteler les institutions
À la tête de ces deux structures partenaires de la soirée : Alexandre Pesey, qui a aussi fondé l’Institut libre de journalisme (ILDJ) créée, selon Le Monde, par la droite identitaire pour gagner en influence sur les médias. Alexandre Pesey est aussi présent depuis un an au capital de l’École supérieure de journalisme de Paris (l’ESJ Paris), aux côtés de plusieurs milliardaires parmi lesquels Bernard Arnault (LVMH) et Vincent Bolloré.

Assis au premier rang, l’entrepreneur Alexandre Pesey a ainsi l’occasion de faire la promotion de ses différentes structures avant de donner la parole à Rodrigo Ballester, directeur des études européennes du MCC à Budapest et conseiller au sein du gouvernement hongrois, et à Olivier Bault, directeur de communication d’Ordo Iuris, « grand laboratoire d’idées incontournable », selon Alexandre Pesey.
Tous sont là pour présenter leur projet de réforme de l’UE. Le but affiché par le leader d’Ordo Iuris Olivier Bault : « Donner des outils aux politiques, mais aussi aux journalistes qui forment l’opinion, pour discuter d’une bonne réforme de l’UE, afin que cette négociation se fasse un peu selon la méthode Trump : il faut demander beaucoup pour obtenir ce qu’on veut, donc demandons une réforme radicale », lance-t-il à son auditoire.
Dans cette feuille de route, deux scénarios sont envisagés : le « retour aux sources », rapprochant l’UE de son modèle de 1957, lorsque l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas signèrent le traité de Rome, à l’origine de la Communauté économique européenne (CEE) ; et le « nouveau départ », proposant une refonte institutionnelle complète remplaçant l’UE actuelle par « un système intergouvernemental flexible ».
Le premier scénario passerait notamment par un amoindrissement drastique du pouvoir des institutions européennes. La Commission européenne serait transformée en un « secrétariat général » placé sous le strict contrôle des États membres, la Cour de justice de l’Union européenne se concentrerait uniquement sur la résolution des différends, et le rôle du Parlement européen serait réduit à une fonction consultative. Le « nouveau départ » prévoirait quant à lui une complète dissolution de l’UE.
L’anti-« wokisme » fédérateur des extrêmes droites
Outre sa critique d’une Europe « centralisant le pouvoir au détriment de la souveraineté nationale », le rapport entend être une réponse à une Union cherchant, selon l’extrême droite, « à forger une nouvelle identité collective en invoquant des concepts banals et nébuleux tels que la diversité, le respect de la liberté, des droits et de la dignité, l’État de droit, l’égalité, le pluralisme politique, la séparation des pouvoirs, la démocratie, la protection des minorités et le respect de la société civile ». Ce qui serait une « identité totalement artificielle, fustige Olivier Bault au micro. L’homme rejette les « valeurs d’inclusivité, progressistes », et des fonds selon lui « utilisés au niveau local pour imposer l’idéologie du genre, l’idéologie LGBT qui n’est pas partagée par ces sociétés ».
Les « progressistes », appelés « wokistes », en prennent pour leur grade, devenant le ciment fédérateur des conservatismes. Interrogé par le public sur les stratégies envisagées pour mettre d’accord les pays de l’UE, l’Espagnol Rodrigo Ballester, du think tank hongrois Mathias Corvinus Collegium, répond qu’un certain nombre de sujets « fédèrent aujourd’hui les conservateurs », parmi lesquels l’immigration, ou certains éléments défendus par les « wokistes », comme « l’idéologie trans » . « Toute la sphère conservatrice pense aujourd’hui qu’un homme est un homme et qu’une femme est une femme, donc ça fédère », se réjouit le directeur du MCC. Avant de poursuivre en souriant : « Le wokisme a quand même ses effets positifs ».
Regard bienveillant du parti de Ciotti
La salle semble conquise. Il y a une soixantaine de personnes, parmi lesquelles des journalistes de Radio courtoisie, de Boulevard Voltaire, de Valeurs actuelles, mais aussi beaucoup de jeunes venant de l’école de l’Institut de formation politique. Comme Thibault Dautheville, chargé d’études au sein d’un nouveau think tank souverainiste, ou encore Gabriel, militant local au RN venu « pour faire du réseau ».
Sur X, Olivier Bault annonçait que « des personnalités politiques de tous les principaux partis de droite ont confirmé leur participation – du RN à Reconquête, en passant par l’UDR et les LR ». Interrogé en amont de la soirée, le service presse du parti de Jordan Bardella et de Marine Le Pen assurait toutefois ne pas participer « à ce genre d’événement ». « Vous m’apprenez la tenue de cet événement. Nous n’y sommes aucunement associés de quelconque manière », a répondu de son côté Mathilde Androuët, eurodéputée RN.
Danger d’une droitisation
Chargé de filtrer les entrées, liste d’invités en main, le responsable des programmes européens de la Bourse Tocqueville, Brice Hamard, regrette qu’un bon nombre de députés soient bloqués à l’Assemblée nationale pour l’examen du budget de la Sécurité sociale. Ce qui n’a pas empêché la députée RN Claire Marais-Beuil de faire le déplacement. Assise au premier rang, cette élue de l’Oise était en juin dernier épinglée par Les Jours pour sa présence au sein d’un groupe Facebook aux nombreux propos racistes, homophobes, antisémites et sexistes. Ce soir-là, l’Union des droites pour la République (UDR), fondée par Eric Ciotti, est également représentée via son référent parisien, Louis Piquet, qui affirme à basta! porter « un regard bienveillant » sur l’initiative de « The Great Reset ».
Alors que le projet a obtenu le soutien du parti d’extrême droite espagnol Vox lors de sa présentation en Espagne en mai dernier, l’extrême droite française se fait pour l’instant discrète sur le sujet. En aparté, Olivier Bault incite l’un des invités à en parler pour « faire pression sur les politiques français ». Premier arrivé sur place, Jean-Yves Le Gallou acquiesce. Théoricien d’extrême droite, à l’origine du concept de « préférence nationale », ancien député européen et ex-président du groupe FN puis du Mouvement national républicain (MNR de Bruno Mégret) au conseil régional d’Île-de-France, et soutien d’Eric Zemmour en 2022, celui-ci affirme avec défiance à basta! être ici « par curiosité intellectuelle ».
Ce rapport sur une "grande réinitialisation" de l’UE a « peu de chances d’être adopté par une majorité d’États membres », dit Valentin Behr, chercheur en science politique au CNRS. Mais celui-ci s’inscrit « dans une évolution du système politique et institutionnel européen qui va vers une association avec l’extrême droite », ou, pour le dire plus clairement, vers un risque de « droitisation de la politique européenne ».
