Crédit photo : Fondation Manu Robles-Aranguiz
34 mois. C’est la durée de la grève menée par une centaine de salariées d’un centre d’accueil pour personnes âgées, la résidence Ariznavarra, située à Vitoria-Gasteiz, capitale de la communauté autonome du Pays basque (Euskadi), en Espagne. « Si tu luttes tu peux perdre, mais si tu ne luttes pas, tu es perdue », ont-elles sans cesse clamé. Et pour le coup, elles ont gagné. Ces salariées, astreintes au service minimum, revendiquaient l’amélioration de leurs conditions de travail, notamment salariales, et défendaient leur convention collective remise en cause par le passage en gestion privée. Déclenchée le 18 février 2008, la grève ininterrompue pendant 1.136 jours s’est finalement conclue sur une victoire. Les pouvoirs publics et le gestionnaire du centre, une filiale du groupe espagnol Mapfre – une ancienne mutuelle devenue n°1 de l’assurance privée en Espagne, avec près d’un milliard d’euros de bénéfices par an – ont finalement proposé un accord aux salariées.
Comment ces grévistes ont-elles pu tenir si longtemps sans salaires, face à la pression, avec leur famille à nourrir ? C’est en partie grâce à la caisse de grève mise en place par le principal syndicat basque ELA (Solidarité des travailleurs basques [1]) depuis 1976, et dont peut bénéficier chacun de ses 110.000 adhérents en cas de conflit dur. ELA vient de fêter sa centième année d’existence début juin. Cette organisation atypique, en pointe sur les questions écologiques, est aussi la première force syndicale au Pays basque sud, avec 35,5% des voix aux élections. Plus de 10% du million de salariés basques y est affilié. À titre de comparaison, en France, les huit confédérations réunies peinent à syndiquer 8% des salariés.
Cette réussite ne doit rien au hasard. ELA s’est créé en 1911, à Bilbao. Initialement d’obédience démocrate-chrétienne (à la différence des socialistes de l’UGT et des anarchistes de la CNT), l’organisation s’inscrit dans le mouvement nationaliste basque. Le syndicat est interdit pendant la dictature franquiste et sort de l’ombre à la fin des années 1970 lors de la transition démocratique espagnole.
Une arme de résistance au néolibéralisme
« Au fur et à mesure que notre organisation se reconstruisait, le néolibéralisme s’intensifiait. La coïncidence dans le temps de ces deux phénomènes a forgé le discours et la pratique de notre syndicat », explique son secrétaire général Txiki Munoz [2]. Du coup, malgré une image de « modéré », le syndicat adopte des pratiques radicales en comparaison des autres organisations. « Il y a deux modèles syndicaux, celui qui refuse de cautionner et celui qui accompagne. Celui qui fait du cinéma, et qui joue l’anesthésiste subventionné pour renforcer la léthargie de la société, et celui qui lutte », assène Txiki Munoz. « La protection des salariés, le syndicat est là pour l’assurer. »
La solidarité entre salariés n’y est pas qu’un vain slogan. ELA s’est donné les moyens de la mettre en œuvre concrètement. 25% du montant des cotisations (17 euros mensuels) sont ainsi thésaurisés dans une « caisse de résistance », une caisse de grève qui s’est révélée très utile dans cette région industrielle. En 2010, plus de 5 millions d’euros ont ainsi alimenté cette véritable arme de résistance au néolibéralisme. Cette caisse sert à verser des indemnités aux adhérents qui décident de recourir à la grève. Plusieurs types d’indemnisations sont prévues : normales, d’un montant légèrement supérieures au salaire minimum (633 euros en Espagne), renforcées (900 euros, attribués sur critères) ou spéciales, « pour les grèves dures d’importance stratégique », précise Txetx Etcheverry, un militant du syndicat. Cette dernière équivaut à 65% du salaire, plafonnée à 1.570 euros.
Un secret bien gardé
« La caisse de résistance est un outil stratégique, car elle nous permet d’élever notre niveau d’exigence dans nos négociations, de mener la grève jusqu’à la victoire et de résister économiquement le temps qui sera nécessaire pour gagner », souligne Amaia Munoa, secrétaire générale adjointe. L’argent est investi pour acheter des locaux syndicaux dans des centres-ville, locaux qui peuvent être revendus à bon prix si besoin. Son montant global est tenu secret. Car le syndicat compte sur cette épée de Damoclès pour impressionner le patronat. Et ça fonctionne.
Les conventions collectives en vigueur dans les provinces basques sont en général plus avantageuses pour les salariés que les conventions collectives nationales. « Quand, depuis 40 ans, tu montres ta capacité à tenir des grèves de plusieurs semaines, de plusieurs mois ou même de plusieurs années, au moment de négocier sur les salaires ou la réduction du temps de travail, tu bénéficies d’un tout autre rapport de force », sourit Txetx Etcheverry. Quand un conflit social se conclut favorablement, ce sont tous les salariés qui en profitent, car la crainte a changé de camp.
Un syndicalisme de contre-pouvoir
De quoi faire réfléchir les autres grandes organisations syndicales européennes. En France, seule la CFDT s’est dotée d’une « caisse nationale d’action syndicale », représentant quand même 137 millions d’euros. Reste à savoir quelles revendications ou quel conflit stratégique ce magot soutiendra. Pendant le mouvement sur les retraites, à l’automne, face à l’afflux de dons pour soutenir les secteurs en grève, la question de créer de telles caisses a également fait débat, au sein de la CGT ou de l’Union syndicale Solidaires. Sans autre résultat pour l’instant. Comme si le mouvement syndical hexagonal ne voulait pas se donner les moyens d’inverser le cours des dégradations sociales.
L’originalité du « syndicalisme de contre-pouvoir » expérimenté par ELA ne s’arrête pas là. Il s’inscrit pleinement dans le mouvement altermondialiste, participant aux différents forums sociaux mondiaux. Il a mené campagne au sein de ses fédérations pour inciter ses adhérents à limiter l’utilisation de la voiture, en privilégiant la marche, le vélo ou les transports collectifs pour se rendre au travail. Et, ne tombant pas dans le piège du chantage à l’emploi, se permet même de s’opposer à de grands chantiers de construction jugés insoutenables. « La planète a ses limites, si nous ne le prenons pas en compte, si nous ne commençons pas à changer les choses, alors, c’est sûr, on perdra des emplois et nos conditions de travail iront en s’empirant », explique Mikel Noval, du syndicat. Un discours et des pratiques que l’on aimerait voir franchir les Pyrénées.
Ivan du Roy
Pour plus d’informations, voir aussi le site de la Fondation Manu Robles-Aranguiz (en français), créé par ELA, et la vidéo (en français) présentant le syndicat].