MeToo de la marine : les violences sexistes en mer enfin jugées au pénal

SociétéViolences sexuelles

Trois anciens salariés d’une compagnie maritime du Finistère comparaissaient du 22 au 24 avril pour des faits de harcèlement sexuel, agressions sexuelles, et harcèlement moral à bord de navires. Le premier MeToo de la marine.

par Sarah Andres (Lisbeth média)

Temps de lecture : ?

Bluesky Facebook Linkedin Mail Enregistrer
Lire plus tard

Ils étaient quatre sur le banc des prévenus. Un ancien commandant, âgé de 61 ans, et un ancien chef mécanicien, 47 ans, jugés pour des faits de harcèlement moral et sexuel pour le premier, assortis de faits d’agression sexuelle pour le second. Du 22 au 24 avril, le premier procès MeToo de la marine a eu lieu au tribunal judiciaire de Brest.

La compagnie maritime brestoise Genavir, dont les deux hommes étaient salariés jusqu’en 2021, ainsi que son ancien directeur général étaient aussi sur le banc des prévenus. Ils devaient répondre de blessures involontaires et de discrimination professionnelle à l’égard de personnes ayant subi ou refusé de subir un harcèlement moral ou sexuel, pour des faits qui ont eu lieu entre 2017 et 2020 à bord des navires de l’entreprise.

Filiale de l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), Genavir emploie près de 400 personnes, dont des marins et du personnel scientifique qui embarquent à bord de navires de recherche océanographique tels que Le Pourquoi pas ?, L’Atalante ou encore Le Thalassa. Ces missions en mer peuvent durer jusqu’à 45 jours.

Filmée à son insu

Dès 2017, des salariées ont signalé des violences sexuelles au travail. En 2021, l’inspection du travail de Genavir saisit le procureur. Le parquet de Brest ouvre alors une enquête, puis renvoie les quatre prévenus devant la justice pénale. Un fait rare dans les dossiers de violences sexistes et sexuelles en entreprise.

Au total, sept personnes, un homme et six femmes, anciennes ou actuelles salariées de Genavir et de l’Ifremer, ont mis en cause les prévenus. Trois d’entre elles, ont décidé de porter plainte et de se constituer parties civiles. L’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, également partie civile, les accompagne dans d’autres procédures civiles toujours en cours contre Genavir. Durant le procès, ces femmes ont pris la parole tour à tour pour raconter les tentatives d’agressions, les agressions sexuelles et le harcèlement moral et sexiste à bord.

Logo de Lisbeth média
Cet article est publié en partenariat avec Lisbeth, média féministe indépendant.

Juliette, l’une des plaignantes, raconte comment Christophe M., son supérieur hiérarchique, l’a filmée à son insu alors qu’elle nageait en maillot de bain, dans la piscine du navire, le tout sur son temps de pause. Le lendemain, alors qu’il lui montre la vidéo prise sur son téléphone, le sang de Juliette se glace. « J’ai ressenti une grande honte, j’ai été incapable de parler de cette vidéo à quiconque », a-t-elle témoigné à l’audience.

En plus de la vidéo, elle découvre sur le téléphone de son supérieur, d’autres photos d’elle, toutes prises à son insu, alors qu’elle effectue différentes tâches sur le navire. Par la suite, elle ne retourne plus à la piscine, est constamment aux aguets, se sent épiée. « Le fait qu’il ait des photos de moi en maillot de bain, prises à mon insu, sur son téléphone, je me suis imaginée le pire », a-t-elle ajouté.

Accès de colère du supérieur

Dans l’enquête dirigée par le parquet, d’autres témoignages font tous mention de « regards transperçants qui déshabillent », ou encore de « sautes d’humeur », lors desquelles le commandant pouvait passer d’un ton mielleux à des cris et des violences verbales soudaines. L’une des plaignantes en a fait les frais. Elle raconte à la barre l’un des accès de colère de son supérieur.

Il lui a hurlé dessus devant tout l’équipage. Les plaignantes racontent leur malaise vis-à-vis de ce commandant et leur impression d’être constamment à sa merci. « Il semblait être partout, tout le temps. Je me retournais et il était là, à m’observer en silence, je ne savais pas depuis combien de temps », confie l’une des plaignantes.

L’autre prévenu, Philippe T., ancien chef mécanicien licencié de Genavir pour faute grave en 2020, formule immédiatement des excuses dès son arrivée à la barre. Il suit une thérapie depuis 2019, après s’être réveillé à l’hôpital avec quinze points de suture et un black-out. Il affirme que ses problèmes d’alcool ont été plus faciles à admettre que ses agissements envers les femmes.

L’une des plaignantes raconte : « Une nuit, j’ai été réveillée par Philippe T., ivre, qui a sauté sur ma couchette. Il s’était introduit dans ma cabine à mon insu et me tenait fermement les bras. » Elle décrit une « peur primaire [qu’elle] n’oublierai[t] jamais ». Elle parvient à dégager un de ses bras et à repousser l’homme en s’aidant de ses pieds. Elle ferme ensuite sa porte à clef.

« S’adapter à un milieu d’hommes »

À la barre, cette ancienne navigatrice raconte les années de violences sexistes subies depuis son entrée dans l’entreprise. Quand elle tente d’en parler à sa hiérarchie, on lui rétorque qu’elle doit être « plus docile » et qu’elle doit « s’adapter à un milieu d’hommes ». Elle ajoute : « Quand j’étais encore en CDD, on m’avait dit qu’aucune femme ne passait le cap du CDI car on les dégoûte avant. »

Aujourd’hui, après des années à Genavir, cette femme ne navigue plus, comme la plupart des plaignantes présentes à l’audience. Surtout, elle est loin d’être une victime isolée de Philippe T. Une autre plaignante raconte à la barre comment cet ancien officier l’a un jour plaquée contre un mur et a touché son sexe. Elle est parvenue à s’enfuir et a dû s’enfermer à clef dans sa cabine toute la nuit. « J’ai fait remonter les faits à ma hiérarchie. On en a parlé, et monsieur T. a promis de ne pas recommencer. Mais par la suite, j’ai découvert que je n’étais pas la seule victime », dit-elle.

Tout au long des audiences, et dans l’enquête commandée par le parquet, de nombreux témoignages attestent que cet ancien officier était connu à Genavir pour être « lourd avec les femmes, surtout lorsqu’il avait bu ». Si celui-ci reconnaît les faits qui lui sont reprochés, il les justifie par ses excès d’alcool.

Consommation d’alcool

« La marine marchande est un milieu très particulier, c’est une bulle hors du temps, dans laquelle on a l’impression de retomber en adolescence. Je regrette de m’être laissé entraîner », dit le prévenu. Face à ces excuses, la procureure a toutefois tenu à spécifier : « Monsieur T. ne doit pas s’abriter derrière la désinhibition de l’alcool. Tous les hommes sous l’emprise de l’alcool ne portent pas atteinte à l’intégrité et à la dignité des femmes. »

Au fil des audiences ont été évoquées des images pornographiques présentes sur les murs et en fond d’écran d’ordinateurs, des « blagues » sexistes auxquelles les femmes « riaient jaune », la normalisation de la consommation excessive d’alcool. L’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) a accompagné les victimes dès 2020. Devant le tribunal, Tiffany Coisnard, la représentante de l’association, a fait état d’une ambiance de travail propice au « harcèlement sexuel environnemental ».

Celui-ci est reconnu par la jurisprudence depuis 2017. Il se définit par l’idée selon laquelle des propos ou comportements à connotation sexuelle, bien que ne visant pas directement une personne en particulier, peuvent suffire à caractériser le harcèlement sexuel dès lors qu’ils créent une situation intimidante, hostile ou offensante. « Le harcèlement sexuel a pour objet l’exclusion des femmes au travail. Ce qui fonctionne, puisque aujourd’hui, malgré leurs longues études et leur passion pour leur travail, ces femmes ne naviguent plus », a souligné Tiffany Coisnard.

Carrière terminée pour les plaignantes

Troubles du sommeil, réminiscence anxieuse, tension musculaire, irritabilité… Les plaignantes ont toute fait état de symptômes de stress post-traumatique et ont été licenciées pour incapacité de travail. À la barre, elles racontent avoir dû faire une croix sur une carrière, des études et pour certaines, un rêve d’enfant. « Tout au long de ma carrière, j’ai lutté et j’ai dénoncé l’hypervigilance qu’on devait mettre en place en tant que femmes à bord des navires. Si on est encore debout aujourd’hui, c’est pour protéger celles qui arrivent derrière », conclut l’une des plaignantes à l’issue du procès.

L’avocat du commandant Christophe M. a souligné que son client avait déjà « énormément souffert ». « C’est un homme qui a perdu son emploi, son honneur et sa réputation », a-t-il plaidé. Concernant Philippe T., son avocate a fait valoir que son client suivait une thérapie de son plein gré depuis plusieurs années et a mis en cause l’environnement de travail, qu’elle a décrit comme propice à la banalisation de la consommation excessive d’alcool. « Mon client était habitué des black-out, sa hiérarchie ne s’en est jamais inquiétée. Il reconnaît pleinement les faits qui lui sont reprochés et suit une thérapie », a-t-elle affirmé.

Le 24 avril, la procureure a requis deux ans d’emprisonnement avec sursis, 10 000 euros d’amende et une obligation de soins pour Philippe T. À l’encontre de l’ancien commandant Christophe M., le parquet a requis un an de prison avec sursis, et une amende de 10 000 euros. Enfin, une amende de 40 000 euros, dont 20 000 euros avec sursis, a été requise à l’encontre de l’entreprise Genavir et 10 000 euros d’amende pour l’ancien directeur général. Le tribunal doit rendre son jugement le 19 juin.