Voilà plus de trois ans que l’addiction du modèle agricole français aux engrais chimiques participe à financer la guerre de Poutine.

Depuis le début de la guerre en Ukraine en 2022, les importations françaises d’engrais russes ont augmenté de 86 %, passant de 402 000 tonnes en 2021 à 750 000 tonnes en 2023. Ces chiffres mentionnés dans un récent rapport des Amis de la Terre sont probablement sous-estimés.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Les sanctions sur le gaz russe, matière première essentielle pour les producteurs d’engrais chimiques, ont amené les fabricants européens d’engrais à réduire leur production. Mais la consommation de nos agriculteurs n’a pas diminué pour autant et ils ont poursuivi leurs approvisionnements en… Russie. Si les importations de gaz sont sanctionnées, celles d’engrais azotés ne le sont pas ! Premier consommateur européen d’engrais chimiques, la France figure même dans le peloton de tête des importateurs européens d’engrais russes aux côtés de la Pologne et de l’Allemagne.
Les régions de grandes cultures, comme le nord et l’est de la France ainsi que le Bassin parisien, sont les plus dépendantes des engrais de synthèse. C’est précisément cette dépendance qui explique l’absence d’embargo sur les engrais en provenance de Russie.

Le régime de Poutine reste donc un fournisseur incontournable de l’agriculture européenne, avec déjà 2,5 millions de tonnes d’engrais chimiques vendues aux Européens depuis janvier. Ce commerce lui aurait rapporté plus de 2,5 milliards d’euros en 2023 et plus de 1,2 milliard d’euros en 2024.
Booster les rendements à tous prix
Ces consommations faramineuses d’engrais permettent d’augmenter l’apport en azote, qui est déterminant pour fertiliser un écosystème, cultivé ou naturel comme le rappelle l’ingénieur agronome Xavier Poux. Au 19e siècle, l’agriculture européenne assurait cette fertilisation des sols par le recours aux légumineuses fourragères telles que le trèfle ou la luzerne. Ces plantes ont la propriété de fixer l’azote de l’air grâce à la symbiose qu’elles entretiennent via leurs racines avec des bactéries.

Un tournant s’opère en 1913. Fritz Haber et Carl Bosch mettent au point un procédé industriel par lequel l’azote gazeux de l’atmosphère est combiné à l’hydrogène, sous forte pression et à haute température, pour produire de l’ammoniac, puis du nitrate. Il est d’abord utilisé pour la fabrication des explosifs, avant d’être utilisé massivement comme engrais en agriculture grâce à son apport nutritif immédiat.
Les engrais synthétiques gagnent l’Amérique du Nord, l’Angleterre, puis l’ensemble des pays industrialisés après la Seconde Guerre mondiale, « grâce à la mise en place de politiques agricoles publiques d’un volontarisme sans précédent dans l’histoire », soulignent des chercheurs dans la revue Sésame. La manière dont ces engrais de synthèse ont, jusque là, boosté les rendements explique les raisons de leur succès.
Malgré les graves problèmes environnementaux générés par le recours massif aux engrais de synthèse – émissions de gaz à effet de serre, pollution de l’eau, algues vertes, appauvrissement de la biodiversité – près de la moitié de l’humanité dépendrait aujourd’hui pour son approvisionnement des engrais synthétiques Haber-Bosch.
Des engrais importés de Russie enfin surtaxés
Le Parlement européen a fini par approuver le 22 mai une surtaxation des millions de tonnes d’engrais importées de Russie en Europe. Le texte prévoit la mise en place dès juillet de taxes douanières qui doivent augmenter progressivement durant trois ans, jusqu’à couper le robinet des fertilisants azotés venus de Russie et de son allié biélorusse. Les partis de gauche, du centre et de droite européens ont soutenu la mesure, tandis que l’extrême droite s’y est opposée.
Si des organisations comme les Amis de la Terre ont appelé à sanctionner les importations russes, elles y voient deux effets pervers. Le premier est un report des importations « vers les autres pays exportateurs, dont bon nombre sont eux aussi belliqueux ou autoritaires », comme les États-Unis, l’Algérie ou le Qatar.
Le deuxième risque est celui d’une hausse brutale du prix des engrais pour le monde agricole qui demeure très dépendant de ces produits. Les industriels européens se frottent déjà les mains comme les lobbies des engrais Fertilizers Europe et l’Union des Industries de la Fertilisation (UNIFA). La multinationale norvégienne Yara pourrait ainsi bénéficier de cette mesure, alors qu’elle ferme ses usines européennes pour délocaliser sa production aux États-Unis. Ces derniers ont récemment lancé une politique fiscale subventionnant fortement l’extraction de gaz, la production d’ammoniac et d’engrais chimiques.
Tuer la bio ?
Il est pourtant possible de faire une agriculture productive sans engrais chimique. L’agriculture biologique parvient précisément à se passer complètement des engrais de synthèse – c’est d’ailleurs l’un de ses fondements. « En changeant les rotations, en valorisant au mieux l’azote qui est naturellement présent dans les prairies avec les légumineuses, on arrive à se passer complètement des engrais de synthèse », rappelle Xavier Poux.
De nombreuses études montrent qu’il est possible de nourrir l’Europe en quantité suffisante sans avoir recours aux engrais chimiques, dont cet article de la revue scientifique Nature en 2017, le scénario Tyfa en 2018, ou bien encore ces études du CNRS en 2021 et en 2022.
Encore faut-il rendre accessibles les alternatives et financer davantage l’agriculture biologique. Or, c’est tout le contraire qui est décidé par le gouvernement français. La ministre de l’Agriculture Annie Genevard a annoncé le 20 mai que le budget alloué à l’Agence bio, chargée du développement et de la promotion de l’agriculture biologique, allait diminuer de 15 millions d’euros.
« Le ministère vient de trouver 30 millions d’euros pour sauver la filière noisette qui représente 350 fermes en France, mais ses poches sont vides quand il s’agit des 60 000 fermes bio qui produisent une alimentation saine et protègent les ressources », déplore Loïc Madeline de la Fédération nationale de l’agriculture biologique. « Sortir de notre dépendance structurelle aux engrais chimiques est la seule manière de mettre en place notre souveraineté alimentaire », interpelle de leur côté les Amis de la Terre. Et de ne plus financer la machine de guerre du régime de Poutine.
Madame Annie Genevard, à l’heure des restrictions budgétaires, nous vous soumettons gracieusement un slogan : « La solidarité internationale c’est aussi manger bio et local ».