Quand il sera grand, Ahmad sait ce qu’il veut faire. Du haut de ses neuf ans, il a déjà tracé sa carrière. Il commencera par devenir footballeur. Il se lève et montre le nom inscrit au dos de son maillot aux couleurs du PSG : c’est celui de l’idole d’une grande partie des jeunes amateurs de ballon rond, Kylian Mbappé. Après avoir pris sa retraite sportive, le garçon exercera comme médecin. Cet intérêt lui vient d’une personne qui compte encore plus pour lui : sa mère, Bleu, qui travaillait comme aide-soignante en Côte-d’Ivoire.
C’est avec elle qu’Ahmed a quitté le pays d’Afrique de l’Ouest en 2018, quand il était encore tout petit, pour rejoindre son père installé en France deux ans plus tôt. Tous les trois sont partis à la recherche d’un destin meilleur, qui s’est, pour l’instant, brisé sur l’errance contrainte.
Ahmad vient d’entrer en CM1. Mais pour l’instant, le garçon n’a pas de bureau ni même de chambre où se concentrer sur ses devoirs, qu’il fait à l’étude dirigée de son école. « Mon grand fils [le couple a eu un deuxième garçon depuis, aujourd’hui âgé d’un an] m’a demandé : “Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ?” » souffle son père, Valabou, 37 ans.
De plus en plus d’enfants à la rue
Ahmad et sa famille n’ont pas de toit à eux depuis des mois. Cette situation de grande précarité est partagée par des milliers d’enfants en France. Dans leur cinquième baromètre « Enfants à la rue », publié fin août, l’Unicef et la Fédération des acteurs de la solidarité déplorent le sort des près de 2000 mineurs sans solution d’hébergement. Le baromètre parle d’« un constat alarmant » : « Loin d’être en diminution, le nombre d’enfants [dans cette situation] est en augmentation de plus de 20 % par rapport à [2022] et 2,5 fois plus qu’il y a 18 mois », précise le rapport.
Et ce nombre est sans doute loin de la réalité signalent les associations de lutte contre la précarité et de parents d’élèves. « Cela ne prend pas en compte les enfants qui échappent au radar », explique Philippe Pautre, coprésident de la Fédération des conseils des parents d’élèves (FCPE) en Seine-Saint-Denis. L’homme rappelle ce que toutes les personnes qui ont un jour cherché un hébergement d’urgence savent trop bien : « Le 115 est saturé ». Le numéro d’urgence pour trouver un hébergement n’offre, le plus souvent, aucune aide.
Ahmad et son petit frère font partie de ces enfants hors radar. Ils relèvent d’une catégorie au décompte difficile, celle qui regroupe les « plus de 42 000 enfants [vivant] dans des hébergements d’urgence, des abris de fortune ou dans la rue », qu’avait dénombré l’Unicef en 2022.
La loi « anti-squat » a conduit à des « expulsions de masse »
Les parents d’Ahmad ont renoncé à appeler le numéro d’urgence sociale de leur département, avec lequel ils sont en conflit : alors que la famille vivait en hôtel social, le père, Valabou, a accusé le gardien du lieu d’avoir agressé sa femme, alors enceinte, rapporte Fanny, présidente de Droit au logement en Seine-et-Marne. Elle accompagne le couple dans ses démarches administratives. Expulsés à la fin de la trêve hivernale, ils ont trouvé refuge plusieurs semaines dans un entrepôt laissé vacant, situé aux abords d’une des forêts qui jouxte la commune de Moissy-Cramayel. Le lieu était également occupé par une vingtaine d’autres personnes, dont des enfants, avant qu’elles ne soient toutes remises à la rue par la police.
Pour Philippe Pautre, la loi dite « anti-squat », portée par les députés Renaissance Guillaume Kasbarian et Aurore Bergé - devenue depuis ministre des Solidarités - et promulguée en juillet, « a permis des expulsions de masse cet été ». En juin, après l’adoption du texte, Droit au logement mettait en garde contre un dispositif qui allait entraîner « une hausse massive du nombre d’expulsions et de sans-abri ».
Quelques semaines avant la rentrée scolaire, Ahmad, son frère et ses parents n’ont ainsi eu d’autres solutions que de dormir ici et là, parfois dans la rue. Ils ont trouvé à un moment refuge derrière la gare de Melun. « C’est ici qu’on s’est installés avec notre tente parce que c’est sombre et qu’il y a moins de passages », confie le père de famille en montrant une rue. Les toilettes publiques leur servaient à se débarbouiller. « Je ne dormais pas, même madame ne dormait pas, on essayait de faire en sorte que les enfants se reposent », se remémore le père.
Un commerçant aide la famille
Cette situation a duré quelques jours jusqu’à une rencontre inespérée avec le patron d’un petit commerce de la ville, qui les a pris en pitié, alors qu’ils ne le connaissaient « pas du tout », retrace le père. Depuis quelques semaines, la famille dort sur le lieu de travail de ce bon samaritain.
Valabou vient de signer un CDI dans une entreprise de distribution de courriers et de colis. Il se lève à 5h du matin pour rejoindre en transport en commun son travail situé dans le nord des Hauts-de-Seine. Le reste de la famille se lève quasiment en même temps que lui. La mère et les deux enfants doivent quitter les lieux entre 6 et 7 h pour libérer l’espace, et n’y revenir qu’aux alentours de 21 h.
Même ce temps de répit obtenu grâce au commerçant est donc marqué par l’errance. Après avoir accompagné Ahmad dans son école à 20 minutes en bus de Melun, Bleu et son bébé doivent s’occuper toute la journée dehors, même quand la canicule a frappé début septembre. « Je n’aurais jamais pensé vivre dans de telles conditions », explique Valabou. Il montre son corps. « Je n’étais pas comme ça avant, j’étais plus en forme que ça. C’est les problèmes qui ont fait que je suis devenu maigre. »
L’homme attend beaucoup du dossier de droit au logement opposable (Dalo) qu’il est en train de constituer avec l’aide de Fanny, de Droit au logement. Car depuis qu’elle a été réunie en France, la famille n’a connu que de trop rares situations d’hébergement stables. Le trentenaire impute les deux fausses couches dont a été victime sa femme à cette vie marquée par la précarité. La dernière a eu lieu au printemps dernier, dans la rue, sous ses yeux.
Ahmad voit ses parents « fatigués »
Parents d’élèves et enseignants peuvent jouer un rôle central dans la détection et l’accompagnement des familles sans-logis. « S’il y a une relation de confiance, il y a des parents qui, spontanément, peuvent se confier à nous, indique Frédérique Aïddid, militante chez Sud Éducation Paris et enseignante. Sinon, parfois on décèle des choses : un enfant qui dort tout le temps en classe, qui ne se change jamais, qui a l’air de ne pas pouvoir se laver, etc. » Mais les propositions des autorités ne sont pas toujours bonnes.
« Les recours qui visent à excentrer les enfants de leur lieu d’apprentissage en les envoyant en province avec leurs parents ne sont pas acceptables, compte tenu du non-respect de la continuité pédagogique », se désole Philippe Pautre, de la FCPE, évoquant le transfert de personnes sans-abri de l’Île-de-France vers d’autres régions.
« La migration, c’est toujours quelque chose qui fragilise, souligne aussi Frédérique Aïddid. Donc quand ces enfants arrivent à se reconstruire à un endroit, à se faire des amis et se sentir rassurés », les déplacer est dangereux, dit l’enseignante. « Tout d’un coup tout s’écroule », explique-t-elle. Elle craint qu’avec les Jeux olympiques organisés à Paris en 2024, « les cas de familles qui sont hébergées dans les hôtels et qui sont remises à la rue » augmentent.
Ahmad assure de son côté qu’il va bien, même s’il a remarqué que ses parents « sont fatigués ». « Mon fils est plus que courageux », déclare son père admiratif. Il est heureux que son aîné ait pu retrouver l’école que ses amis fréquentent, après avoir changé d’établissement « quatre fois l’année dernière », au fil des hébergements temporaires.
Cela a été possible grâce à l’intervention d’un ancien membre de l’équipe éducative, même si l’enfant n’est plus domicilié dans la même commune que l’école. Si son fils « est heureux, moi ça me va, assure Valabou. Même s’il faut faire 100 km de route entre chez nous et mon travail » pour qu’Ahmad puisse rester dans son école.
Margaret Oheneba