Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées samedi 5 novembre à Nancy pour protester contre une nouvelle tentative du ministère de l’Intérieur de dissoudre une association marquée à gauche [1]. Cette fois, après un Groupe antifasciste lyonnais (le Gale), dont la dissolution avait été annulée par le Conseil d’État en mai dernier, c’est l’association nancéienne « Bloc lorrain », revendiquant plus de 200 adhérent.e.s qui est visée.
« Votre association affiche son rejet du pouvoir et incite à la haine et à la violence », accuse le ministère dans un courrier envoyé fin octobre au président de l’association. « Nous sommes une association libertaire et nous sommes opposés à l’autoritarisme », a répondu au gouvernement l’association début novembre. Elle met aussi en avant son travail social auprès des personnes démunies : distribution de plus de 20 000 repas lors de maraudes sur les quatre départements lorrains depuis sa création au printemps 2021, distribution de produits de première nécessité aux étudiants, aide à des familles réfugiées dans leurs démarches administratives.
Le Bloc lorrain organise par ailleurs des manifestations et des actions symboliques pour appeler à plus de sobriété énergétique, comme l’extinction d’enseignes lumineuses de commerçants. En septembre, des membres du Bloc lorrain s’étaient introduits, sans violence, sur le site de la centrale à charbon de Saint-Avold, avec une poignée de banderoles pour dénoncer la remise en service de l’installation et l’usage de charbon importé des quatre coins du monde.
Les street medics, une « préparation à l’affrontement » ?
Que reproche concrètement le ministère au Bloc lorrain ? Des « publications sur les réseaux sociaux » qui valoriseraient des « débordements et destructions matérielles ». Le ministère affirme ainsi qu’en novembre 2021, la page Facebook de l’association a publié à propos d’une manifestation qui s’était déroulée à Nancy une photo « faisant l’apologie des black blocs ». Autre publication mise en cause, un post de décembre 2021 appelant à « détruire le capitalisme ».
Le ministère s’en prend également à la création d’une équipe de street medics, ces secouristes bénévoles qui viennent en aide aux blessés lors des manifestations (voir le reportage que nous avions consacré aux street medics à Toulouse). Ce qui, dit le gouvernement, signalerait une « véritable préparation à l’affrontement ». Il reproche encore à l’association nancéienne de mettre à disposition, dans un guide aux manifestants, des noms d’avocats à contacter en cas d’une éventuelle interpellation, ce qui démontrerait « le caractère prémédité des actions violentes » et caractériserait « une provocation à des agissements violents ». À quels agissements violents fait référence le ministère exactement ? Le courrier ne le dit pas.
Les reproches s’étalent sur cinq pages. Y sont par ailleurs mentionnés des « chants hostiles à la police en manifestations », la « dénonciation des violences policières », l’utilisation du sigle « ACAB » (« All cops are bastards »), des images de McDo inondés… Pour le ministre Gérald Darmanin, tout ceci justifierait une dissolution administrative.
« Ce sont des idées qui leur sont reprochées »
« Beaucoup de choses sont inexactes, et ce sont surtout des idées qui leur sont reprochées », dénonce l’avocat lorrain de l’association, Christophe Sgro. Le gouvernement veut dissoudre le Bloc lorrain sur la base de l’article 212-1 du Code de la sécurité intérieure, un article mis en place par la loi dite « séparatisme » d’août 2021. Cette loi permet au gouvernement de dissoudre par décret en Conseil des ministres des associations ou groupements de fait qui, entre autres, provoquent « à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ».
« Le ministère a une interprétation très large de l’article, pointe Christophe Sgro. Pour constituer une provocation à des agissements violents, il suffirait de dire “détruisons le capitalisme”. Mais il faut une relation de cause à effet, de détermination, entre des propos et des actes contre des personnes ou des biens précis, identifiables, pour établir cette provocation. Dire “je veux crever le capitalisme” n’est pas un appel à des agissements violents envers des biens et des personnes. Le capitalisme n’est pas une personne, ce n’est pas non plus un bien, défend l’avocat. Sinon, n’importe quel propos peut être mis en cause sur la base de cet article à partir du moment où vous contestez le système. » Ce qui restreint fortement la liberté d’expression.
« C’est un glissement dangereux, cela nous fait peur. C’est une atteinte grave aux libertés qui est en train de se passer », estime Kevin Grillo, président de l’association. Dire qu’on veut détruire le capitalisme sur certains posts Facebook, c’est simplement une opinion. » Le président de l’association comprend d’autant moins la menace de dissolution que depuis sa création l’an dernier, le Bloc lorrain a déclaré à la préfecture de Meurthe-et-Moselle une quarantaine de manifestations, qui ont été autorisées. « Nous avons toujours été en dialogue avec la préfecture », dit Kevin Grillo.
« Une très lourde menace pour la liberté d’expression et la démocratie »
Si la dissolution est bel et bien décidée, l’association compte la contester par un recours devant le Conseil d’État. L’an dernier, la juridiction avait invalidé la dissolution du groupe lyonnais Le Gale, estimant que « les éléments avancés par le ministre de l’Intérieur ne permettent pas de démontrer que la Gale a incité à commettre des actions violentes et troublé gravement l’ordre public ».
Déjà, le ministère reprochait au groupe antifa lyonnais des post sur les réseaux sociaux et l’utilisation du sigle Acab. « Il semble que le Conseil d’État fasse une application stricte de l’article en question, mais la jurisprudence est naissante sur cet article », tient toutefois à préciser l’avocat Christophe Sgro. Le Conseil d’État pourrait réviser son interprétation de cet article de loi. Pour l’avocat du Bloc lorrain, « une interprétation extensive serait une très lourde menace pour la liberté d’expression et la démocratie en France ».
Rachel Knaebel
Photo d’illustration : Lors d’une manifestation à Paris en janvier 2021. ©Serge d’Ignazio