« Le Rassemblement national se revendique comme le parti qui défend les petits. Mais il défend les plus gros intérêts. » Jordan Allouche connaît très bien les coulisses de l’Assemblée nationale. Il est le fondateur d’Ecolobby, un cabinet de conseil en affaires publiques dédié aux acteurs de la transition écologique. Il y a un an, il a lancé le site jevotelobby.fr afin de savoir ce que défend réellement le Rassemblement national à Bruxelles. Sa conclusion : à rebours de ses prétendus engagements en faveur des classes sociales défavorisées, le RN vote en faveur des intérêts de certains lobbys industriels. La même logique est à l’œuvre à l’Assemblée nationale française.

Le groupe RN est ainsi le seul à s’être positionné contre le texte de loi visant à protéger la population des risques liés aux polluants éternels, les PFAS, le 20 février dernier. « La lecture des amendements ne laisse aucun doute sur le fait qu’ils sont le relais des industriels », confiait Nicolas Thierry, rapporteur de la proposition de loi, au média Vert. La veille du vote, l’activiste Camille Étienne avait filmé le député RN Frédéric-Pierre Vos en train de discuter avec un représentant et une représentante du groupe Seb, qui possède la marque Tefal – dont certaines poêles contiennent des PFAS.
Son collègue RN Émeric Salmon, assume ces connexions : il faut « protéger les Français des menaces qui pèsent sur l’emploi industriel en raison des restrictions imposées aux seules entreprises françaises », affirme-t-il lors du débat le 20 février. C’est oublier que les défenseurs du texte proposaient précisément d’orienter la production du groupe vers des produits sans polluants éternels – poêles en céramique, en acier ou en inox – déjà commercialisés par Tefal.
Surfer sur l’écolo-bashing
Cet épisode illustre pour Jordan Allouche la manière dont le RN devient l’une des principales courroies de transmission des lobbys dans les parlements européen et français. « Avant 2022, les échanges entre le RN et les grandes fédérations économiques étaient encore peu nombreux, souvent informels, rarement revendiqués », note-t-il.
Le passage de huit à 89 députés lors des législatives de 2022 a marqué un premier tournant. Et le passage à 120 députés il y a un an est une nouvelle étape. « Désormais, ces interactions deviennent visibles, assumées. Ça fonctionne en vase clos, l’un permettant à l’autre d’exister, appuie Jordan Allouche. De nombreux lobbyistes industriels ont besoin du RN pour porter leurs recommandations et obtenir des majorités. En retour, le RN a besoin de crédibiliser le parti pour s’installer dans le paysage économique et se notabiliser. C’est une étape de plus vers la banalisation de l’extrême droite française. »
Le backlash (retour de bâton) écologique actuel est le fruit de mobilisations de secteurs économiques qui ont le plus à perdre dans la transition écologique. « Le RN se positionne en fonction de là où le vent souffle », estime Jordan Allouche. Le 4 avril dernier, le parti d’extrême droite a déposé un amendement pour supprimer le Haut Conseil pour le climat. L’objectif affiché : rationaliser les dépenses publiques. Or, cet organisme indépendant vise à évaluer l’action publique en matière de politique climatique, et a notamment pointé, dans son rapport annuel 2024, le non-respect par la France de ses objectifs climatiques.
Thomas Wagner, qui anime le média indépendant Bon Pote, n’est pas étonné par la stratégie du RN : « La destruction progressive des organes qui informent sur le changement climatique aux États-Unis inspire les partis d’extrême droite en France, analyse-t-il. Un travail sérieux et indépendant qui ne va pas dans le sens des discours climatosceptiques du Rassemblement national et de leurs intérêts doit disparaître. »
Alliances avec l’agro-industrie
Lors de l’examen de la proposition de loi Duplomb, sur l’agriculture, le RN s’en est aussi pris aux garde-fous sanitaires. Il a notamment proposé de retirer à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), agence publique indépendante, son pouvoir d’autorisation des pesticides, pour le confier au ministère de l’Agriculture.
Au total, quinze amendements du RN ont été explicitement travaillés en collaboration avec la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire, en vue de réintroduire des néonicotinoïdes interdits ou de réécrire les règles de l’eau. Les deux élus RN présents au sein de la commission mixte paritaire qui s’est tenue le 30 juin pour la proposition de loi Duplomb, ont précisément voté en faveur des mesures les plus rétrogrades comme la réautorisation de l’acétamipride, pesticide neurotoxique. Si le RN se présente comme le parti qui défend « les » agriculteurs, ce parti noue surtout en réalité des alliances avec sa frange la plus productiviste.

Lorsqu’il s’agit de défendre les aliments ultra-transformés avec leur lot d’additifs (sodas, charcuteries avec nitrites, nuggets à base de viande reconstituée, brioches industrielles...), le RN est aussi présent. Il a successivement voté contre une taxe sur les produits ultra-transformés – dont les bénéficies auraient été reversés à la Caisse nationale d’assurance maladie – puis contre une taxe sur les publicités en faveur d’aliments nocifs pour la santé. Car si le RN s’affiche « contre la malbouffe », c’est uniquement quand elle n’est pas étiquetée « d’origine France », précise le parti sur son site.
Autre illustration des liens avec le système agro-industriel : le député RN Nicolas Meizonnet a proposé de supprimer l’objectif de 20 % de vrac dans les grandes surfaces d’ici 2030. « Une telle contrainte nécessiterait des contrôles, une réorganisation complète de certains magasins », avance le député, qui préfère compter sur le volontarisme des distributeurs.
Ces motifs rejoignent ceux mis en avant par Elipso, représentant des industriels de l’emballage plastique, pour qui la vente en vrac « perturbe les habitudes d’achat ». Là encore, par ses votes, le groupe RN bloque toute avancée pour réduire les quelque 525 kg de déchets ménagers produits chaque année en moyenne par les Français.
Entre relais et revirements
Dans l’hémicycle, le RN s’oppose à toute mesure écologique qu’il qualifie systématiquement de « punitive ». L’atteinte aux libertés individuelles ou au pouvoir d’achat revient systématiquement dans les éléments de langage du groupe. Les députés d’extrême droite ont ainsi activement participé à la suppression des ZFE (Zones à faibles émissions) sans proposer d’alternative – alors que la pollution de l’air est responsable de 48 000 morts par an en France. Ce même parti promet pourtant de « garantir la qualité sanitaire de l’air » dans son programme « Écologie », toujours en ligne sur son site.
Le RN a également œuvré au détricotage de loi ZAN (Zéro artificialisation nette) qui visait à réduire la bétonisation galopante. Le programme « Agriculture » de ce même parti stipule pourtant l’interdiction de l’utilisation de terres agricoles pour des projets d’urbanisation. Pour comprendre ce revirement, il faut jeter un coup d’œil du côté des liens ténus entre la Fédération française du bâtiment (FFB) et le RN. Comme le documente Le Monde, le lobby immobilier a trouvé un relais zélé à l’Assemblée en la personne de Philippe Lottiaux, député RN du Var. D’après le quotidien, des petits déjeuners ont régulièrement été organisés en 2023 au siège de la FFB entre le président de la fédération et des députés RN.
Dans le cadre du projet de loi « simplification », un amendement du RN a aussi proposé de faciliter l’implantation de data centers sans condition, ni distinction de tailles. Celui-ci était très inspiré des recommandations de France Datacenter, lobby du secteur qui rassemble des opérateurs comme Microsoft, Amazon ou Google.
« Cet amendement aurait eu pour conséquence de créer de très fortes tensions sur les ressources locales comme l’électricité, l’eau, les sols, dans de très nombreux territoires », relève Jordan Allouche. Ce dernier souligne l’incohérence du RN, puisqu’une partie non négligeable des centres de données situés en France sont la propriété d’entreprises américaines. « Derrière le vernis souverainiste, le RN déroule en réalité le tapis rouge aux intérêts étrangers », cingle-t-il.
Moratoire sur l’éolien et le solaire, pour le nucléaire et les hydrocarbures
Sur le solaire aussi, le RN relaie les arguments des lobbys. Un amendement déposé par le député RN Nicolas Meizonnet a récemment proposé de supprimer l’obligation d’installer des panneaux solaires sur les toits des parkings extérieurs. Cette proposition a été explicitement soumise par la Fact, la Fédération des acteurs du commerce dans les territoires qui met en avant des délais jugés irréalistes et des coûts trop lourds.
Là encore, le RN ne propose aucune alternative, alors que cette mesure permet de produire de l’énergie renouvelable sur des surfaces déjà artificialisées, sans empiéter sur des terres agricoles ou des espaces naturels, tout en contribuant à la relance économique de la filière photovoltaïque. Le 19 juin, le groupe RN a aussi contribué au vote d’un amendement LR prévoyant un moratoire sur l’éolien et le solaire, déstabilisant complètement ces filières. L’article, qui demandait « une étude objective et indépendante » ignorant sciemment tous les travaux réalisés jusqu’ici, a finalement été rejeté.
La veille, le RN était parvenu à faire voter la réouverture de la centrale nucléaire de Fessenheim, alors même que celle-ci est en cours de démantèlement. Le groupe RN propose dans le même temps de reprendre la recherche et l’exploitation d’hydrocarbures sur le sol français. « Pourquoi ne pas valoriser les ressources dont nous disposons sur notre sol, qui pourraient créer de la valeur ajoutée et alimenter un fonds permettant de financer, par exemple, de prochains réacteurs nucléaires pour lesquels vous cherchez des modes de financement ? » interpellait ainsi le député RN Maxime Amblard en commission des affaires économiques, le 5 juin dernier.
Si l’amendement a été rejeté, il s’inscrit dans la volonté du RN de couper les budgets de l’Ademe (Agence de la transition écologique) à hauteur de 360 millions d’euros. Or, le programme ciblé consacre des ressources à la prévention des risques, qu’ils soient naturels, technologiques, nucléaires, industriels ou miniers.
Plus largement, le RN propose la suppression de 69 structures publiques à l’image de l’Agence bio ou de l’Inao (Institut national de l’origine et de la qualité), qui contribue à la préservation de filières françaises comme le Comté. Le groupe RN cible tout : administrations, conseils, agences, commissions… « C’est une entreprise de démantèlement institutionnel », alerte Jordan Allouche. « Le projet est clair : affaiblir l’État de l’intérieur, éroder les contre-pouvoirs, délégitimer l’expertise, liquider les espaces de débat et de régulation. » Une stratégie qui bénéficie de plus en plus en France de l’appui des forces économiques.