« Le compte à rebours commence en janvier », avertit Florent Lefebvre, représentant de la CFDT Emploi. En 2025, entre en vigueur la loi pour le plein emploi, adoptée le 18 décembre 2023, dont l’application avait été repoussée d’un an. Plus de 1,5 million de personnes « privées d’emploi » seront automatiquement inscrites à France Travail, qui entend coordonner l’ensemble des organismes d’insertion sociale.
200 000 jeunes suivis par les missions locales devraient ainsi basculer vers France Travail ainsi que les dizaines de milliers de personnes en situation de handicap accompagnées par Cap Emploi. Et surtout, les 1,3 million de bénéficiaires du Revenu de solidarité active (RSA), ainsi que leurs conjoints, l’allocation dépendant du revenu du couple (565 euros pour une personne seule, 848 euros si les deux conjoints sont au RSA).
Ce « compte à rebours » risque d’être celui d’une véritable bombe sociale à retardement. Pour les personnes sans emploi comme pour les agents de France Travail. « On bourre la machine à marche forcée jusqu’à ce que ça craque », estime Florent Lefebvre. À moins de quinze jours de l’échéance, les conseillers de France Travail se demandent bien comment ils vont pouvoir gérer cet afflux massif d’un nouveau public en insertion.
Bénéficieront-ils de moyens supplémentaires pour les accompagner ? « C’est le flou artistique », résume le syndicaliste, également élu au Comité social et économique (CSE) de France Travail. Les agents savent simplement qu’ils devront faire avec moins d’effectifs : 500 emplois équivalents temps plein devaient être supprimés par le projet de finance 2025. France Travail prévoit « d’économiser » l’équivalent de près de 3000 postes d’ici 2027.
Objectif : contrôler 1,5 million de chômeurs en 2027
« On ne sait pas ce qui va nous tomber dessus », craint Agnès Aoudai. De son agence parisienne pourtant peu encline à la contestation, la conseillère entreprise, syndiquée à la FSU, « sent monter le ras-bol ». « Ça va exploser ! » lâche-t-elle. Le 11 décembre dernier, la plupart de ses collègues se sont mis en grève pour demander de meilleurs salaires et plus de moyens, contraignant le directeur à tenir l’accueil lui-même. Fait notable, le mouvement a été plutôt suivi. A cette occasion, les organisations syndicales FSU et FO ont demandé l’abrogation de la loi.
« Les conseillers font moins d’accompagnements que de contrôles », déplore Agnès Aoudai. France Travail prévoit de tripler les contrôles annuels de recherche d’emploi : de 500 000 jusqu’à 1,5 million en 2027 ! Insultes, menaces, agressions, « chaque nouvelle réforme s’est manifestée par une hausse des conflits avec les usagers », constate Lakhdar Ramdani, de la CGT Pôle Emploi Bretagne.
De l’avis de nos interlocuteurs, « France Travail est le réceptacle de la détresse sociale » subie par les agents de l’autre côté du guichet. Résultat : le mal-être se répand dans les agences, avec pour manifestation la hausse des arrêts maladie, des burn-out et le risque de décompensation psychique... En mars dernier, un manager d’une agence en Occitanie a mis fin à ses jours.
15 à 20 heures d’activité obligatoires pour percevoir le RSA
Du côté des bénéficiaires du RSA, l’inquiétude grandit également. Au RSA depuis plus de dix ans, ValK (c’est un pseudo) appréhende aussi son basculement vers France Travail. À 54 ans, cette ancienne intermittente du spectacle a « les genoux HS ». Reconnue travailleuse handicapée en 2004, elle ne l’est plus malgré ses demandes.
Elle attend désormais de savoir dans quelle case l’algorithme de France Travail la catégorisera à partir de ses données personnelles transmises par les autres organismes, comme la Caisse d’allocation familiale. En fonction des « freins sociaux » – difficultés de mobilité, d’accès au logement, à la garde d’enfants ou aux soins – identifiés par la plateforme, ValK sera orientée vers l’un des trois « parcours » : emploi, socio-professionnel ou social, ce dernier étant le parcours assigné aux personnes considérées comme les plus éloignées d’un retour à l’emploi. Elle signera ensuite un « contrat d’engagement réciproque » qui déterminera son plan d’accompagnement personnalisé.
« Je vais devoir leur demander leur diplôme médical pour qu’ils jugent de mon état de santé », s’agace cette photographe amatrice. ValK appréhende surtout la mesure phare de la loi : devoir exercer au minimum 15 heures d’activité hebdomadaires, sous peine de voir tout ou partie de son RSA suspendu. Une mesure qui, à terme, pourrait s’étendre à l’ensemble des demandeurs d’emploi. « Si je bosse en présentiel je tue ma santé, même prendre le bus m’est compliqué. »
Ce RSA conditionné aux 15 heures d’activité a été expérimenté par 18 départements volontaires depuis le printemps 2023, puis par 29 départements supplémentaires en mars 2024. Les évaluations de la réforme sont très mitigées en matière de retour à l’emploi. Plusieurs territoires pilotes affichent ainsi, comme à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), un nombre d’allocataires en baisse. Sans qu’on ne sache à quoi correspondent ces sorties des statistiques, s’il s’agit de non-recours au RSA ou d’un retour à l’emploi.
Sortir des statistiques du RSA, pour la misère ou l’emploi ?
L’évaluation de novembre, demandée par le ministère du Travail et portant sur seulement huit territoires, relève que « l’accompagnement rénové a des effets globalement positifs sur les allocataires, en renforçant leur confiance et leur capacité d’action ». Affichant, tous parcours confondus, un taux de « présence en emploi six mois après l’entrée en parcours [...] de 28,6 % » des personnes aux RSA – soit une personne au RSA sur quatre.
Sans que l’on sache de quel type d’emploi il s’agit : si la personne travaille comme intérimaire pour quelques semaines, s’il s’agit d’un CDD de quelques mois ou d’un CDI. À Givors, près de Lyon, où un autre dispositif d’accompagnement sans conditions ni sanctions a été mis en place, un allocataire sur trois était en emploi après six mois…
Mais un autre effet commence à être documenté : un « décrochage » dû à la multiplication des démarches administratives et à la peur des contrôles. Le taux de non-recours au RSA a augmenté de 10,8 % en un an dans les zones qui expérimentent la réforme, selon un rapport du Secours catholique, alors qu’ailleurs ce taux de non-recours recule très légèrement.
Le conseil départemental du Nord, géré par la droite, a expérimenté la réforme de manière zélée. En cas d’absence à un rendez-vous, un allocataire voit 80 % de son RSA suspendu. Pour « retrouver la dignité et le chemin du travail », des « coachs emploi » assurent au sein des « Maisons du Nord emploi » le suivi intensif de 3000 allocataires. « L’accompagnement social est un travail au long cours qui doit s’adapter à la capacité d’émancipation de la personne. Notre boulot n’est pas de mettre immédiatement les gens en entreprise, estime Olivier Treneul, délégué syndical Sud au département. C’est un dévoiement des missions de service public. »
Résultat de cette chasse aux précaires : plus de 12 000 suspensions de droits sur environ 100 000 allocataires, selon France 3. Des gens sanctionnés disparaissent des radars, d’autres perdent leur logement, et sombrent dans l’exclusion, constate le syndicaliste, obligeant certains de ses collègues à faire du « travail de rue » dans l’espoir de les repêcher.
Cette marche forcée au prétexte de « remobiliser les personnes les plus éloignées de l’emploi, risque de priver les personnes les plus vulnérables du droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence », s’inquiétait en juillet 2023 le Défenseur des droits. L’inflation de tracasseries administratives pourrait même entraver un retour durable vers une activité rémunérée.
« On vit déjà dans l’angoisse des contrôles »
« On veut nous occuper et nous inquiéter, mais on vit déjà dans l’angoisse des contrôles », estime ValK dont le dossier a déjà été bloqué à cause d’un document manquant. « J’ai vécu 17 mois sans revenu..., confie-t-elle. Il faut voir l’état dans lequel j’étais, je pleurais dès que j’appelais la Caf. » Elle a tenu le coup grâce à une cagnotte de soutien – considérée par l’administration comme des revenus – avant de remonter la pente, une fois son dossier débloqué.
La réforme vise donc à occuper les allocataires du RSA tant qu’ils et elles ne retrouvent pas un travail, quel qu’il soit. Mais comment ? De ce que laisse entrevoir la communication gouvernementale et les quelques retours d’expériences, il s’agirait de multiplier les démarches de recherche d’emploi, de participer à des ateliers de rédaction de CV ou de « coaching », de suivre des stages, des formations ou des cours de langues... Voire de l’obtention du permis de conduire ou de rendez-vous médicaux. Les témoignages de personnes ayant expérimenté le RSA conditionné soulignent la difficulté des déplacements, leur coût non défrayé ou le temps passé à justifier de leurs activités.
« Qu’ils nous payent ces heures passées à quantifier nos démarches », raille ValK. La comptabilisation de ces heures s’avère « particulièrement lourde » également pour les conseillers, relate l’évaluation rendue au ministère du Travail. Et reconnaît qu’en l’état, prendre une sanction à partir des données actuelles présenterait « des risques importants d’erreur et d’inégalité de traitement ».
D’autant que la plupart des personnes touchant les minimas sociaux s’adonnent déjà d’elles-mêmes dans leur vie quotidienne à un « boulot de dingue », dont le Secours catholique dévoilait l’étendue dans son rapport du même nom. « Je donne plein de coups de main... à mon rythme. Là je me suis gavée d’antidouleurs pour pouvoir réparer la porte de l’immeuble, je devrais le déclarer ? » illustre ValK. Et quid des auto-entrepreneurs ou des agriculteurs qui cumulent souvent activités laborieuses et RSA ?
Qu’importe que le bilan des évaluations soit des plus mitigé et que le plus grand flou continue de régner. Qu’importe les réalités que vivent nombre d’allocataires du RSA, bien loin de la figure fantasmée de l’assisté. Le « compte à rebours » se poursuit. Objectif : le plein emploi en 2027 ! « Ce qui importe c’est d’afficher un taux de sortie, quelle que soit la qualité d’emploi », se désole Florent Lefebvre, de la CFDT.
Sortir des minimas sociaux pour un boulot de courte durée n’aide pas vraiment à s’extirper de la précarité. D’autant plus depuis les dernières lois sur l’assurance chômage qui compliquent l’ouverture de droits aux indemnités. Cela « crée des interruptions de revenus » du fait des délais de traitement de dossiers, avec « à terme, perte de logement, alimentant le sentiment d’échec », glisse un professionnel de l’accompagnement.
« Le retour à l’emploi ne peut être la voie unique vers la sortie de la pauvreté », estiment ATD Quart Monde, Aequitaz et Secours catholique dans un rapport au vitriol sur la réforme, critiquant cette quête de « l’emploi à tout prix », qui nie les fragilités des plus vulnérables. « L’obligation de résultat conduit à les orienter vers les boulots difficiles dont personne ne veut », se désespère Olivier Treneul, de Sud.
Le risque est aussi de glisser vers du travail gratuit, alertent les associations caritatives. Quitte à remplacer de vrais emplois ? ATD Quart monde cite l’exemple du maire de Villers-en-Vexin, dans l’Eure, qui entend mobiliser les bénéficiaires du RSA autour de la végétalisation du cimetière communal. Motif ? L’édile n’a « pas les moyens d’embaucher du personnel ».
Ces missions prennent des allures de TIG (travail d’intérêt général) – ces peines généralement réservées aux petits délinquants – et pourraient se multiplier dans les collectivités locales soumises à des coupes budgétaires. « Si le bénévolat devient obligatoire, ça devient un travail. Alors, il faut un salaire et des cotisations sociales », rappelle une allocataire.
Les décrets d’application de la loi ne sont toujours pas publiés. Selon nos informations, les sanctions contre les allocataires du RSA jugés insuffisamment actifs ne seront pas fixées avant juin 2025.