« Ça fait trois ans que je travaille dans cet atelier, mais pour être honnête, je n’ai aucune idée pour quelles entreprises. » S. est détenu dans une prison de Catalogne, en Espagne. Il travaille depuis trois ans dans les ateliers de l’établissement pénitentiaire, pour le compte d’entreprises privées. Peut-être pour une entreprise française. « On ne nous dit pas pour qui on travaille, sauf s’il s’agit d’un boulot pour un centre éducatif ou un hôpital public. Parfois, on voit un logo, mais on n’a aucune trace écrite du nom de l’entreprise. »
S. travaille six heures par jour, cinq jours par semaine. Auparavant, il était affecté à la cuisine de la prison. Séduit par la promesse d’un salaire de 700 euros par mois, il a demandé son transfert vers un atelier de production. On lui a fait suivre une journée de formation aux risques professionnels en menuiserie, une autre en scierie, puis il a commencé.
Sa première fiche de paie à ce poste a vite dissipé ses espoirs : 280 euros, loin de ce qui avait été promis. On lui a expliqué que c’était normal, vu qu’il n’était qu’un opérateur de production sans expérience et qu’avec le temps, la somme allait augmenter. Trois ans plus tard, il gagne entre 350 et 400 euros brut mensuels. « Quand il y a beaucoup de boulot, on fait plus d’heures et on nous paye un peu plus. Mais ça reste pas grand-chose. Et pour arriver à 700 euros, tu parles ! » souffle l’homme.
Promesses de réinsertion
L’Espagne se présente comme un modèle de réinsertion des détenus et le travail en serait un des outils majeurs. En 2022, le ministre de l’Intérieur espagnol, Fernando Grande-Marlaska Gómez (socialiste), affirmait que « huit détenus sur dix qui quittent les prisons espagnoles parviennent à se réinsérer dans la société ». Ce résultat est, selon le ministre, le fruit, entre autres, d’une politique carcérale axée sur le travail.
Le discours n’est pas le même lorsqu’on interroge les détenus, leurs avocats ou les associations de défense des droits humains. « Les problèmes liés au travail carcéral sont tellement nombreux que je ne saurais par où commencer », dit Santiago Cutiño Raya, responsable de l’unité de droit pénal à l’Université Pablo de Olavide de Séville et membre de l’Association andalouse pour les droits humains (APDHA).

Selon les estimations du ministère de l’Intérieur espagnol, l’Espagne comptait quelque 57 000 détenus en 2023 (dernières données disponibles). Plus d’un quart d’entre eux exerçaient un travail pour la prison ou pour des entreprises privées.
300 entreprises privées
Comme en France, les prisons espagnoles organisent le travail des détenus autour de deux grands pôles. D’un côté, il y a les services dits de maintenance, indispensables au quotidien derrière les barreaux : cuisine, blanchisserie, entretien, nettoyage, ou encore jardinage. De l’autre, les ateliers de production, où l’on fabrique, par exemple, tables et chaises pour les écoles publiques, uniformes pour les médecins ou autres fonctionnaires – y compris les gardiens – habits pour les détenus ou encore des produits destinés à des entreprises privées, comme des pièces de moteurs automobiles, des câbles électriques ou des emballages.
À la différence de la France, la gestion du travail carcéral en Espagne est décentralisée, et assurée par trois organismes publics différents : l’un en Catalogne, un autre au Pays basque, le troisième pour le reste du pays. Ils organisent la production et gèrent les contrats avec les entreprises privées à l’extérieur.
D’après les données recueillies en 2024 par Civio, organisation indépendante à but non lucratif basée à Madrid et qui travaille sur la transparence des données publiques, près de 300 entreprises privées ont recours à de la main-d’œuvre en prison en Espagne. Cinq de ces entreprises sont françaises. Avec cinq entreprises allemandes, elles concentrent près d’un tiers de l’ensemble des détenus placés au sein des ateliers productifs dans les prisons espagnoles.
Des firmes françaises
Sur les cinq entreprises françaises présentes dans les établissements pénitentiaires espagnols, trois ressortent lorsqu’on examine le rapport entre le nombre de détenus mobilisés et celui de salariés embauchés à l’extérieur : Veripack Embalajes, Octé Electric et Cahors Española.
Veripack Embalajes est une filiale du groupe français Guillin, qui emploie quelques milliers de personnes à travers l’Europe, leader des solutions d’emballage alimentaire écologique. L’entreprise concentre l’essentiel de ses activités pénitentiaires en Catalogne, où 215 détenus réalisent des tâches pour son compte, contre 183 salariés à l’extérieur. Octé Electric, spécialisée dans la fabrication de systèmes électriques et pour l’automobile, les ascenseurs ou le secteur de l’énergie, fait appel à 168 détenus au Pays basque, et emploie 230 collaborateurs à l’extérieur des prisons. Cahors Española, filiale du groupe français Cahors (moins de 2000 employés sur l’ensemble de ses sites) spécialisée dans les solutions de gestion et de distribution d’énergie, opère en Catalogne, et y mobilise 67 détenus, contre 130 employés à l’extérieur dans le pays.
Les deux autres entreprises – Knipping Lisi Automotive, rattachée au groupe français LISI, et Hamelin Brands, font appel à de la main-d’œuvre carcérale de manière très limitée : entre 7 et 35 détenus pour la première, environ 12 pour la seconde.
Paiement à la pièce
Souvent, les entreprises préfèrent rester discrètes sur leurs activités en prison. En entrant dans les ateliers de production de la prison Quatre Camins de Catalogne, dans la province de Barcelone, la première consigne reçue est d’éviter de photographier les logos des entreprises. « Certaines entreprises préfèrent ne pas apparaître en public », explique la porte-parole du service de réinsertion pénitentiaire de la région, Matilde Fructuoso Ariño.
Salaires réduits, infrastructures financées par l’administration pénitentiaire, aucun besoin de négocier avec des représentants du personnel… Ces avantages du travail en prison pour les entreprises se retrouvent partout en Europe, y compris en France. Mais l’Espagne présente un intérêt supplémentaire : le paiement à la pièce. La pratique est interdite en France depuis 2009, pas chez le voisin espagnol.
Par ailleurs, comprendre comment est calculée la rémunération des détenus travailleurs en Espagne relève du casse-tête – pour les détenus eux-mêmes, leurs avocats et les associations. Une loi nationale de 2001 fixe bien une règle : le salaire ne devrait pas être inférieur à 50 % du smic espagnol, qui s’élève à 1381 euros brut par mois, soit plusieurs centaines d’euros de moins qu’en France. Et cette norme n’est qu’indicative.
La décision finale sur les barèmes de salaires et les modes de paiement revient aux administrations pénitentiaires, une en Catalogne, une au Pays basque et une autre pour le reste de l’Espagne. En pratique, les barèmes sont ajustés lorsque le smic évolue ou lorsque l’administration le juge nécessaire.
Mais même si le smic augmente, l’administration n’est pas obligée de modifier le barème. Il en résulte une grande variabilité des taux et des types de rémunérations. Ainsi, l’administration de Catalogne recourt fréquemment au paiement à la pièce, alors que celle de la plus grande partie de l’Espagne privilégie le paiement à l’heure.
Rémunération opaque
« Il existe un autre problème : la façon dont les heures de travail sont comptabilisées, explique Valentín Aguilar Villuendas, avocat à Cordoue, spécialisé en droit du travail et membre de l’Association andalouse pour les droits humains. L’administration pénitentiaire du Pays basque espagnol calcule ce qu’elle considère comme le travail effectif, et verse ainsi bien moins que ce qui devrait être dû, sous prétexte que, dans le contexte carcéral, il serait impossible de contrôler précisément le nombre d’heures réellement travaillées par les détenus. »
Selon l’avocat, le salaire final moyen d’un détenu se situe en Espagne entre 250 et 300 euros mensuels pour une activité de 30 heures par semaine en moyenne, bien moins qu’un smicard à l’extérieur.
« Les détenus qui sont payés à l’heure savent à peu près ce qu’ils vont toucher à la fin du mois. Pour ceux rémunérés à la pièce, le calcul est flou, dénonce aussi Catalina*, travailleuse sociale dans les prisons de Catalogne. Ils reçoivent une fiche où ne figure que le total et ce qui est cotisé à la Sécurité sociale. Beaucoup me disent qu’ils ont le sentiment d’avoir produit plus de pièces et qu’ils auraient dû être mieux payés. »
« En cas de paiement à la pièce, les documents que reçoivent les détenus à la fin du mois ne sont pas de vraies fiches paie, confirme Laura Rodríguez Murciano, avocate à Barcelone qui défend les détenus dans des litiges portant sur leur travail en prison. Ce sont des documents où il est indiqué un volume de production. Moi-même, avocate en droit du travail, j’ai du mal à les déchiffrer. »
Peu de perspectives à la sortie
Pour S., qui travaille en prison depuis trois ans, il reste encore deux ans de prison à purger. À sa sortie, il ne pourra pas aller frapper à la porte des entreprises pour lesquelles il travaille aujourd’hui, puisqu’il ne connaît pas leur nom. Ce nom ne sera pas non plus indiqué sur son certificat de travail délivré par l’administration pénitentiaire.

Les entreprises qui sous-traitent une partie de leur production à des prisons « n’ont aucune obligation d’intégrer d’anciens détenus dans leur personnel à l’extérieur, déplore Santiago Cutiño Raya, de l’Université de Séville. Dans une perspective de réinsertion, il serait pourtant cohérent d’imposer cette exigence lors de la signature des contrats entre entreprises et administration pénitentiaire. »
Catalina, la travailleuse sociale qui accompagne des détenus depuis sept ans dans leur phase de préparation et de recherche d’emploi avant leur sortie, rapporte que « très peu de personnes retrouvent un emploi dans la même entreprise que celle où elles travaillaient en prison. Ça arrive, mais c’est très rare. »
Pas de syndicats
Au-delà de la seule question de la réinsertion, travailler en prison peut aussi permettre aux détenus de faire passer leur peine plus facilement, parfois d’obtenir des permissions de sortie.« Il est vrai que certaines personnes n’ont pas d’habitudes de travail et qu’il leur faut les apprendre, pointe Catalina. Mais ce dont elles ont surtout besoin pour trouver un emploi à la sortie, c’est d’une formation concrète. » Or, dans la plupart des ateliers de production, la majorité des tâches sont répétitives, à la chaîne, centrées sur l’assemblage de pièces.
En Espagne, aucun syndicat n’a jusqu’à présent sérieusement pris en charge la défense des travailleurs détenus. La Confédération syndicale des commissions ouvrières, l’un des deux principaux syndicats du pays, justifie cette absence par un conflit d’intérêts, puisqu’il représente déjà les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire.
Quant aux détenus, même si la loi ne leur interdit pas explicitement de se syndiquer, elle ne leur reconnaît pas non plus un véritable statut de travailleur, avec les droits associés. « Pour moi, les principaux responsables de cette situation, ce sont ceux qui font les lois qui permettent tout ça, accuse l’avocate Rodríguez Murciano. Dans notre système, il n’y a pas de sanction en cas d’abus des entreprises en prison. Il n’y a que des aides pour les attirer. »
*Prénom modifié
