« De dire que cet immeuble était dans un abandon total, objectivement ce n’est pas vrai. » Au procès des effondrements de deux immeubles de la rue d’Aubagne, dans le 1er arrondissement de Marseille, six ans après les faits, Xavier Cachard, propriétaire d’un appartement, réfute toute responsabilité. L’homme est également l’avocat du syndic, le cabinet Liautard, qui assurait la gestion du premier immeuble qui s’est effondré.
Son appartement avec une chambre, qu’il proposait à la location pour 400 euros par mois « n’était pas si mal que ça ». « Sinon toutes ces personnes n’auraient pas vécu dedans », ose-t-il déclarer devant les familles des victimes. Xavier Cachard, notable marseillais, était aussi vice-président (LR) de la région Paca.
Le 5 novembre 2018, peu avant 9 heures du matin, Rachid, le locataire de Xavier Cachard, sort de son habitation pour aller acheter des cigarettes. Deux amis qu’il héberge, Taher, un Tunisien de 58 ans et Chérif, un Algérien de 36 ans, dorment encore dans l’appartement. Lorsque Rachid revient, l’immeuble n’est plus qu’un tas de gravats, sous lequel sont ensevelis ses deux amis.
Six voisins ont subi le même sort, tués dans l’effondrement du bâtiment. Fabien, un artiste peintre de 52 ans, était un ami du groupe de musique Massilia Sound System. Marie-Emmanuelle, artiste verrière de 52 ans, avait quitté Grenoble pour ce quartier populaire de Marseille nommé Noailles. Julien, un Franco-Péruvien de 30 ans avait fait le même choix de cœur – il vivait là depuis six mois et travaillait comme réceptionniste dans un hôtel. Ouloume, une mère de famille comorienne venait d’accompagner son fils de 9 ans à l’école.
Elle multipliait les petits boulots, comme l’a raconté France 3. Simona, une étudiante italienne de 30 ans, accueillait son ami Niasse, un Sénégalais récemment arrivé. Tous et toutes sont décédées dans l’effondrement, ce funeste 5 novembre 2018, à 9h07.
« Vous avez détruit des familles entières »
Le procès qui se tient depuis le 7 novembre 2024 doit déterminer les responsabilités dans ce drame et ses huit décès. Sur le banc des accusés comparaissent donc aux côtés de Xavier Cachard, les autres co-propriétaires, leur syndic – le cabinet Liautard –, l’office HLM municipal Marseille Habitat, qui était propriétaire du 63 mitoyen, un ancien élu municipal, Julien Ruas, à l’époque adjoint à la prévention et gestion des risques, ainsi qu’un architecte, expert judiciaire, Richard Carta.
Face à eux, les familles des victimes, des associations de lutte contre le mal-logement et des habitants dont les immeubles voisins ont été fragilisés par les effondrements : 87 parties civiles se sont constituées en tout. « Je ne voulais pas croire qu’il était mort. Il n’habitait pas là-bas », raconte Mounira Hedfi, la sœur de Taher, venue spécialement de Tunisie.
La mairie de sa commune de la banlieue de Tunis lui avait annoncé le décès de son frère quelques jours après qu’elle a vu le drame à la télévision. D’autres proches de victimes originaires du Maghreb, des Comores ou du Sénégal ne peuvent être présents dans la salle d’audience, faute d’avoir obtenu un visa de la part des autorités françaises...
Les proches des victimes sont assidus aux journées d’audience. Ce n’est pas le cas des propriétaires, dont l’absence récurrente sur le banc des accusés agace les parties civiles. « Juste le minimum pour les victimes vous ne le faites pas. Respectez-les au moins », confie Lynda Larbi, la cousine de Chérif. « Il ne s’agit pas seulement d’habitat indigne. Pas une, deux ou huit vies que vous avez détruites, mais des familles entières », appuie Liliana Lalonde, la mère de Julien.
L’ensemble des prévenus est poursuivi pour « blessure involontaire » et « homicide involontaire ». Pour les propriétaires et le cabinet Liautard s’ajoute la circonstance de « violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence », qui porte la peine maximale à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. 375 000 euros d’amende pour les personnes morales. Les propriétaires et le bailleur social sont également poursuivis pour « mise en danger de la vie d’autrui » (jusqu’à un an de prison) et « soumission de personnes vulnérables ou dépendantes à des conditions d’hébergement indignes » (jusqu’à 10 ans de prison).
La première alerte sur l’état du bâti, transmise aux services municipaux, date de 2014, comme l’a détaillé Le Monde. Une nouvelle expertise alertant sur l’état avancé des dégradations est réalisée en 2017. « Ce n’est pas mon rôle de le voir », justifie Xavier Cachard, en tant que propriétaire et avocat du syndic.
Il dément avoir été au courant de la dangerosité de l’immeuble, en dépit de courriels d’alerte dont il est destinataire, rendus publics sur des écrans dans la salle d’audience. Dans l’une de ces correspondances, en avril 2017, le propriétaire répond : « C’est grave, docteur ?? Grave signifiant : est-ce que ça va coûter de l’argent au 65 rue d’Aubagne ?? »
Xavier Cachard cherche à démontrer que l’immeuble était entretenu, arguant du montant des travaux engagés, pour 45 000 euros. Un montant qui s’étale... « Sur dix ans ! » cingle l’avocat de la famille de Chérif, Brice Grazzini. « Ce qui fait un total de 375 euros par mois, soit 47 euros par mois et par propriétaire. » C’est peu pour un immeuble dont les fondations s’érodent. Les éléments du dossier rapportent des refus fréquents de l’assemblée générale des propriétaires à engager des travaux de rénovation de plusieurs milliers d’euros.
Des services de la ville en déliquescence
En cas de défaillance des propriétaires et de leur syndic, c’est à la municipalité de prévenir les périls d’immeubles, d’en faire évacuer les habitant
es si le danger est imminent, et d’engager des travaux de rénovation d’office. Après celle des propriétaires, l’incurie de la ville de Marseille, dirigée à l’époque par Jean-Claude Gaudin (LR, décédé en 2024), s’expose elle aussi au tribunal. Le service s’occupant des périls était largement sous-dimensionné.Julien Ruas l’ancien adjoint à la prévention et la gestion des risques, comparaît en tant que prévenu, et Arlette Fructus, l’ancienne adjointe au logement y est appelée en tant que témoin. Leurs descriptions font état de services municipaux fonctionnant « en silos » où la gestion du logement était « éparpillée » entre différents services et délégations d’élu
es à « l’étanchéité complète ». Les insalubrités et les périls, pourtant souvent concomitants, étaient traités à part par deux services différents qui ne communiquaient pas entre eux. « Il a fallu attendre l’effondrement pour qu’une connexion entre les services se fasse », reconnaît Julien Ruas.L’ampleur de l’habitat indigne à Marseille était pourtant mise en lumière depuis 2015 avec le rapport de Christian Nicol, inspecteur général de l’administration, mandaté par le ministère du Logement. Le haut fonctionnaire y indiquait que 13 % des résidences principales marseillaises étaient « potentiellement indignes » avec « un risque pour la santé ou la sécurité de quelque 100 000 habitants », principalement « dans le centre ancien et les quartiers Nord ». Arlette Fructus explique que ce rapport « a été perçu comme une attaque politique » par Jean-Claude Gaudin. Et donc ignoré.
Quelques mois avant l’effondrement, Édith Point, technicienne en prévention et gestion des risques, avait refusé d’intégrer le 1er arrondissement parmi ses dossiers à gérer. « J’étais déjà surchargée. J’avais le 3e arrondissement, lui aussi très dégradé. Plus les 5e, 8e, 9e et 10e », rapporte-t-elle à la barre en tant que témoin. Le service ne se déplaçait donc que pour les urgences liées aux périls imminents dans un 1er arrondissement au bâti pourtant très abîmé. Il ne disposait alors que de deux architectes, contre douze aujourd’hui, et de deux technicien
nes pour constater les périls et engager les démarches pour les solutionner.Murs porteurs affaiblis et déformés
Malgré ces désorganisations et manquements, l’immeuble du 65 rue d’Aubagne est déclaré en péril imminent le 18 octobre 2018. Ses locataires sont évacués. Sur ordre du tribunal administratif, un architecte et expert judiciaire, Richard Carta, se rend donc sur place pour vérifier l’état de l’immeuble afin de confirmer ou d’infirmer l’arrêté de péril imminent.
L’architecte visite un seul appartement, au premier étage. Il constate d’importantes lézardes sur la façade et dans la cage d’escalier. Des informations capitales ne lui sont pas transmises par le syndic, malgré la présence sur place des représentants du cabinet Liautard. Il ne sait donc pas qu’une habitante, Simona, a signalé deux jours plus tôt au syndic que sa porte ne fermait plus, ni que de précédentes expertises rendues en 2014 et 2017 alertaient déjà sur un bâti dégradé.
L’expert ne descend pas non plus au sous-sol. Il ne voit pas l’eau qui y stagne en permanence. À cause d’un réseau d’évacuation vétuste, la cave s’est muée en cloaque plein de moisissures et de rats, endommageant la structure même de l’immeuble, révéleront les experts mandatés par le tribunal en amont du procès.
« Aucun signe avant-coureur ne laissait penser qu’un effondrement pouvait se produire », répète à la barre Richard Carta – lui assiste à chaque journée d’audience. À l’exception du locataire de l’appartement visité au premier, la réintégration des habitant
es dans l’immeuble est donc prononcée le soir du 18 octobre, après l’avis rendu par l’expert.Pendant les trois semaines qui suivent, l’immeuble continue de pourrir. « Avec l’humidité, le liant des pierres a été affaibli. Les murs se sont déformés », expose l’un des experts, Bernard Bart. Dans les semaines qui précèdent l’effondrement, les planchers s’inclinent, n’étant plus soutenus par les murs porteurs des niveaux inférieurs. Signe incontestable pour les experts, les locataires ne parvenaient plus à fermer leurs portes. C’est ce qui a retenu Julien chez lui à l’aube du 5 novembre 2018. Ne voulant pas laisser son appartement ouvert, faute de pouvoir fermer la porte, il ne s’est pas rendu sur son lieu de travail.
Les expertises techniques montrent que l’immeuble au numéro 65 s’est effondré sur lui-même, suite à la rupture d’un poteau déjà fendu en sous-sol. Il entraîne dans sa chute l’immeuble mitoyen au numéro 63. Cette propriété de Marseille Habitat qui avait été laissée à l’abandon pendant plusieurs années par le bailleur social était vide d’occupant
es. Ce qui infirme l’hypothèse initiale, qui avançait que c’est l’immeuble du 63 qui, abandonné et également dégradé, avait entraîné dans sa chute celui du 65.Le procès doit se clore le 18 décembre. S’ils sont jugés responsables de la catastrophe, que ce soit pour « violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence », « mise en danger de la vie d’autrui » ou « soumission de personnes vulnérables ou dépendantes a des conditions d’hébergement indignes », les prévenus – propriétaires, techniciens ou élus – risquent plusieurs années d’emprisonnement.
Malgré une action municipale désormais plus volontariste, le sujet de l’habitat indigne à Marseille est encore loin d’être réglé : le média indépendant local Marsactu a répertorié 1800 adresses de logements concernées par des arrêtés de péril depuis 2019. 20 à 30 arrêtés de péril sont signés chaque mois. Quant aux espaces désormais vides de la rue d’Aubagne, la mairie souhaite en faire une petite maison de quartier multi-activités qui devrait ouvrir fin 2025. De quoi réinsuffler de la vie là ou elle s’est arrêtée pour huit habitants il y a six ans, tout en entretenant leur souvenir au moyen d’un espace qui y sera dédié.
Photos : Jean de Peña