À l’arrière de son utilitaire aux pneus salis par la boue, Damien Tauzin, 50 ans, s’empare d’une cagette remplie d’une quinzaine de pains au levain bio. Avec son associé Damien Pallaruelo, 42 ans, ils ont produit les céréales, moulu la farine, façonné puis cuit chacun de ces pains. À 8 h, le paysan boulanger dispose les pains sur la table d’un maraîcher qui les vendra sur le marché de Saint-Macaire, à vingt minutes du fournil.
« Dix pains par-ci, dix pains par-là… Ça nous offre une implantation locale et de la visibilité. Et pour les producteurs locaux, c’est un produit d’appel, résume Damien Tauzin à propos de cette stratégie de commercialisation. Le collectif c’est notre force : à plusieurs on a des points de vente démultipliés. »
En ce mois de janvier, la journée du boulanger a commencé au fournil à 6 h, avec les émanations du levain en travail qui chatouillent les narines. Elle se terminera à 20h30, après les livraisons des différents points de vente. Son activité rayonne sur 25 kilomètres autour du fournil, situé à Barie, une petite commune de 300 habitants au sud de Bordeaux.
Damien Tauzin est un gars du coin. À 28 ans, en 2002, il achète une bâtisse inhabitée depuis un siècle. Barie n’a alors plus d’école depuis la fin des années 1980 déjà. Et « le dernier bar a fermé au début des années 1990 » , se souvient l’homme. Et la dernière boulangerie ? « Je crois qu’il n’y en a jamais eu », doute Damien Pallaruelo – surnommé Dam’s – associé de l’exploitation agricole depuis les premiers semis de blé, en octobre 2019.
Ne pas dépeupler la campagne
Sur ce territoire rural de Gironde, les boulangeries mutent, ou disparaissent dans le pire des cas. L’état des lieux n’est pas réjouissant. « À Saint-Macaire, la boulangerie est un point de vente sans production sur place. Sur la route départementale entre Langon et La Réole, il n’y a plus de boulange non plus. À quinze kilomètres d’ici, à Langon, ce sont des chaînes de boulangerie comme Marie Blachère, Ange, Feuillette… », liste Damien Pallaruelo, affairé à diviser et peser la pâte.
Au niveau national, entre 2019 et 2020 selon l’Observatoire des métiers de l’alimentation en détail, le nombre de boulangeries a augmenté partout sur le territoire, sauf dans les communes rurales et les unités urbaines de moins de 5000 habitants.
En 2019, les deux amis ont l’opportunité de récupérer des terres agricoles. Les voisins, Karen Gossart et Corentin Laval, souhaitent réduire leur activité de producteurs d’osiers et d’artisans vanniers. « Notre arrêt a finalement déclenché d’autres projets. Ça intéresserait les copains, c’est une belle histoire amicale », sourit Corentin, venu papoter au fournil qu’il a aidé à construire lors du confinement, à 100 mètres de son habitation. « Je me suis installé dans ce hameau sans savoir que j’aurai une boulange à côté de chez moi un jour, produit avec du blé qui pousse sur nos terres », souligne-t-il.
« Si on ne s’installait pas, les 20 hectares allaient être dispersés, ajoute Damien Tauzin en plaçant les boules façonnées dans les bannetons en osiers tressés par ses voisins. Il y a une tendance à la concentration des terres, et à la disparition des agriculteurs. » Dès 2019, les deux Damien se forment à la boulangerie paysanne dans des tiers-lieux, à travers des lectures et grâce à leur réseau.
Les diplômes agricoles acquis pendant leurs études leur permettent de monter une exploitation. Damien Tauzin réduit à mi-temps son métier d’enseignant en centre de formation des apprentis, et Damien Pallaruelo lâche les ondes de la radio Entre-deux-Mers, dont il était responsable depuis quinze ans.
Engouement local
Le fournil des Dam’s suscite rapidement l’engouement local. Dès juillet 2020, les paysans-boulangers passent de deux à trois jours de production de pain hebdomadaires. Soit 300 kg de pain en moyenne chaque semaine, vérifie Dam’s sur un ordinateur blanchi par la farine. Aujourd’hui, ils cultivent leurs céréales sur 45 hectares, dont 40 en fermage, un contrat de location agricole.
« Dans le coin, il ne restait que des agriculteurs qui produisaient sans aucun lieu de rencontre. Pour habiter un territoire et être bien, il faut suffisamment de vie sociale autour. Ou alors, tu la crées », relève Damien Tauzin. C’est ce qu’ils ont fait. Bien avant d’être paysans, en 2013, les deux amis ont participé à l’émergence d’une association culturelle locale. Ils organisent tous les ans des évènements pour se faire rencontrer les gens du village : des fêtes, des concours d’épouvantails, concerts, olympiades.
« Les gens en redemandent »
Quand les beaux jours arrivent, le fournil, bâti sur l’emplacement d’un ancien bâtiment agricole, devient un lieu de vie collective. Plusieurs soirées pizza y sont organisées, accompagnées de concerts. Elles peuvent réunir 80 personnes vivant aux alentours. « Les gens en redemandent. Dès que les beaux jours reviennent, ils nous demandent : ‘‘C’est quand la prochaine soirée pizza ?” » sourit Damien Pallaruelo.
Une fête des moissons leur plairait bien aussi, à la fin du mois de juillet. Mais après le coup de bourre de la récolte, « c’est chaud pour nous de l’organiser », admet Damien Tauzin, également conseiller municipal de Barie et administrateur de la Coopérative d’utilisation des matériels agricoles (Cuma).
« Les fournils servent à autre chose qu’à faire du pain. Ils sont aussi là pour accueillir des gens, réaliser des transmissions de savoirs. On lui donne même une vocation artistique des fois. Mais c’est vrai pour d’autres activités agricoles de transformation », analyse Chloé Barbier, qui a étudié les récits et trajectoires de paysannes et paysans-boulangers pour sa thèse de sociologie.
« Moi, j’aurais pas fait comme ça »
Ce n’est pas sans obstacle. « Une activité artisanale, avec un point de vente pour faire se rencontrer les gens, et vertueuse agronomiquement, il a fallu la faire accepter, témoigne Damien Tauzin, qui se remémore les premiers semis. Pour nos premiers blés, un agriculteur se tenait au bord du champ, les bras croisés. Et là, il me dit : ‘‘Moi, j’aurais pas fait comme ça.’’ »
Les deux amis s’accrochent. Ils travaillent avec des semences paysannes et échangent leurs expériences au sein du réseau Mètis Basse-Garonne [qui préserve et diffuse des espèces et des variétés de céréales paysannes, ndlr]. Chaque mois, une journée de découverte au sein des exploitations est organisée, autour d’une thématique : le blé, le levain, les variétés anciennes, etc. En quelques années, le réseau s’est renforcé, constate le boulanger de 50 ans Damien Tauzin : « Quand on a démarré en Gironde, on était les troisièmes. Aujourd’hui dans notre réseau on doit être sept ou huit. »
En l’état, il est difficile de connaître le nombre de personnes pratiquant la boulangerie paysanne en France. « Aucune institution ne se penche sur le comptage, constate Chloé Barbier. Certains vont être installés comme agriculteurs, agricultrices, d’autres comme boulangers, boulangères en milieu paysan. Ce sont des statuts différents, ça complique le fait d’avoir des chiffres globaux. » Dans les fournils, cette diversité est même revendiquée, à rebours des normes qui ont codifié, et industrialisé par la même occasion, la manière de faire du pain.
Transmettre le fournil
À l’échelle d’autres réseaux locaux, la tendance est à la hausse. Antoine Fort est animateur d’un réseau de vingt paysans boulangers pour le centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Cival) du Limousin : « On commence à se demander à partir de combien on va saturer le marché, sachant que la concurrence reste forte avec les artisans-boulangers. On a cinq à six projets d’installation par an. »
La perspective d’une activité qui permet un retour à la terre tout en se dégageant un revenu intéresse. Dans le cas du fournil des Dam’s, les deux associés se rémunèrent 900 euros net chacun par mois, après avoir payé leurs emprunts. Sans l’aide de la Pac (politique agricole commune) – 13 000 euros par an –, leur activité ne serait pas viable en l’état.
Sur le plan physique, la tâche n’en est pas moins pénible. Damien Tauzin a été opéré il y a un an et demi suite à des ports de charges répétés, et avoue être « fatigué », ses deux mains appuyées sur son balai. Il pense à la transmission d’ici cinq ans. Comme dans l’animation de la vie du village : « Il faut du renouvellement d’idées, pas que des bras. C’est toujours les mêmes, il y a une génération qu’on n’arrive pas à impliquer », regrette l’homme. Au conseil municipal de Barie, tout le monde le voit maire dès 2026. Lui attendra « plutôt le tour d’après ».