Reliant Porte de la Chapelle à Pont du Garigliano, le nouveau tramway parisien au nom digne d’un personnage de science-fiction hollywoodienne – baptisé T3 – saura se faire pratique. Alliant l’utile et l’agréable, vous apprécierez la quiétude apparente des villes futuristes à la fenêtre de ce vaisseau silencieux, glissant sur les rails tapissés d’une pelouse feutrée comme une boule sur une table de billard. Car c’est bien là le double objectif de ce nouveau projet francilien flambant neuf : « Améliorer la mobilité urbaine, restructurer et embellir le cadre de vie » à en croire son site d’actualité. Mais qui se réjouit d’un tel confort devra attendre fin 2012. Pour le moment, c’est l’enfer des travaux.
Mais pas de panique ! On s’occupe de tout : « Si les travaux liés au tramway sont d’une ampleur exceptionnelle, (...) ils n’auront aucune conséquence qui ne soit connue ni prévisible », nous rassure-t-on sur le même site Internet. Voilà pour la vitrine officielle. C’était peut-être sans compter le mauvais esprit de vingt-cinq travailleurs sans-papiers de la Porte des Lilas, dont le cadre de vie n’a pas vraiment été embelli par le tramway.
Pression sur les coûts
Ouvriers des travaux publics, ils travaillent de manière déclarée, par l’intermédiaire de l’entreprise de travail temporaire Selpro, pour l’entreprise Suburbaine et Sapelec, respectivement spécialisées dans les canalisations et l’installation de réseaux électriques, ainsi que pour la filiale d’EDF chargée de l’acheminement d’électricité (ERDF). Tout ce beau monde se retrouve donc sur le chantier du tramway de l’est parisien.
Cela signifie-t-il que la RATP et la Mairie de Paris, en tant que futur exploitant et commanditaire du projet, font travailler par entreprise interposée des... sans-papiers ? Tout juste ! Certes, le labyrinthe de la sous-traitance pourrait nous faire douter de leur responsabilité mais ce serait oublier la pression sur les coûts qu’engendre un appel d’offres. Non qu’un tel projet de bien commun, financé par la ville à hauteur de 433,6 millions d’euros, ne soit pas enviable pour tous les habitants d’Île de France, mais à quel prix ?
Intérimaire à vie
Dianka Sadio, l’un des ouvriers du chantier, vient du Mali. Il y a neuf ans, il rejoint son grand-père en France, sa famille demeurant au pays. Depuis, ce jeune Malien creuse à coups de pelles et de pioches les tranchées pour enfouir conduites de gaz, lignes ADSL ou, comme ici sur le chantier du T3, le câblage électrique. Pour le compte de la Suburbaine, il cumule, comme d’autres, les missions d’intérim pour une paye de misère sans voir vu l’ombre d’un CDI. « On ne peut rien réclamer. Comme l’employeur connaît notre situation, on est obligé de fermer notre gueule ! », confie-t-il. Pourtant Sadio va l’ouvrir, et pas qu’un peu. Son patron, apeuré par la loi de juillet 2007 obligeant la vérification par la préfecture de l’identité de chaque étranger employé, met fin à sa mission. Sadio menace de ne pas en rester là.
Fiches de paye à l’appui, lui et ses collègues dans le même cas, sonnent à la porte de l’Union syndicale Solidaires et décident de faire grève. Le 12 octobre au matin, ils occupent leur chantier en dépit de la colère patronale. Ne reculant devant rien, la Suburbaine ira jusqu’à dévier plusieurs fois les plans du câblage, histoire de contourner leur piquet de grève et par la même occasion le droit de grève. Les usagers apprécieront. Mais rien n’y fait. Depuis quatre mois et demi, grévistes et soutiens occupent, dès qu’il le faut, le chantier à l’aube et font reculer les engins à quelques encablures du campement de fortune.
La grève plutôt que l’exploitation
Marmite bouillonnante sous un barnum, le couvercle sursaute comme pour annoncer l’heure du déjeuner. Une quinzaine de personnes patientent sous la toile d’à côté. Ils discutent autour d’un brasier, à peine distraits par un film malien que projette une petite télé. Celle-ci émerge d’un barda d’affaires où se mêlent cafetières, bouilloires et radiateurs. C’est dans cette installation de fortune délimitée par des barrières de chantier – seule protection face à la circulation agitée des boulevards – que les 25 grévistes sans-papiers tiennent leur piquet, autour duquel flottent banderoles et drapeaux syndicaux. Malgré la neige, la pluie et le froid hivernal, ils campent nuit et jour entre un local Algeco prêté par la mairie du 19e arrondissement et des tentes rouges dépliables en 2 secondes mais jamais repliées depuis maintenant 4 mois. La ténacité des grévistes n’a pas été vaine.
Fin février, vingt contrats d’embauche ont été signés avec les patrons (quinze en intérim et cinq en CDI). Plusieurs parcelles ont été libérées par les grévistes pour laisser place aux travaux. Cinq travailleurs restent encore sur le carreau. Motif : ils n’auraient pas travaillé assez d’heures sur les 18 derniers mois chez les entreprises du tramway. Deux seraient en passe d’avoir un contrat avec une autre entreprise. Pour les trois autres, Solidaires et la Mairie de Paris – qui n’a pas donné suite à nos questions – sont toujours en négociation. En attendant, les grévistes se disent prêts à déposer les dossiers en préfecture tout en restant solidaires des milliers de sans-papiers franciliens qui ont, à l’automne, occupé leurs lieux de travail.
Fatigués, il sont soutenus matériellement et moralement par les riverains et un large comité de soutien. La mairie du 19e leur assure les courses alimentaires. « Nous préférons faire cette grève plutôt que d’être exploités toute notre vie », lance leur délégué. Ils iront jusqu’au bout, prévient-il. Et tant pis pour le tramway : pas de titre de séjour, pas de titre de transport.
Loudo S.