D’abord attribué à des collectifs d’extrême droite, le mouvement Bloquons tout semble aujourd’hui surtout mobiliser des forces de gauche, mais aussi d’anciens Gilets jaunes. La journée du 10 septembre peut-elle marquer un retour de ce mouvement ? Et quels peuvent en être les débouchés, à l’aube d’une nouvelle crise politique ? Entretien avec Antoine Bernard de Raymond, sociologue et directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), Bordeaux Sciences économiques (BSE), et co-auteur avec Sylvain Bordiec de Sociologie des Gilets jaunes. Reproduction et luttes sociales (Le Bord de l’eau, 2024).
Basta! : Presque sept ans après la naissance des Gilets jaunes, que reste-t-il de ce mouvement ?
Antoine Bernard de Raymond : On peut répondre à deux niveaux : celui des individus et celui du mouvement social. Du côté des individus, à mesure que le temps a passé, le mouvement a évolué. Des gens en sont partis, d’autres sont restés et de nouvelles personnes sont arrivées. C’est-à-dire qu’entre le début et la fin de la mobilisation, vous n’aviez pas tout à fait la même population, et cela pour différentes raisons. Il y avait des gens venus pour des questions immédiates de fins de mois difficiles, contre les taxes sur le carburant, et qui ont été satisfaits par les mesures annoncées par Emmanuel Macron en décembre 2018.
Les personnes qui sont restées étaient les plus politisées, les plus disponibles, comme les retraités, et les plus précaires – ce qui est intéressant, parce qu’au début, la figure repoussoir des Gilets jaunes était celle du « cas soc’ », or les plus précaires ont joué un grand rôle dans la tenue des ronds-points.
Les pratiques ont elles aussi évolué. Au début, on était simplement rassemblés sur des ronds-points, puis on a construit des tentes, des cabanes, jusqu’à investir des Maisons du peuple dans des bâtiments désaffectés, et à se diriger vers des pratiques plus politisées.
Si je regarde à plus long terme, le confinement a mis fin à beaucoup de choses. Quand j’ai présenté notre ouvrage en novembre 2024 dans le groupe de Gilets jaunes qu’on avait suivi plus spécifiquement, cela faisait plusieurs mois, voire plusieurs années, qu’ils ne s’étaient pas vus. La répression policière et judiciaire a aussi joué.
Ceci dit, des gens ont été transformés et politisés par ce mouvement et ont aujourd’hui un goût d’inachevé. À l’époque, une des demandes était de changer les conditions de la démocratie représentative, au travers du référendum d’initiative citoyenne (RIC), du vote blanc, etc., avec l’idée que les élus ne nous représentent pas. Des gens qui n’étaient peut-être pas auparavant intéressés par la politique le sont devenus désormais.
Au niveau plus collectif et global, je pense que c’est un mouvement social qui a profondément marqué l’histoire des mobilisations sociales en France – autant que 68, et qui a laissé des traces dans l’histoire des luttes. Pour preuve : lors des mobilisations contre la réforme des retraites qui ont suivi, un des mots d’ordre était de « gilet-jauniser » la grève.
Je pense que ces souvenirs s’impriment encore dans la mobilisation du 10 septembre. Avec le mot d’ordre « bloquons tout », on est clairement dans l’imaginaire des luttes des Gilets jaunes.
Le mouvement du 10 septembre s’inscrit donc, selon vous, dans la continuité de celui des Gilets jaunes ?
Il y a des éléments de continuité. Déjà, les motifs de mécontentement et les mots d’ordre, liés aux conditions matérielles de vie : le pouvoir d’achat, les fins de mois difficiles… Et l’idée de l’injustice est perçue d’autant plus fortement que des mesures critiquées sont prises par le gouvernement. Il s’agit donc d’une forme de protestation qui va connecter la question de la vie quotidienne dans sa dimension économique à un sentiment d’injustice et de colère vis-à-vis de la représentation politique. À l’époque des Gilets jaunes, c’était des mesures fiscales, là ce sont plutôt des mesures d’austérité budgétaire, mais il y a un lien de parenté.
Deuxième point commun : l’organisation sur les réseaux sociaux, grâce auxquels chaque petit groupe peut inventer son propre mode de mobilisation, avec le référent du blocage, qui est autre chose que la grève. On ne bloque pas les lieux de production, mais les flux d’échanges entre les entreprises.
Dernier élément de continuité : il y a une minorité non négligeable, parmi les personnes qui se mobilisent, d’anciens Gilets jaunes.
Antoine Bristielle, chercheur en sciences politiques à la Fondation Jean-Jaurès, a mené une étude dans les boucles Telegram du mouvement du 10 septembre. Il en ressort que 27 % des répondants affirment avoir « été gilets jaunes » en 2019… Cela vous surprend-il ?
Cela ne m’étonne pas. Si la majorité est passée à autre chose, que beaucoup ont été dégoûtés de la politique, une minorité s’est investie là-dedans comme dans le combat d’une vie. L’étude précise que 27 % c’est peu, « une minorité ». De mon côté je trouve que c’est beaucoup, si l’on tient compte que sept années ont passé et qu’il y a eu de très fortes répressions de ces contestations.
Ces deux mouvements ont en commun des revendications essentiellement économiques, mais qu’en est-il des revendications écologiques dans le second ? La mobilisation autour de la pétition contre la loi Duplomb, qui a recueilli plus de deux millions de signatures cet été, a-t-elle pu jouer un rôle ?
C’est une bonne question. Le mouvement des Gilets jaunes n’était pas un mouvement dont le ressort était écologique. Cela ne semble pas non plus être un mot d’ordre majeur de Bloquons tout. Néanmoins, je pense que la loi Duplomb a pu catalyser un mécontentement contre le gouvernement, avec cette idée d’abus de pouvoir. Depuis un certain temps plane l’idée que les politiques se fichent finalement du vote populaire. En particulier depuis la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024, suite à laquelle ont eu lieu des élections qui ont placé le Nouveau Front populaire en tête, et dont les résultats n’ont pas du tout été pris en compte. Dans la même idée, les gens peuvent avoir l’impression de ne pas être entendus avec la promulgation de la loi Duplomb.
La différence de profils sociologiques entre les Gilets jaunes et les membres de Bloquons tout peut-elle aussi influencer les revendications ? Toujours d’après l’étude de la Fondation Jean-Jaurès, le mouvement actuel semble moins mobiliser les ménages populaires dans les territoires périurbains et ruraux (qui représentaient une grande partie des Gilets jaunes), que les jeunes diplômés plutôt citadins…
Tout à fait. Néanmoins, je prendrais deux petites précautions concernant cette étude. D’une part, cela concerne des gens déjà dans l’organisation de l’événement. Or, il y a une différence entre ces groupes et la masse qui va réellement se mobiliser. L’enquête a par ailleurs été réalisée via un questionnaire en ligne, donc avec une certaine autosélection. Cela crée un biais énorme : ce sont les gens qui s’estiment les plus légitimes qui vont plus facilement répondre. Donc cela va structurellement sélectionner des personnes plus diplômées, qui ont une facilité à s’exprimer.
Une fois cela dit, il est clair que ce sont des gens qui ont des préoccupations écologiques, liées aux droits des minorités, ou encore à la question palestinienne, que n’avaient pas les Gilets jaunes. Un enjeu énorme, qu’on a aussi observé sur les ronds-points, sera donc à mon avis la question de la rencontre entre ces profils très différents.
Un très bel article de Choukri Hmed sur la révolution tunisienne, publié en 2016, montre comment l’occupation de la place centrale de Tunis a permis la rencontre entre des jeunes désœuvrés au chômage, de l’intérieur des terres, et des élites intellectuelles de Tunis. Et c’est notamment cela qui a permis une montée en radicalité des revendications et un changement de régime dans le pays.
Le mouvement Bloquons tout est-il plus homogène et plus politisé que celui des Gilets jaunes ? Très vite, les initiatives de gauche ont semblé prendre le dessus sur les premiers appels à la mobilisation, plutôt marqués à droite (avec le collectif Les Essentiels)...
Si je reviens aux Gilets jaunes, ils avaient pour revendication d’être ni de gauche ni de droite, ce qui leur avait valu d’être accusés d’être d’extrême droite. Alors oui, il y avait des gens d’extrême droite dans le mouvement, mais aussi des gens pas du tout politisés. Il y avait toutefois bien un horizon politique dans les Gilets jaunes, qui est celui de la souveraineté populaire, qui se divise en plusieurs camps. La France insoumise est par exemple une formation de gauche souverainiste, tandis que du côté des droites radicales, on a une souveraineté nationale qui implique le rejet des migrants.
Au début, le collectif Les Essentiels, qui a participé à lancer le mouvement, était aussi issu de cette sphère souverainiste marquée à droite. Mais j’ai l’impression que les groupes organisateurs sont plutôt issus de gauche alternative, internationaliste.
Bloquons tout, comme les Gilets jaunes avant lui, est-il en train d’inventer de nouvelles formes de mobilisation ?
Je pense que le mouvement des Gilets jaunes a marqué ça. On voit que les formats classiques, institués, de la contestation, comme la pétition, la grève, la manifestation déclarée en préfecture, ne fonctionnent plus. Maintenant, on a des gouvernements qui savent réprimer efficacement ces manières de se mobiliser, et en limiter les effets concrets.
Une grève de la SNCF n’a plus les mêmes impacts aujourd’hui qu’en 1995. Alors que les gens ont toujours une propension assez forte à se mobiliser, il y a quand même un échec répété des mobilisations contre les réformes néolibérales – on l’a vu avec la loi Travail en 2016.
Cela pose plusieurs questions. D’abord, la nécessité d’inventions de nouveaux formats et nouveaux mots d’ordre. En France, les mobilisations collectives sont devenues plutôt défensives et conservatrices, au sens de maintenir ce qu’on a, nos acquis sociaux. Or quand on est dans cette posture, on est déjà un peu perdants. Il s’agit d’inventer des mobilisations qui ne soient pas seulement contre, mais aussi pour. Pas simplement de maintenir nos droits et acquis sociaux, mais d’en créer de nouveaux. Et pour le coup, je pense que l’écologie peut être un levier très fort à ce niveau-là.
Or le 10 septembre est de nouveau une mobilisation contre : en l’occurrence, l’austérité.
Reste à voir si cela pourra déboucher sur un mot d’ordre positif. Il y a à mes yeux deux branches des mobilisations collectives qui l’ont réussi ces dernières années : l’écologie et le féminisme.
Quels sont les débouchés possibles de ce mouvement ? Le soutien de certains partis politiques et syndicats, contrairement à 2019, peut-il renforcer la mobilisation ?
C’est quitte ou double. À l’époque, les Gilets jaunes ont été un peu isolés, cantonnés à certaines sphères de la société, tandis que des mots d’ordre plus globaux peuvent aujourd’hui permettre d’avoir une assise plus large. Mais cela peut dans le même temps avoir un effet démobilisateur. Toute une partie de la population a une défiance vis-à-vis de la politique et des partis, qui ont par ailleurs leur propre agenda. Là, on voit bien qu’il y a une conjoncture politique très particulière avec la chute du gouvernement Bayrou. La présence des syndicats et des partis est donc à double tranchant.
Le mouvement peut-il se maintenir dans une telle instabilité politique, avec la chute du gouvernement ce 8 septembre ?
Cela peut avoir un effet démobilisateur : ils étaient contre le budget de Bayrou et Bayrou a sauté. À l’inverse, cela peut aussi avoir un effet catalyseur et donner des ailes à la mobilisation, chaque événement ayant sa propre logique. Ce n’est pas une question à laquelle vous pouvez répondre avec des déterminants structurels. Ce qui fait que la mobilisation des Gilets jaunes a été événement politique, c’est l’occupation des ronds-points. Reste à savoir s’il y aura, le 10 septembre, un équivalent de ces rencontres fructueuses sur les ronds-points...