« On a été abandonnés par l’entreprise » : les témoignages des salariés syriens, oubliés du procès Lafarge

Société

Le procès contre Lafarge pour « financement d’une organisation terroriste » s’ouvre à Paris. Mais en Syrie, les anciens ouvriers de l’usine se sentent lâchés par la justice française. Ils avaient dû continuer à travailler malgré les combats. Témoignages.

par Angéline Desdevises, Camille Gicquel

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Le vent soulève la poussière des ruines de l’ancienne cimenterie du groupe Lafarge, au nord de la Syrie. Entre les bâtiments éventrés, Mustafa, ancien technicien de maintenance, revenu sur les lieux pour la première fois depuis 2014, montre du doigt les silos. « Daech était juste à côté, on entendait les combats, mais on a dû continuer à travailler », murmure-t-il. À Jalabiya, les anciens travailleurs se souviennent avoir risqué leur vie pour obéir à la direction du site. Dix ans plus tard, ils n’obtiendront toujours pas réparation.

Le leader mondial du ciment comparaît depuis ce 18 novembre devant tribunal correctionnel de Paris (après une première audience entamée le 4 novembre puis décalée). Lafarge et d’anciens hauts responsables sont accusés d’avoir versé, entre 2012 et 2014, des millions d’euros à des groupes terroristes, dont l’État islamique, pour maintenir l’activité de leur cimenterie en pleine guerre civile syrienne.

Ces paiements auraient permis d’assurer le passage des employés, la vente du ciment, et l’approvisionnement en matières premières dans les zones contrôlées par ces groupes. C’est la première fois qu’une multinationale est mise en examen pour « financement d’une organisation terroriste ».

Selon Abdullah, « la montée en puissance de Daech était flagrante au fil des mois ». Les sommes versées auraient renforcé le groupe : « Avec l’argent français, ils ont pu acheter les armes avec lesquelles ils nous ont massacrés », dit celui qui est resté dans l’usine jusqu’à sa chute en septembre 2014.

Prise de l’usine par Daech

Derrière ces arrangements financiers, la guerre s’intensifiait et Daech étendait son contrôle sur la région. Les ouvriers syriens, eux, continuaient de faire tourner l’usine dans des conditions dangereuses. Certains sont restés jusqu’au dernier moment.

Portrait de Mustafa et Adle
Mustafa et son épouse, Adle, sur le seuil de leur maison à quelques kilomètres de l’usine Lafarge.
© Angéline Desdevises

Cette journée fatidique du 19 septembre, Abdulkader se la remémore dans les moindres détails. Il a quitté la cimenterie à l’aube du 19 septembre, après un appel paniqué d’un membre de sa famille. « J’ai tenté de prévenir mes collègues, mais personne ne savait quoi faire », raconte-t-il, encore marqué par le chaos du moment. Une heure après son départ, Daech prenait le contrôle du site. Dans ce court laps de temps, les derniers hommes ont réussi à fuir à moto ou en minibus. « Ça n’aurait jamais dû se passer comme ça », déplore-t-il, convaincu que la direction aurait dû les évacuer plus tôt.

Assis en tailleur dans le salon de Mustafa, Brahim renchérit : « Il aurait dû y avoir un plan d’évacuation. » Selon lui, les responsables de l’époque ont volontairement gardé le silence. « Ils avaient des informations, mais elles ne sont jamais arrivées jusqu’à nous. Il a fallu qu’on prenne nos propres décisions », livre t-il.

L’ancien surveillant électrique se rappelle de la visite de Bruno Pescheux, ex-directeur général de la filiale syrienne, environ trois mois avant la chute de l’usine. « Il est venu donner des consignes, mais elles ne sont jamais parvenues jusqu’à nous. Il ne s’est pas soucié de nous », regrette-t-il.

Brahim, dans sa boutique d'accessoires de téléphonie
Brahim, ancien employé de Lafarge, s’est reconverti dans la vente en téléphonie après la fermeture de l’usine.
© Angéline Desdevises

Mustafa, lui, a réussi à s’échapper la veille de l’attaque. Épuisé après trois jours de garde, il a vu défiler des foules de civils fuyant l’avancée de Daech depuis l’Est. C’est à ce moment-là qu’il a compris que les assaillants étaient aux portes de Jalabiya. Sans attendre, il a pris la route avec sa femme et ses enfants pour tenter de sauver leur vie. « Lafarge a mis en danger nos vies et celles de nos familles. Les villages se vidaient, et nous, nous sommes restés jusqu’au bout », lâche l’homme en servant un thé brûlant à ses amis.

Travailler sous la menace de l’État islamique

Pourtant, bien avant la chute du 19 septembre, les signes avant-coureurs étaient là. « Ça faisait deux ans qu’on était tous inquiets », déclare Abdullah. Dès 2012, profitant du chaos généré par le début de la guerre civile syrienne, l’État islamique d’Irak s’étend en Syrie. En mars 2013, le groupe prend Raqqa, qui deviendra la capitale de son éphémère « califat » (d’où seront commanditées, entre autres, les attaques du 13 novembre 2015) avant de s’emparer de Manbij un an après, coupant l’axe reliant la cimenterie à l’ouest de la Syrie. En quelques mois, il contrôle une grande partie de l’est et du nord du pays. « On savait que Daech était tout près de nous. On sentait la menace arriver », se souvient Mahmoud Mustafa.

La cimenterie, ses imposants silos et des bâtiments en ruines
Vue sur l’ensemble de la cimenterie Lafarge, à Jalabiya, dans le nord de la Syrie.
© Angéline Desdevises

Au fil des mois, les routes sont coupées. Les ouvriers venant de Manbij, Raqqa ou Aïn Issa, qui rejoignaient l’usine en minibus, ne pouvaient plus effectuer ces trajets quotidiens. Certains ont été arrêtés, voire kidnappés en chemin. Faute de main-d’œuvre, ce sont ceux restés à Jalabiya qui ont souvent dû prendre le relais. « Quand nos collègues ne venaient pas, on devait travailler le double d’heures pour les remplacer », raconte Brahim.

Pourtant, au vu du danger, les travailleurs étrangers avaient été rapatriés dès 2012, puis les salariés syriens chrétiens et alaouites ont progressivement cessé de venir. Les employés des villages alentour se sont retrouvés les seuls à maintenir l’activité de l’usine en continu. « Parfois, j’étais appelé en pleine nuit pour venir réparer une machine », témoigne Abdullah, seul technicien hydraulique présent sur le site les derniers mois.

Carte verte avec nom et photo estampillée Lafarge
Mustafa, ex-employé de la cimenterie, a toujours conservé sa carte de membre dans son portefeuille.
© Angéline Desdevises

Toute l’équipe vivait sous la menace constante des exactions djihadistes. En 2013, Yassin Ismail, mécanicien au sein de l’usine, a été enlevé sur la route du travail puis exécuté. « Chaque fois qu’on apprenait qu’un collègue avait été kidnappé ou tué, c’était la terreur totale », confie Mahmoud Mohamed.

La perception des salaires – environ 1500 dollars mensuels pour les travailleurs dont nous avons recueilli les témoignages, versés en livres syriennes – représentait elle aussi un danger. Chaque mois, les ouvriers pouvaient parcourir jusqu’à 300 kilomètres pour toucher leur paie en pleine zone de guerre. En 2012, plusieurs d’entre eux se retrouvent pris entre les affrontements de l’armée syrienne et de l’Armée syrienne libre à Alep. « Il y avait des corps par terre, ça bombardait de partout, et la banque nous a simplement dit qu’il n’y avait plus d’argent », raconte Abdulkader.

Un ancien employé de Lafarge tenant un petit obus (type roquette) dans sa main
Après le retrait de Daech, l’usine a été utilisée comme base militaire par la coalition internationale. Des armes y sont encore visibles aujourd’hui.
© Angéline Desdevises

Quelques mois plus tard, à Qamishlo, c’est entre les tirs du groupe islamiste Al-Nosra et du régime Assad qu’ils se retrouvent piégés. « On a passé plus de quatre heures cachés dans un fossé avant de pouvoir repartir », se souvient-il. C’est seulement après de multiples alertes que la direction a fini par accepter qu’ils soient payés directement à l’usine.

Abandon et promesses non tenues

Un peu plus d’un an après la chute de l’usine, les anciens responsables de Lafarge ont convoqué une réunion à Kobané, le 1er décembre 2015. Bruno Pescheux y a participé à distance via Skype.

Ce rendez-vous, très attendu, a vite tourné à la désillusion. Les dirigeants ont demandé aux ouvriers de signer une lettre de démission en échange d’une compensation. « On n’aurait jamais dû signer. À partir de ce moment-là, on a perdu tous nos droits, regrette Abdulkader. En réalité, c’était un licenciement déguisé », ajoute-t-il.

Abdullah, dans son salon
Abdullah, ancien employé de Lafarge, relisant sa lettre de démission qu’il a refusé de signer lors de la réunion du 1er décembre 2015 à Kobané avec les dirigeant français du site.
© Angéline Desdevises

Beaucoup n’ont pourtant pas eu le choix. Ayant tout perdu à cause de la guerre, les hommes ont alors besoin de cet argent pour survivre. La compensation d’environ 4000 dollars varie en fonction de l’ancienneté et du poste occupé. De plus, les responsables français leur ont promis une réembauche en 2018 et les ont poussés à rester dans la région, entretenant de faux espoirs autour d’une réouverture d’usine qui n’a jamais eu lieu. Plusieurs d’entre eux affirment qu’ils auraient émigré en Europe sans cette promesse.

Cinq anciens salariés ont malgré tout refusé de signer. Parmi eux Abdullah, jugeant l’indemnité dérisoire après six années passées au service du groupe. « La dernière phrase du document disait : “en acceptant l’indemnité, vous vous engagez à ne jamais porter plainte contre Lafarge”. C’est pour ça que j’ai refusé de signer », explique-t-il. « On a été abandonnés par l’entreprise, alors que Bruno Pescheux nous répétait sans cesse qu’on formait une grande famille. Ils se sont bien moqués de nous ! » s’indigne l’homme.

Un bassin pollué par des eaux sobres, surplombé de sacs de sables et des bâtiments de la cimenterie
Bassin de rétention des eaux usées de l’usine. Ces eaux étaient déversées dans les champs voisins, avant d’être envoyées, sous la pression des agriculteurs, vers des terres arides plus éloignées. Les barbelés et sacs de sable ont été installés par la coalition internationale de lutte contre Daech lorsqu’elle a utilisé la cimenterie comme base militaire.
© Angéline Desdevise

Quand Abdullah a compris que l’usine ne rouvrirait pas, il a repris contact avec un ancien responsable syrien, mais celui-ci n’a pas donné suite à ses demandes. « Il n’a rien voulu entendre. » Aujourd’hui encore, aucun document officiel n’entérine la fin de son contrat.

Absence de perspective

À l’aube du procès, ces anciens travailleurs disent se sentir abandonnés, non seulement par Lafarge, mais aussi par la justice française, qui a prononcé la nullité de la mise en examen de la société pour « mise en danger de la vie d’autrui » en janvier 2024, jugeant que la loi française ne s’appliquait pas aux salariés syriens. « Notre dossier n’aurait jamais dû être abandonné », s’indigne Mustafa, pour qui chaque travailleur mérite réparation.

Une photo sur un smartphone montrant un groupe d'une dizaine d'anciens travailleurs assis dans une salle
Photo prise lors de la réunion du 1er décembre 2015 à Kobané, au cours de laquelle les anciens responsables de la société ont demandé aux ouvriers de signer une lettre de démission.
© Angéline Desdevises

Les hommes ont eu le sentiment d’être laissés pour compte. Les avocats de l’association Sherpa étaient en relation avec les anciens employés, associés à la plainte contre Lafarge, durant l’enquête. Mais l’annulation de la mise en examen pour « mise en danger de la vie d’autrui » par la Cour de cassation en 2024 – seules restent les chefs d’accusation pour financement de terrorisme et non-respect de sanctions internationales – les prive de toute reconnaissance juridique.

Depuis, ils se sentent tenus à l’écart. « Les avocats nous appelaient souvent, mais aujourd’hui, plus personne ne nous donne de nouvelles », affirme Brahim. « Si seulement il y avait un vrai État syrien, il pourrait y avoir un procès ici », regrette Mahmoud Mustafa.

Leurs derniers espoirs reposent désormais sur le procès. Mustafa, le regard figé sur l’usine, lâche avec gravité : « Nous savons qu’ils ont organisé ces financements, et nous voulons qu’ils soient reconnus coupables des ravages infligés à nos vies. »