Zyed et Bouna. Vingt ans que les noms de ces deux adolescents, électrocutés dans un transformateur EDF en tentant d’échapper le 27 octobre 2005 à un contrôle de la BAC (brigade anticriminalité), incarnent les exactions policières. Depuis, d’autres visages, d’autres noms se sont ajoutés, illustrant chaque marche blanche, chaque mobilisation contre les violences d’État illégitimes, voire illégales. Lamine, Ali, Amine, Hocine, Wissam, Rémi, Adama, Shaoyu, Babacar, Angelo, Jérôme, Romain, Curtis, Gaye, Steve, Philippe, Yanis, Cédric, Allan, Souheil, Nahel ou Gabriel. Au fil des années, la liste des victimes n’a cessé de s’allonger sans que rien ne change.
Trois fois plus de morts à la suite d’une mission de police depuis 2005
En vingt ans, le nombre annuel de décès imputables directement ou indirectement aux forces de l’ordre a plus que doublé, d’après le recensement exhaustif que mène Basta!. Dans les années 2000, entre dix et vingt morts par an, plus d’une vingtaine chaque année la décennie suivante. Et depuis 2020, le cap de la cinquantaine de décès annuel a été franchi… jusqu’à un funeste record de plus de 65 décès en 2024. La France a été épinglée à trois reprises par l’ONU comme le pays européen « ayant le grand nombre de personnes tuées ou blessées par des agents de la force publique ».
Entre 2005 et 2025, au moins 562 personnes sont décédées au cours d’une mission des forces de l’ordre, quelle que soit sa légitimité, son intentionnalité ou sa légalité (hors opérations antiterroristes, voir notre boîte noire en bas de l’article pour plus de détails). Au-delà du nombre, c’est la récurrence et la répétition des situations qui interroge : mêmes conditions, même population touchée. Le profil type du défunt est celui d’un jeune homme non blanc de classe populaire, habitant un quartier d’une agglomération de Seine-Saint-Denis, ou des Bouches-du-Rhône. Même si celui-ci varie aussi selon la nature de l’intervention à l’origine de la mort.
Dans près d’un cas sur trois, c’est à la suite d’un contrôle de police ou d’une tentative de contrôle que le décès survient (162 décès). Peu efficaces en matière de lutte contre la criminalité, ces contrôles d’identité, que l’historien Emmanuel Blanchard appelle « cérémonies de dégradation », en particulier quand ces contrôles se font au faciès, sont particulièrement fréquents en France : en 2021, la Cour des comptes dénombrait 47 millions de contrôles d’identité.
Ceux débouchant sur une issue fatale touchent particulièrement les mineurs ou les jeunes adultes : la moitié des personnes décédées à la suite d’un contrôle avaient moins de 22 ans, comme Zyed et Bouna, âgés de 17 et 15 ans, qui ont péri à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) en 2005. Depuis, environ 230 personnes ont trouvé la mort en tentant d’échapper à la force publique. Comme les deux ados, une soixantaine a fui à pied, terminant leur funeste course par une chute mortelle ou en se noyant dans un fleuve. Parmi eux, Enzo, un Strasbourgeois de 17 ans retrouvé sans vie dans la rivière Ill, après avoir voulu échapper à la BAC. Depuis, sa famille se bat pour obtenir la vérité sur les circonstances exactes du drame. Après le classement sans suite de sa plainte pour « omission de porter secours », l’enquête sur le décès d’Enzo vient tout juste d’être relancée.
170 accidents routiers lors de poursuite ou « parechocage »
170 autres personnes ont perdu la vie en s’enfuyant à bord d’un véhicule. Scénario récurrent : des adolescents roulant en scooter ou en voiture sont poursuivis par une patrouille pour un délit mineur – non-port du casque, feu grillé, défaut d’immatriculation. En 2007, Tina S. et Raouf T. ont 17 et 15 ans quand elles meurent dans une voiture poursuivie par la BAC, une unité surreprésentée dans ce type d’affaires. Quelques mois après leur décès, le 25 novembre 2007, Laramy, 16 ans, et Moushin, 15 ans, sont eux percutés à Villiers-le-Bel (Val-d’Oise) par une voiture de la BAC. Leur mort déclenche la révolte des habitants, marquant durablement les esprits et le pouvoir.
En septembre 2008, Ilies, un adolescent de 15 ans meurt percuté par une voiture de la BAC à sa poursuite à Romans-sur-Isère (Drôme). « Parechoc contre parechoc », racontent certains témoins. Censée être interdite, cette technique du « parechocage », dite du « contact tactique », a coûté la vie en mars 2024 à Wanys R., 18 ans, qui circulait en scooter à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) avant d’être percuté par une voiture de la BAC.
Avec 19 cas de ce type en 2023, ces situations sont en forte croissance depuis la crise sanitaire. À chaque fois, la même question : la police a-t-elle « parechoqué » le véhicule en fuite, suivi à distance ou stopper sa course ? Pas sûr que la dernière instruction envoyée aux préfets en mai 2025 par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Bruno Retailleau, n’arrange la situation. Alors que la note en vigueur depuis 1999 limitait « les poursuites de véhicules » – en théorie – à des faits « d’une grande gravité », elle prévoit désormais de pourchasser « par principe » celles et ceux n’obéissant pas aux injonctions de s’arrêter.
Cette doctrine est à rebours d’un vieux principe policier que rappelait un commissaire divisionnaire à la retraite, Georges Moréas : « Le trouble causé par une intervention sur la voie publique ne doit pas être supérieur au trouble qu’il est supposé faire cesser ». Depuis mai 2025, cinq conducteurs ont ainsi perdu la vie au volant en fuyant des policiers, dont deux mineurs.
Avec cette circulaire, Bruno Retailleau entendait aussi éviter « des drames inacceptables » en luttant contre cette « menace pour l’ordre public » que constituent chaque année les refus d’obtempérer. Ces derniers se sont en effet multipliés depuis une décennie, même si leur nombre s’est stabilisé, voire a baissé légèrement depuis 2021. Cette augmentation s’explique aussi largement par une politique du chiffre qui intensifie les contrôles routiers. De l’avis des agents eux-mêmes, ces délits de fuite en raison d’un défaut de permis ou d’assurance, sont commis par « monsieur tout le monde ». Ceux qui en paient le prix fort sont plutôt de jeunes hommes non blancs, d’origine d’Afrique du Nord ou subsaharienne.
Cinq fois plus de tirs mortels lors d’un refus d’obtempérer depuis 2017
C’est notamment le cas de ceux qui ont vu leur soustraction à l’autorité stoppée par l’arme à feu d’un fonctionnaire. Depuis 2005, une cinquantaine de citoyens ont été abattus par un gendarme ou un policier alors qu’ils tentaient de fuir en véhicule. Leur nombre a explosé depuis la fin de la dernière décennie. Année record, en 2022, treize passagers ou conducteurs de voiture sont tombés sous les balles policières. La vie de Rayana, 21 ans, une passagère d’une voiture qui tentait de s’échapper, a été fauchée par une balle policière en juin 2022. En mai dernier, un non-lieu a été rendu en faveur de l’auteur assermenté du coup de feu mortel.
En cause notamment : l’article L. 435-1 du Code de sécurité intérieure. Votée en urgence à la fin du quinquennat de François Hollande, la loi du 28 mars 2017 élargit les règles de tir en dehors du cadre de légitime défense. En alignant sur le régime historiquement plus souple des gendarmes, la possibilité d’ouvrir le feu sur les conducteurs qui n’obtempèrent pas et « susceptibles » de menacer la vie d’autrui. Résultat ? Cinq fois plus d’ouvertures de feu mortelles sur des véhicules en fuite depuis l’adoption de cette loi.
Ce chiffre révélé par Basta! a été confirmé par une étude de chercheurs. Dénonçant un « permis de tuer », le Syndicat des avocats de France (SAF), les associations Flagrant Déni et Stop aux violences d’État ont saisi l’ONU sur ce sujet. Créée à la suite du meurtre filmé de Nahel Merzouk en 2023 par un policier à Nanterre (Hauts-de-Seine), qui avait révolté une partie de la population, une mission d’information menée par le député socialiste Roger Vicot et le macroniste Thomas Rudigoz n’a pas jugé bon d’abroger l’article L.435-1.
Les deux rapporteurs n’avaient pas été convaincus par le lien de causalité entre le passage de la nouvelle loi et la hausse des tirs mortels sur les véhicules en fuite. Selon eux, la raison demeurait le danger causé par le contexte à la hausse de refus d’obtempérer. L’élu socialiste du duo parlementaire envisage toutefois de déposer une loi pour clarifier les conditions de tirspoliciers.
En attendant, deux personnes ont été abattues en 2024 lors d’un refus d’obtempérer. Il s’agit de Sulivan Sauvey, à Cherbourg (Manche), et de Maïky Loerch, à Fenouillet (Haute-Garonne), par un gendarme, non concerné par l’évolution législative. Une remarquable accalmie : si le nombre de refus d’obtempérer est plutôt en baisse, parmi eux, les refus d’obtempérer aggravés – qui mettent en danger d’autres personnes, voire les agents de la force publique – demeurent élevés ces cinq dernières années (environ 20 % des 25 000 refus d’obtempérer sont considérés comme « aggravés »). Au point que la gendarmerie cherche des alternatives à l’interception immédiate ou à l’ouverture du feu, lors de ces délits de fuite. Car, citant son directeur général, la commandante de gendarmerie Céline Morin a tenu à faire un rappel salutaire : « Jamais une poursuite ni une verbalisation ne justifieront de briser une vie. »
