Réforme du RSA : l’intensification des sanctions attaquée devant le Conseil d’État

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Seize associations et syndicats attaquent l’État pour sa politique ciblant chômeurs et allocataires du RSA. Au cœur du problème, les pressions subies par les bénéficiaires et la répression contre les agents refusant de collaborer à ce « flicage ».

par Rozenn Le Carboulec

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C’est un contentieux qui signe « l’échec des discussions avec le gouvernement ». Marion Ducasse, de l’association pour la justice sociale Aequitaz, présente ainsi le recours qu’elle a déposé ce 22 octobre contre l’État, avec quinze autres syndicats et associations. « Il y a eu énormément d’espaces d’interpellation ouverts depuis deux ans qui n’ont mené vers aucun aménagement, et c’est ce qui nous pousse à prendre cette décision. D’habitude on est plutôt dans le dialogue et la négociation, mais aujourd’hui, nous sommes dans des modalités qui ne permettent plus d’être entendus des pouvoirs publics », regrette la militante. Avec la CFDT, Solidarité Paysans, la CGT, Solidaires, la Ligue des droits de l’homme, ou encore Emmaüs, elle demande l’abrogation du décret dit « sanctions », ou « suspension-remobilisation », publié au Journal officiel le 31 mai dernier.

« Ce texte constitue une ligne rouge », qui irait à l’encontre du préambule de la Constitution de 1946 consacrant le droit à des moyens convenables d’existence, tout comme de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) sur les traitements indignes, selon les organisations. Ces dernières appellent les personnes concernées à répondre à un questionnaire en ligne pour documenter l’application de ce décret.

Le volet coercitif de la loi « plein emploi »

Dans le cadre de la loi « plein emploi » de décembre 2023, ce décret fixe « le nouveau régime de sanctions applicables aux demandeurs d’emploi en cas de manquement à leurs obligations ». Cette loi, entrée pleinement en vigueur en janvier dernier après une phase d’expérimentation, a imposé une inscription d’office à France Travail à l’ensemble des 1,2 million d’allocataires du revenu de solidarité active (RSA), aux 1,1 million de 16-25 ans suivis par les missions locales, ainsi qu’aux 220 000 personnes en situation de handicap accompagnées par Cap emploi.

Soit plus de 2,5 millions de nouveaux inscrits, à qui il est désormais demandé, comme aux autres allocataires, de respecter un certain nombre d’obligations fixées par un « contrat d’engagement ». Faute de quoi pourrait s’appliquer la suspension d’au moins 30 % des allocations pour une durée d’un à deux mois, allant jusqu’à quatre mois si des manquements répétés sont constatés. En cas de suspension totale du revenu de remplacement pour une durée de quatre mois, la personne est en outre radiée de la liste des demandeurs d’emploi pour la même durée, précise le décret.

Cette sanction prend fin si la personne procède à « l’élaboration ou à l’actualisation » de son contrat d’engagement avant le terme de la suspension. Sauf que les personnes concernées n’ont que dix jours pour se justifier – soit « une mise en œuvre du contrôle qui met les gens dans une situation d’échec où beaucoup ne vont pas pouvoir répondre aux demandes dans les délais demandés », déplore Marion Ducasse d’Aequitaz.

« J’ai l’impression d’être surveillée »

Dans un communiqué de presse, l’ensemble des associations et syndicats dénoncent l’adoption de ce décret « alors que le taux de pauvreté explose et en dépit des alertes associatives et d’institutions rattachées au Premier ministre comme la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) et le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté (CNLE) ». Une mesure qui parachève selon eux « le volet coercitif de la loi plein emploi, qui impose désormais à toutes les personnes inscrites à France Travail de “mériter” leur RSA ou leurs indemnités par un minimum de 15 heures “d’activités” hebdomadaires obligatoires ».

Désormais, tous les inscrits à France Travail doivent en effet élaborer avec leur conseiller référent, un « contrat d’engagement », détaillant selon la loi les actions à mener pour atteindre les objectifs d’insertion. Celui-ci établit « le niveau d’intensité le plus approprié de l’accompagnement et si besoin une durée hebdomadaire d’activité ». Une durée qui, dans les faits, est généralisée à 15 heures par semaine, lesquelles peuvent prendre la forme d’actions de recherche d’emploi, de démarches d’accès aux droits, ou encore de formations.

Dans le cadre du contrat qu’elle a établi avec une Maison départementale d’action sociale, Carole, mère célibataire résidant avec son fils majeur, s’est par exemple engagée à un suivi médical régulier, à continuer à s’investir dans une association, et à diverses démarches administratives. Ne voulant pas dévoiler son lieu de résidence par peur d’être sanctionnée, cette allocataire du revenu de solidarité active (RSA) touche 850 euros par mois depuis un peu plus d’un an. Reconnue travailleuse handicapée (RQTH), elle se voit tout de même demander par sa conseillère de rechercher activement un emploi ou une formation. « Je fais ce qu’on me demande, sinon j’ai peur d’être sanctionnée », témoigne-t-elle, ajoutant être parfois « perdue » face aux démarches demandées. « J’ai l’impression d’être surveillée, il faut tout le temps tout prouver », regrette la quinquagénaire.

Un algorithme pour lister les activités des chômeurs

Vincent Lalouette, secrétaire général adjoint de la Fédération syndicale unitaire (FSU), également à l’initiative du recours devant le Conseil d’État, et par ailleurs agent chez France Travail, dit essayer avec ses collègues « de trouver la moindre petite activité qui permette de valider une heure ou deux » : « Ça peut être un rendez-vous chez le médecin ou une formation quand ça peut correspondre au profil de la personne, précise-t-il. Mais on sait très bien qu’il y a des allocataires du RSA qui sont très éloignés de l’emploi, y compris de la capacité à suivre une formation. »

Si Carole et sa conseillère ont décidé du contenu du fameux contrat d’un commun accord, Vincent Lalouette décrit une tout autre réalité : « L’idée est de partager un diagnostic avec la personne inscrite, mais on n’a pas le temps de le faire, donc en fonction du profil de la personne, on a un algorithme qui nous liste des activités, mais ce n’est pas forcément décidé par les conseillers. » Certains ont bien tenté de résister à ces directives, comme en témoigne Agnès Aoudai, conseillère France Travail au service employeur et coprésidente du Mouvement des mères isolées, cosignataire du recours : « Plein d’agents ont mis zéro heure, sauf qu’après on a reçu une directive qui disait que si on ne faisait pas signer le contrat on faisait perdre le RSA aux bénéficiaires », relate-t-elle.

« On est devenu des flics »

Agnès Aoudai comme Vincent Lalouette dénoncent une pression accrue sur les agents depuis la loi « plein emploi ». « Ça crée une relation qui était déjà compliquée, mais là on est devenu des flics. Et la répression sur les agents est très forte : il y a eu beaucoup d’entretiens disciplinaires, notamment dans mon agence, avec des conseillers qui étaient contre la loi plein emploi, et à qui on a dit qu’ils pouvaient partir », décrit la coprésidente du Mouvement des mères isolées. Face à la « masse » de nouveaux inscrits, « c’est un bordel sans nom », dénonce-t-elle. « Les collègues ne peuvent pas regarder tous les dossiers. Il y a de la violence dans les échanges et les risques psychosociaux pour les agents sont au maximum. » D’autant plus que la responsabilité de la sanction n’est pas claire, selon Vincent Lalouette.

Tandis que les conseils départementaux sont normalement chargés de « décider la suspension », ces derniers feraient selon lui reposer cette responsabilité sur les agents France Travail. « La théorie, c’est que quand le suivi est réalisé par le conseil départemental, c’est quand même France Travail qui fait le contrôle de la recherche d’emploi et qui propose au conseil départemental telle ou telle sanction, ce dernier la validant ou non dans un délai de quinze jours. Or, en l’absence de réponse, la sanction proposée par France Travail est validée », constate Vincent Lalouette.

Une application d’autant plus problématique de la loi, que celle-ci varie énormément d’un département à l’autre, selon les associations concernées. Évoquant une véritable chasse aux précaires dans certains départements, en premier lieu le Finistère ou le Nord, comme l’ont notamment documenté Libération et L’Humanité. « Là, on voit clairement que l’ouverture juridique à de nouvelles modalités de sanction ouvre la voie politique vers une logique de radiation », relate Marion Ducasse d’Aequitaz,

Des intentions suicidaires qui explosent

Conséquence directe de cette multiplication des contrôles – jusqu’à 1,5 million prévus en 2027 pour atteindre les « ambitions » du gouvernement : un mal-être se fait de plus en plus ressentir chez les agents de France Travail, comme chez les allocataires. « On a un outil qui nous permet de signaler les intentions suicidaires de notre public qui peuvent s’exprimer dans le cadre de nos entretiens, et là, le nombre est en train d’exploser », alerte Vincent Lalouette, qui déplore le manque de transparence de sa direction sur ces données.

Conseillère au service employeur de France Travail, Agnès Aoudai pointe l’inefficacité de telles mesures : « Ça ne marche pas de précariser les gens pour qu’ils trouvent du boulot. Et en plus on n’a pas suffisamment d’offres ! » Par manque d’information, peur ou crainte de ne pouvoir faire face à la complexité des démarches, certains allocataires finissent par ne plus demander leurs droits, observe-t-elle. En 2022, la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) évaluait le taux de non-recours à l’Assurance-chômage à 30 %, tandis qu’il montait à 34 % pour le RSA. Un pourcentage qui ne cesse d’augmenter, selon le Secours catholique, qui établissait fin 2024 que plus d’un tiers des ménages français éligibles au RSA, soit 36,1 % de ceux qu’il rencontrait, ne le sollicitait pas.