C’est un article de la loi « Sécurité globale » passé sous les radars. Il constitue pourtant « une porte étroite, par laquelle la loi "Sécurité globale" ouvre tout un champ de déploiement des pouvoirs de police » introduit Anthony Ikni, délégué général du collectif Romeurope. L’article 24 de la loi, définitivement adoptée par le Parlement le 15 avril, avait concentré une grande partie de l’attention, par « l’atteinte inédite au droit d’informer » qu’il fait peser concernant la diffusion d’images d’opérations de police. Pourtant, c’est l’article 1°bis A qui alerte aujourd’hui plusieurs associations de solidarité, parmi lesquelles Droit au logement (DAL), la Fondation Abbé Pierre, Médecins du monde ou encore le Secours catholique. Collectivement, celles-ci ont saisi le Conseil constitutionnel, hier, pour tenter de le faire invalider.
Cet article, issu d’un amendement déposé par Les Républicains, n’est apparu dans le projet de loi qu’à l’issue de la commission mixte paritaire, fin mars. Il fait monter d’un cran la législation anti-squat. Le code pénal punissait déjà, via son article 226-4, l’intrusion dans le domicile d’autrui, par un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. L’article 1°bis A de la loi de sécurité globale triple les sanctions : trois ans d’emprisonnement, 45 000 euros d’amende.
« Il y a violation de la proportionnalité des délits et des peines », estime maître Lorraine Questiaux, avocate au barreau de Paris. « L’amende représente plus de 80 fois le RSA, sachant que cela vise des personnes vulnérables ». Rappelons aussi le contexte : une crise du logement qui s’aggrave, « et une augmentation du nombre de sans-abris », souligne Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du DAL. « On a 3 millions de logements vacants, et la loi de réquisition n’est toujours pas appliquée. »
Occupations d’usines, ZAD : un périmètre de répression élargi
Surtout, l’article 1°bis A élargit la définition de « domicile d’autrui » contenue dans le code pénal. Jusqu’ici réservée aux résidences principales et secondaires, elle s’étendra à tout « local professionnel, commercial, agricole ou industriel », si l’article n’est pas invalidé. Pour Lorraine Questiaux, « c’est une disposition dangereuse qui va amplifier la guerre contre les personnes vulnérables, et contre toutes celles qui les défendent. Voire même : contre tout mouvement social. »
De fait, les sanctions s’appliqueront bien au-delà des seules personnes sans domicile squattant un lieu vacant. L’occupation du site de la Chapelle-Darblay, cette semaine, par ses ouvriers soucieux de sauver la dernière usine de papier recyclé, entrerait dans le périmètre. De même pour les luttes écologistes : « Les ZAD sont aussi visées, à l’heure où cette modalité de manifestation est en train de s’amplifier », souligne Lorraine Questiaux.
Aux côtés des associations du droit au logement, certains syndicats sont donc mobilisés. « L’occupation des locaux professionnels est un des moyens utilisés par les salariés pour manifester leur mécontentement et engager un rapport de forces avec le patronat », rappelle Élie Lambert, secrétaire général de Solidaires. « Cette disposition va porter atteinte au droit de grève. »
« On porte atteinte au principe de manifester, au principe de résistance à l’oppression »
Pour les associations, l’article est doublement pénalisant. D’abord, parce qu’il risque de marginaliser davantage les personnes qui squattent. « Celles-ci devront s’installer dans des lieux toujours plus éloignés, toujours plus insalubres », déplore Orane Lamas, chargée de projet « santé des personnes mal logées » pour Médecins du monde. « Les pénaliser ne va pas les faire disparaître, mais va les invisibiliser encore plus. » De quoi compliquer le travail d’accompagnement. « Cet article de loi est profondément contre-productif », tranche Ninon Overhoff, responsable du département « De la rue au logement » au Secours catholique.
Ensuite, l’occupation demeure « un mode d’action utilisé par les associations pour les mal-logés », rappelle Jean-Baptiste Eyraud. À commencer par le DAL lui-même. Le porte-parole juge la menace importante : « Après une occupation comme celle de l’Hôtel Dieu, si cet article est validé, il y aura délit. » En définitive, pour Lorraine Questiaux, les enjeux sont multiples : « On porte atteinte au principe de manifester, au principe de résistance à l’oppression, ainsi qu’ au principe d’intelligibilité de la loi : l’article va donner lieu à une immense insécurité juridique. »
« Le flou juridique est extrêmement important »
Sur ce dernier point, le constat est que le périmètre de l’article dépasse largement l’intention initiale. Les sénateurs Les Républicains, à l’origine de cet amendement introduit dans le projet de loi, l’ont défendu au nom de la lutte contre les intrusions sur les sites agricoles. « Il n’est pas acceptable que des gens puissent, en toute impunité, entrer dans des exploitations agricoles et placer des caméras », affirmait ainsi Laurent Duplomb, sénateur LR de la Haute-Loire, le 16 mars, lors des débats au Sénat. Évoquant les éleveurs, il visait déjà, en filigrane, certaines associations de défense du bien-être animal comme L214.
La disposition adoptée à l’issue de la Commission mixte paritaire élargit bien plus ce cadre. « Elle est écrite à la va-vite, et pourrait aboutir à des effets qui ne sont pas ceux attendus par ses auteurs. Le flou juridique est extrêmement important », déplore Manuel Domergue, directeur des études à la Fondation Abbé Pierre. En outre, comme d’autres articles de la loi « Sécurité globale », le 1°bis A donne davantage de pouvoir aux policiers municipaux, « sans réel contrôle du parquet » note Lorraine Questiaux. Ces agents pourront rendre « immédiatement compte à tout officier de police judiciaire » d’une intrusion. Puis, si cela leur est demandé, « lui présenter sur‑le‑champ l’auteur de l’infraction » – sans délai, donc – ou bien « retenir celui-ci pendant le temps nécessaire à son arrivée ».
Une offensive anti-squatteurs depuis plusieurs mois
La législation antisquat a été particulièrement durcie suite à l’été 2020, au cours duquel des affaires de squats ont été fortement médiatisées. Manuel Domergue dénonce « une campagne méthodique de stigmatisation, de la part de certains médias », à rebours des réalités sociales. Toujours est-il que ces affaires ont servi d’appui à des parlementaires pour intensifier le volet répressif.
En décembre 2020, la loi ASAP (loi d’accélération et simplification de l’Action Publique) a ainsi étendu la législation aux résidences secondaires. Dans la foulée, en janvier 2021, un projet de loi déposé par les sénateurs LR, Dominique Estrosi-Sassone en tête, visait déjà à tripler les sanctions et à élargir leur périmètre. Votée par le Sénat, il avait été renvoyé à la commission des lois constitutionnelles de l’Assemblée nationale. C’est finalement par la fenêtre de la loi « Sécurité globale » que ces dispositions ont été actées.
« Il est temps de changer de regard sur les lieux de vie informels »
Le 27 avril, la ministre du Logement Emmanuelle Wargon a annoncé la création d’un observatoire des squats. Pour l’heure, les principales associations engagées sur ces questions n’ont pas été contactées. Les préfets, eux, sont convoqués à une réunion de lancement, début mai. Pour Anthony Ikni, de Romeurope, l’initiative ressemble davantage à « un suivi législatif de la loi ASAP, plutôt qu’à un observatoire des implications sociales et culturelles de la vie en squat ».
En attendant la décision du Conseil constitutionnel, les associations invitent à « changer de regard sur l’occupation des lieux de vie informels. La plupart de ces sites s’insèrent dans des réseaux de solidarité : maraîchage, cuisines solidaires, projets artistiques… », liste Ninon Overhoff. Au lieu de l’escalade répressive, la responsable du Secours catholique appelle à « soutenir les projets de société qui germent dans ces lieux, en les sortant de la précarité ».
Maïa Courtois
En photo : sur la ZAD du Triangle de Gonesse en région parisienne, en février 2021 / © Noan Ecerly - basta!