Présidentielle 2022

Entre « instinct de survie » et espoir, pourquoi les quartiers populaires ont massivement voté Mélenchon

Présidentielle 2022

par Emma Bougerol, Pierre Jequier-Zalc

La stratégie de l’Union populaire de s’ouvrir à de nombreux acteurs et actrices des mobilisations dans les quartiers a contribué au succès du vote Mélenchon. Tous espèrent que la dynamique ne se refermera pas au profit des logiques d’appareils.

« Qui ne tente rien n’a rien. » Jihane regarde son téléphone, indifférent au flux ininterrompu de voitures qui se déroule devant lui sur la grande place de Croix de Chavaux, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Il attend sa prochaine course, assis sur un banc. À ses pieds, son sac orange aux couleurs d’une grande entreprise de livraison de nourriture avoisine un vélo de la même couleur. « Le programme de Mélenchon me plaisait, même si la moitié n’était pas réalisable, je pense. J’aimais bien son idée du SMIC à 1400€. C’est le seul qui annonçait des vraies choses. » L’étudiant en communication, coursier à mi-temps, a voté Mélenchon en 2022. Cinq ans plus tôt, il avait pourtant choisi Emmanuel Macron. « Je voulais changer. J’ai été déçu. Et puis, les propositions de Macron me font peur. Sur le RSA notamment, même si je ne le touche pas. Il va l’enlever à des gens et les mettre à la rue. Et la retraite à 65 ans, pareil, je ne suis pas concerné tout de suite, mais faut penser à l’avenir. » Son avenir, comme beaucoup, le jeune Montreuillois voulait le mettre entre les mains de la gauche.

À Montreuil, comme dans de nombreuses villes des quartiers populaires, les scores du candidat de l’Union populaire sont vertigineux. « Staliniens », diraient les plus taquins. Dans les dix grandes communes les plus pauvres de France métropolitaine [1], Jean-Luc Mélenchon a reçu plus de 50 % des suffrages exprimés. Son plus « petit » score ? 52,5 % à Roubaix (Nord), tandis qu’il dépasse les 60 % dans la moitié de ces villes. Il suffit d’ailleurs, de regarder une carte des résultats, commune par commune, pour voir que les quartiers populaires des grandes métropoles ont largement plébiscité le leader de la France insoumise (LFI). Que ce soit dans les quartiers nord de Marseille, en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne, ou dans les banlieues populaires de Lyon (Bron, Saint-Fons…), de Lille, il est arrivé en tête à chaque fois. À la loupe, le constat est encore plus écrasant. À Roubaix par exemple, connue pour son hétérogénéité sociale, ce sont les bureaux de vote situés dans les quartiers les plus populaires de la ville qui ont massivement voté Mélenchon, avec des taux allant jusqu’à 77 %.

Des mobilisations locales à l’Union populaire

Face à ces chiffres, ce n’est pas tant la couleur politique qui interpelle – les banlieues populaires ont une tradition politique ancrée à gauche – que l’ampleur du phénomène. Une simple comparaison avec les résultats du premier tour de la présidentielle de 2017 permet vite de s’en rendre compte. À Aubervilliers, il est passé de 40 à 60 %, à Creil (Oise) de 34 à 56 %... À l’échelle de la Seine-Saint-Denis, Jean-Luc Mélenchon a gagné 16 points entre 2017 et 2022.

Mais comment expliquer une telle augmentation ? « Après 2017, on a décidé de se tourner encore plus vers les quartiers populaires. J’avais la conviction que les 600 000 voix qui nous manquaient pour passer au second tour étaient là. On les a trouvées d’ailleurs, mais ça n’a pas suffi. La gauche doit avoir les voix des quartiers populaires, une vraie implantation, comme avait le Parti communiste à l’époque », explique Éric Coquerel, député LFI en Seine-Saint-Denis. Dès 2018, Jean-Luc Mélenchon tient un grand meeting à Épinay-sur-Seine pour donner sa vision des quartiers populaires.

Tout s’accélère avec la campagne électorale et la création de l’Union populaire. L’organisation, à mi-chemin entre le parti et les acteurs de la société civile, veut rassembler autour du programme de Jean-Luc Mélenchon. On retrouve dans le parlement de l’Union populaire aussi bien des élus LFI que des associatifs, syndicalistes, artistes … Et des actrices et acteurs des quartiers populaires. Diangou Traoré, militante à Saint-Denis (93), dans son quartier des Francs-Moisins, contre le mal-logement et les violences policières en fait partie : « Je suis animatrice et oratrice du Parlement de l’Union populaire depuis qu’il a ouvert ses portes. Je n’ai jamais vu une aussi grande dynamique autour d’un programme, entouré de membres associatifs, de personnalités publiques… Nous, les membres issus des quartiers populaires, on remontait les problématiques pour en faire un programme. »

« Ce n’est pas un vote d’adhésion. C’est de l’instinct de survie »

Rachel Kéké, issue de la mobilisation des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, Sofia Chouviat, fille de Cédric Chouviat tué dans lors d’un contrôle de police, ou Aline Lo Tutala, qui anime une association pour en finir avec les passoires thermiques – ces logements très mal isolés qui obligent leurs occupants à dépenser une fortune pour se chauffer ou à se condamner à avoir froid – ont, par exemple, rejoint le Parlement populaire. Leurs luttes sont nées au cœur des milieux populaires, loin des partis politiques. « Le parlement populaire, c’est l’occasion pour moi et tous les locataires qui ne sont pas entendus par les pouvoirs en place d’être enfin écoutés », explique Aline Lo Tutala, qui, avant, « n’avait jamais fait de politique ». Leur force de mobilisation locale devient une force pour l’Union populaire. « C’est la concrétisation de ce que tous les militants ont fait sur le terrain, et c’est aussi un ras le bol général. L’Union populaire, c’est le peuple », assure Diangou Traoré.

Au meeting de Jean-Luc Mélenchon, à Besançon, le 5 avril 2022. Un drapeau de l'Union populaire est brandi dans la foule venue pour le meeting du leader de la France Insoumise.
Au meeting de Jean-Luc Mélenchon, à Besançon, le 5 avril 2022.
© Nathalie Quiroga

Plus qu’un succès par le haut, la présence de ces militantes fait le lien entre politique institutionnelle et attentes de terrain. Depuis des années, la gauche boudait les quartiers. Cette dynamique inédite, expérimentale, semble avoir porté ses fruits dans les urnes. Pour Éric Coquerel, « le plus important c’est de porter politiquement les préoccupations des quartiers ». Les thématiques sociales issues de ce travail collectif ont réussi cet objectif. « Le programme a été un vrai travail de fond qui part du terrain et des réalités des gens : la garantie autonomie jeunesse, la suppression de Parcoursup, l’augmentation du Smic, réformer en profondeur la police ... Ce sont toutes ces lignes du programme qui ont séduit la jeunesse », souligne Diangou Traoré. « Même s’ils ont installé la dynamique, ce n’était pas un vote pour la France insoumise, mais un vote pour l’Union populaire », tient à souligner Aly Diouara, porte-parole et ancien candidat pour le mouvement citoyen « Seine-Saint-Denis au cœur », créé pour les élections départementales de 2021.

Un succès de l’Union populaire donc ? Pas seulement. « Ce n’est pas un vote d’adhésion. C’est de l’instinct de survie, poursuit Aly Diouara. En quelque sorte, c’est un repli vers une personne qui va nous sortir de l’abîme, nous éviter le précipice. » « Pour comprendre ce qu’était le parlement de l’Union populaire, il fallait être très engagé et au courant. Sur un vote aussi large et massif, ce n’est pas possible que ce soit ça qui ait créé ce résultat. Pour moi ce résultat va bien au-delà », nuance Youcef Brakni, militant du Comité Adama qui lutte pour « la vérité et la justice » sur la mort, suite à un contrôle de police, d’Adama Traoré. Dans une campagne électorale marquée par la montée des discours stigmatisants et racistes à l’égard des habitants de ces quartiers, Jean-Luc Mélenchon a incarné un espoir, un enthousiasme. « Il y a très certainement eu un effet de mobilisation de rejet, notamment contre la candidature d’Éric Zemmour qui a été très violente pour de nombreuses personnes », souligne le politiste au CNRS Julien Talpin. « Le candidat LFI est celui qui a su le mieux exprimer les angoisses, les attentes d’une génération », résume Youcef Brakni.

Ni casse sociale, ni extrême droite

Pour bon nombre de nos interlocuteurs, le quinquennat Macron a également poussé au vote pour Jean-Luc Mélenchon. « Les habitants des quartiers populaires ont eu conscience que la politique du gouvernement s’est faite contre eux », note Julien Talpin. « Entre les Gilets jaunes, la crise sanitaire, les violences policières, les quartiers populaires ont été frappés de plein fouet par le quinquennat d’Emmanuel Macron », abonde Diangou Traoré. Ainsi, face au rejet d’une extrême droite les stigmatisant plus que jamais et au refus de revivre cinq ans sous Emmanuel Macron, de nombreux habitants des quartiers populaires cherchent une alternative viable. Vite, celle-ci, s’impose comme évidente. « Jean-Luc Mélenchon est presque le seul candidat à avoir eu un discours orienté vers les quartiers populaires », explique Julien Talpin.

« La jeunesse qui s’est mobilisée contre les violences policières a largement voté Mélenchon, évidemment que nous, le Comité Adama, on y a participé, assure Youcef Brakni. On a mobilisé des dizaines de milliers de personnes dans la rue en juin 2020. Pendant ce quinquennat, cette jeunesse aspirait à autre chose. Ces mobilisations ont aussi participé au changement de ligne de La France insoumise qui a dû nous prendre en compte. »

Le 20 juillet 2019, à Beaumont-sur-Oise, quelques milliers de personnes défilent dans les rues pour demander justice suite à la mort d'Adama Traoré.
Le 20 juillet 2019, à Beaumont-sur-Oise, quelques milliers de personnes défilent dans les rues pour demander justice suite à la mort d’Adama Traoré.
© Eros Sana

Pour les habitants des villes où le taux de pauvreté avoisine parfois les 40 %, le programme de l’Avenir en Commun est un des seuls à vraiment parler de violences policières, de racisme et d’islamophobie ; autant de sujets qui font partie de leur quotidien. « Cet électorat est exigeant. Les habitants ne se contentent pas d’une ou deux revendications. Ils veulent qu’on parle d’antiracisme, des questions sociales, de climat, de sexisme… C’est l’imbrication de ces questions là qu’il a su bien incarner », poursuit Youcef Brakni. Jean-Luc Mélenchon était également une des seules personnalités politiques à marcher contre l’islamophobie fin 2019, à Paris.

Mélenchon, « le seul qui respecte les banlieues »

Face à l’urgence politique, de nombreux militants et personnalités associatives locales publient, mi-mars, un appel intitulé « On s’en mêle ». Plus de 120 militants des quartiers populaires de toute la France y appellent à voter pour Jean-Luc Mélenchon. « À ceux qui nous désignent comme les coupables de tout, à ceux qui promettent de nous rayer du roman national, nous disons que nous sommes ici chez nous : cette terre est à nous au même titre qu’à tout autre citoyen de ce pays », écrivent ainsi les signataires. Jean-Luc Mélenchon est « le seul qui respecte les banlieues », explique Tarek Kawtari, signataire de cet appel et cofondateur du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) en 1995. « On a appelé à voter pour lui, mais on n’avait aucune forme d’accord politique », tient à préciser le militant montpelliérain.

Cette tribune, accompagnée d’une pétition, est inédite, tant les mouvements sociaux des banlieues ont eu à cœur, dans le passé, de garder leur autonomie vis-à-vis du monde politique institutionnel. L’action de ces organisations explique aussi, en partie, la forte mobilisation des habitants de ces quartiers en faveur de Jean-Luc Mélenchon. « Le travail d’implantation des militants insoumis n’a pas trop marché. Ce qui a joué, c’est la mobilisation des intermédiaires locaux, les tissus militants et associatifs, des luttes locales aux ateliers d’aide aux devoirs », souligne Julien Talpin. Le politiste raconte que les jours précédant l’élection, il a vu de nombreuses boucles WhatsApp appeler les habitants des quartiers populaires de Roubaix à voter pour le candidat insoumis. En d’autres termes, plus qu’avec l’Union populaire qui reste une initiative tardive et parfois hors-sol, les prises de position de voix qui comptent localement ont eu un impact certain sur l’ampleur du résultat.

Pour les législatives, ne pas oublier les quartiers

« Est-ce qu’ils vont réussir à transformer l’essai ? » La question de Tarek Kawtari est à la fois une interrogation et un défi adressé à LFI, et plus largement à la gauche. « La balle est dans leur camp. Avec cette élection, les gens des quartiers se sont affirmés comme au-delà de victimes ou de coupables, mais comme des acteurs de la vie politique, analyse le membre du collectif « Présidentielle, on s’en mêle », réseau national d’acteurs des quartiers populaires. Il y a encore une grande timidité de l’Union populaire sur la question des quartiers. Maintenant, on attend de voir les signaux qu’ils nous donnent, voir si on va aller plus loin. C’est le moment d’intégrer définitivement les acteurs des quartiers dans leur mouvement. Mais on n’est pas dupes, on sait que cette opportunité peut se refermer aussi sec. »

Lors de la mobilisation des parents d'élèves de Saint-Ouen, pour dénoncer le manque de professeurs dans les établissements scolaires de Seine-Saint-Denis.
Lors de la mobilisation des parents d’élèves de Saint-Ouen, pour dénoncer le manque de professeurs dans les établissements scolaires de Seine-Saint-Denis.
© Emma Bougerol

Prochaine échéance et dernier espoir pour peser sur le prochain quinquennat : les élections législatives. Le vote des 12 et 19 juin pourrait assurer un vrai contre-pouvoir de gauche à l’Assemblée nationale. « Transformer l’essai », ce sera réussir à intégrer les actrices et acteurs des quartiers populaires de manière pérenne. « On attend plus de mains tendues vers les acteurs locaux, les associations, nos quartiers populaires. Aussi qu’ils ne se permettent plus leurs techniques méprisantes aux législatives, comme le parachutage », alerte Aly Diouara. Marre « des bobos » candidats dans les quartiers populaires, marre des représentants qui ne leur ressemblent pas, qui ne les connaissent pas. « De plus en plus, on entend les habitants en vue des législatives qui disent qu’ils veulent un député qui connaît le terrain », confirme Diangou Traoré.

Éric Coquerel, député de Seine-Saint-Denis, affirme que son parti a entendu l’appel : « On est tous convaincus que c’est nécessaire d’être présents dans les quartiers populaires. On ne peut se présenter comme une véritable force de gauche de rupture sans être solidement implantés dans les quartiers. Ils sont la matrice de toute forme d’émancipation. » Pour l’instant, les modalités d’organisation de la l’Union populaire pour l’attribution des circonscriptions restent floues.

La voix des quartiers, amplifiée par les urnes, ne doit pas être oubliée. « Lors de précédentes élections, on m’a déjà dit : nous on sait faire, pas besoin de vous », témoigne le militant antiraciste Youcef Brakni. Alliance pour les législatives ou pas, les militants s’affairent à maintenir la dynamique des quartiers populaires. « On va continuer à aller dans la rue, les cinq prochaines années sont les nôtres, affirme-t-il. Ça ne tient qu’à nous, à notre force collective. Il n’y a pas de sauveur, c’est à nous de le faire. Si on est ensemble, on gagnera. »

Emma Bougerol et Pierre Jequier-Zalc

Photo de une : Lors de la manifestation du 2 juin 2020 à Paris pour demander la vérité et la justice pour Adama Traoré. Crédit : Anne Paq