Basta! : Vous avez eu, plusieurs fois dans votre vie, l’occasion de visiter des prisons françaises. Qu’avez-vous retenu de ce que vous avez vu sur le terrain, et pourquoi cela vous a-t-il interpellé ?
Anthony Smith : J’ai été inspecteur du travail pendant vingt ans, et j’ai été plusieurs fois sollicité pour vérifier la conformité des lieux de travail des centres pénitentiaires et maisons d’arrêt sur mon secteur. J’ai souvent été choqué par ce que j’y voyais. C’est comme cela que j’ai commencé à m’intéresser au sujet des prisons.
Une fois eurodéputé, je me suis demandé ce que je pouvais faire. Il y a une prérogative que je peux exercer – qui est la même que celle des députés nationaux – c’est d’avoir accès [sans autorisation préalable, ndlr] aux lieux de privation de liberté. J’ai ainsi pu voir des cellules de garde à vue et différentes prisons, comme à Lannemezan (Hautes-Pyrénées), Châlons-en-Champagne (Marne), Mulhouse (Haut-Rhin). Et je vais continuer, car je peux ensuite témoigner en public. Ce que j’ai fait une fois, lors de ma minute libre en plénière au Parlement européen.
Car je me rends compte à quel point le sujet des prisons est traité soit de façon marginale, soit disqualifiante, où l’on nous sert un discours selon lequel « la prison, c’est le Club Med ». Mais moi, ce que j’ai vu au contraire, ce sont des lieux de déshumanisation absolue. Donc, je vais dans les prisons, parce que c’est un moyen de rendre visible quelque chose d’invisible. Et aussi de rappeler qu’on reste aujourd’hui dans une vision répressive et punitive de la prison, qui est pour moi un modèle daté et arriéré.
En tant que spécialiste des conditions de travail, que vous inspire le fait que les personnes détenues puissent être considérées, dans de nombreux pays européens, comme de la main d’œuvre mise à la disposition notamment d’entreprises privées, avec peu de garanties sur leurs droits ?
La place des entreprises privées dans la prison est problématique, dès lors que celles-ci n’ont comme seul critère la question du profit. Je vous donne un exemple : j’ai pu visiter un atelier industriel à la prison de Lannemezan, très bien équipé, avec des machines qui ont sûrement coûté cher à la collectivité, et où des détenus avaient accès à une formation qualifiante.
Sauf qu’après la loi de 2022, qui a réformé le travail pénitentiaire, des entreprises ont arrêté leurs commandes – considérant que l’instauration des contrats augmentait pour elles le « coût » du travail –, et ont privé les détenus d’opportunités de travail. Autrement dit, cette approche ne fonctionne pas dans une logique purement capitaliste, car on voit que les entreprises n’en ont que faire d’avoir des travailleurs formés et un outil de production performant. Beaucoup d’entreprises opèrent en prison, car elles sont attirées par le « coût » très bas de la main-d’œuvre.
Que faut-il faire alors ?
Il faudrait encadrer plus strictement les contrats, avec des cahiers des charges et des critères de réinsertion qui devrait venir pondérer le critère du gain économique. En fait, il faut se dire que sinon, on fait dépendre toute la politique publique [de réinsertion] des besoins capitalistes. Cela ne devrait pas être la clé d’entrée de la production en prison et des ateliers de travail.

Par ailleurs, il faut des cahiers des charges qui respectent les droits sociaux, la santé et la sécurité au travail, des niveaux de rémunération décents, car il ne faut pas oublier que la relation de travail capitaliste intègre des mécanismes de domination. Or en prison, ceux-ci sont amplifiés par le fait qu’il s’agit d’un milieu fermé et contraint.
D’un point de vue économique, la prison, c’est la relation de travail capitalistique, mais en pire. Ce n’est pas impossible de demander aux entreprises de se conformer à des règles, regardez les entreprises de l’économie sociale et solidaire, elles peuvent le faire.
Les parlementaires européens avaient déjà soulevé la question de la rémunération du travail en prison en 2017 avec une résolution, demandant aux « États membres que le travail en prison soit mieux rémunéré », ce qui est aussi une revendication de longue date des associations qui accompagnent les personnes détenues. Que vous inspire le fait que très peu de choses bougent sur ce thème-là ?
En France, bien qu’on ait eu la réforme du travail pénitentiaire de 2022, elle n’est pas allée au bout sur la rémunération. On ne devrait pas avoir de rémunération inférieure aux rémunérations minimums du pays, parce que sinon, on crée des logiques de dumping. On ne retrouve pas cela qu’en prison, mais aussi dans les Esat, les ateliers qui font travailler les personnes en situation de handicap.
La prison, c’est un milieu favorable pour créer cela parce que les rapports sociaux sont des rapports de soumission absolue. On n’est déjà pas libre dans une relation de travail bipartite avec un employeur, mais on est encore moins libre lorsqu’on est en prison.
En Italie, les personnes détenues ont la possibilité de défendre collectivement leurs droits, elles peuvent se syndiquer. Pourquoi cela ne pourrait-il pas être le cas partout en Europe ?
Ce dont sont privés les prisonniers, c’est de leur liberté de mouvement. La liberté fondamentale de se syndiquer, de s’organiser à partir du moment où le critère n’est pas de s’organiser pour créer une mutinerie, mais d’améliorer les conditions de travail et les conditions de vie au quotidien, c’est une revendication légitime. Je pense qu’il y a un intérêt à reconnaître ces droits, parce que ce n’est pas que prendre des risques, c’est aussi faire des gens des citoyens. La réinsertion pourrait passer par ça, par le droit d’association, pour qu’ils apprennent à débattre, mener des réunions.
Historiquement, les prisons ont déjà connu des formes d’organisations, des prisonniers politiques par exemple, en Irlande, en France dans les années 1970, etc. Ces droits-là devraient être reconnus, parce que ce sont des droits qui forment les citoyens. Notre discours est à contre-courant, évidemment, de la manière dont sont considérés aujourd’hui les prisonniers. J’ajouterais que le problème de fond, c’est celui de la surpopulation carcérale.
En tout cas, on pourrait imaginer un dialogue entre le ministère de la Justice et des comités de prisonniers, sous une forme qu’ils choisiraient eux-mêmes. Pourquoi on interdirait aux gens d’avoir un avis ?
Bien qu’il existe quelques programmes qui forment à des métiers, la grande majorité des tâches accomplies par les prisonniers dans les ateliers de travail pour les entreprises sont souvent décrites comme peu valorisantes ou valorisables, voire abrutissantes. Qu’en pensez-vous ?
Une des raisons de la forte présence de ces tâches dévalorisées, c’est surtout qu’elles peuvent être modifiées de manière extrêmement rapide en fonction des carnets de commandes des entreprises. Elles ne nécessitent pas de matériaux ou de machines particulières, on peut réutiliser la même main-d’œuvre pour réaliser une autre tâche. C’est une optimisation sociale du travail déshumanisé. Et évidemment, elles ne vont pas aider à la qualification professionnelle.
Une autre question est posée aussi par le travail rémunéré à la pièce. On est dans la même logique : la réalisation d’un travail sous-qualifié, répétitif, mécanique. Il est réalisé par l’homme, parce qu’il a un coût qui est plus faible que celui de l’entretien d’une machine. C’est un modèle d’exploitation, encore une fois, pensé en fonction du gain du marché.
La logique de la puissance publique devrait être encore une fois celle qui consiste à favoriser la réinsertion et être plus exigeant sur la conditionnalité quand elle travaille avec des entreprises. Cela se fait dans d’autres domaines.
Que pouvez-vous faire, vous, au niveau des instances européennes ?
Il y a plusieurs façons d’intervenir : il y a les résolutions, les intégrations d’amendements dans les textes, etc. Toutefois, vous vous doutez que, comme on est sur une prérogative qui est exercée de façon régalienne par les États membres, il est compliqué d’avoir beaucoup de poids sur ce sujet-là.
Je prépare justement une « question écrite » à la Commission européenne, qui portera sur la question des prisons. C’est un point de départ, car c’est un moyen d’ouvrir un débat en plénière, d’intéresser les groupes parlementaires, les journalistes et d’en parler.
Quant à la perspective d’aller plus loin avec un texte [une directive harmonisant le cadre européen, ndlr], on ne va pas se leurrer, cela semble difficile au vu de la configuration actuelle du Parlement européen, où l’on observe une alliance du PPE, la droite parlementaire européenne, et des groupes d’extrême droite. La période est plutôt à la régression sur le peu d’acquis qui existait dans les champs sociaux et environnementaux. On est à des années-lumière de parler de réhumaniser les prisons. Là-dessus, il faut être lucide.
Malgré tout, on ne peut pas arrêter de tenter d’amener le sujet dans le débat public. L’enjeu, c’est le risque que les prisons soient invisibilisées – on les repousse dans l’espace, on les verrouille aux regards extérieurs, ceux de la société civile –, mais aussi sorties de la sphère publique. Regardez le mouvement de privatisation des prisons. Combien de prisons ai-je visité dans lesquelles les services de fonctionnement sont sous-traités à l’extérieur, alors qu’ils étaient aussi des moyens de réinsertion ?
J’ai vu ça dans les usines, où toutes les parties de l’usine n’étaient plus que la somme des entreprises sous-traitantes et non pas une entreprise principale. Ce qu’on voit en prison, c’est non seulement l’État qui vend à la découpe ses prérogatives régaliennes, mais aussi qui dilue ses responsabilités en acceptant ce modèle de sous-traitance.
Or, je pense qu’il y a un enjeu de cohérence globale pour une société dans le fait de maîtriser sa politique pénitentiaire d’incarcération, parce qu’elle s’inscrit dans le fait que ces gens sont dans la société, quand bien même ils sont enfermés, et qu’on ne doit pas perdre de vue qu’ils auront vocation à y retourner.
