Il a gagné 100 000 euros et sera bientôt l’unique livreur salarié de Deliveroo

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Le 2 juillet, la cour d’appel de Paris a condamné l’entreprise Deliveroo pour avoir mis à la porte un livreur en 2020. Le juge a aussi déterminé qu’il devrait être réintégré comme salarié. Une décision de justice sans précédent.

par Emma Bougerol

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« C’est une première dans ce type de procédure. » C’est par la voix de son avocat qu’un livreur Deliveroo s’exprime. L’homme est en procédure contre la plateforme de livraison de repas depuis qu’il a perdu son travail en 2020. Son identité n’est pas rendue publique, mais il pourrait bientôt avoir un statut unique : seul livreur salarié de Deliveroo. C’est une décision de justice sans précédent en France.

En 2017, Farid (le prénom a été modifié) livre ses premiers repas pour Deliveroo France. Il travaille sous statut d’autoentrepreneur, il ne signe pas de contrat de travail. Sur le papier, il est prestataire pour la plateforme. L’entreprise ne paye ni cotisations sociales, ni congés, ni heures supplémentaires.

Les livreurs de Deliveroo ne bénéficient pas du statut de salarié. Ces dernières années, les tribunaux ont rendu plusieurs décisions remettant en cause cet état de fait, montrant que l’entreprise organise en fait les conditions de travail de ses livreurs, tel un employeur. « Rien que depuis le début de l’année, on a eu une cinquantaine de décisions contre Deliveroo », commente l’avocat Kevin Mention, spécialisé dans la défense des livreurs et coursiers ubérisés.

Farid a travaillé des années comme livreur « autoentrepreneur » pour Deliveroo. Il enchaîne les courses pour la plateforme, qui lui attribue ses livraisons, surveille son travail, organise son planning. En 2020, alors que la France se confine pour faire face à la pandémie de coronavirus, le livreur, lui, continue de travailler.

Au début du mois d’avril, il contracte le Covid-19 et est placé en arrêt de travail pour deux semaines. Deliveroo suspend alors son compte. « Cette suspension, c’est une mesure sécuritaire, parce qu’on est sur du transport de nourriture, il y a des restaurants, des clients, etc. Ils ne veulent surtout pas de scandale sanitaire du côté de Deliveroo », explique l’avocat Kevin Mention. Les jours passent, Farid se remet, son arrêt se termine. Mais sur l’application Deliveroo, son compte n’est pas réactivé.

Licenciement abusif, 100 000 euros d’indemnités

Le travailleur envoie un premier mail à l’entreprise trois jours après la fin de son arrêt. Pas de réponse. Il attend encore trois jours pour relancer : toujours rien. Début mai 2020, finalement, il reçoit un courrier de Deliveroo. Il y est écrit : « Nous avons constaté que vous avez manqué à plusieurs reprises à vos obligations contractuelles notamment en n’accomplissant pas votre prestation avec courtoisie, diligence ainsi qu’avec tout le soin, l’attention et les efforts nécessaires. Nous vous notifions par la présente la résiliation de notre contrat de prestations de services pour manquements graves. En application des stipulations du contrat, cette résiliation prendra effet au jour de l’envoi du présent courrier sans préavis. »

Dans l’impossibilité de reprendre son activité, Farid saisit le conseil des prud’hommes. La procédure est longue, mais en février 2024, Deliveroo est condamné pour licenciement abusif et le contrat entre Farid et l’entreprise est requalifié en contrat de travail. « Le juge n’est pas allé jusqu’au bout en disant que c’était un licenciement nul, basé sur sa santé, et il n’a pas accédé à sa requête de réintégration », explique son avocat. C’est la situation de beaucoup de livreurs « déconnectés » de la plateforme, dont le contrat est requalifié par la justice en contrat de travail a posteriori : ils touchent des indemnités, mais ne reviennent pas ensuite travailler pour la plateforme. Le 7 mars 2024, Deliveroo fait appel de la décision.

L’arrêt de la cour d’appel de Paris a été rendu le 2 juillet 2025. Celui-ci marque un tournant : cette fois, le juge a décidé de la réintégration de Farid. Car mettre à la porte un travailleur pour raison de santé – ce que Deliveroo n’a pas réussi à contredire – provoque la nullité, donc l’annulation, du licenciement. Farid devra par conséquent être réintégré, et ce, au statut de salarié. Et Deliveroo devra lui verser tous les salaires qu’il n’a pas touchés depuis sa suspension, en 2020. Au total, en ne comptant que les salaires manquants jusqu’à fin 2024, la plateforme devra verser à son ex-livreur près de 100 000 euros.

Bientôt 100 condamnations en 2025

Cette victoire pourrait en entraîner d’autres. « En janvier, on a eu deux décisions de première instance pour des coursiers qui avaient été virés pour faits de grève, indique Kevin Mention. Là, le juge a considéré que Deliveroo avait vraiment commis un licenciement fondé sur la grève. Il a condamné à des dommages et intérêts pour licenciement nul, et donc on a eu 30 000 et 50 000 euros par coursier, en fonction de leur ancienneté. Malheureusement, le juge n’a pas exigé la réintégration dans l’entreprise. » Ces deux cas sont désormais en procédure d’appel, ce qui donne espoir à leur avocat : « On va pouvoir dire “regardez, c’est exactement la même chose [que pour Farid], on a le licenciement nul, il faut maintenant la réintégration”. »

Selon Kevin Mention, le vent tourne pour la plateforme de livraison de repas. « On atteindra en juillet les 100 décisions contre Deliveroo, juste pour cette année 2025 », se félicite-t-il. Des condamnations ont été prononcées également pour travail dissimulé. En 2022 déjà, l’entreprise et certains de ses anciens dirigeants avaient été condamnés au pénal pour « travail dissimulé ».

« Le modèle opérationnel de Deliveroo a profondément changé et a été reconnu par les pouvoirs publics comme reposant sur une collaboration avec de véritables prestataires indépendants », défend pourtant l’entreprise, auprès de l’AFP le 2 juillet. L’avocat, lui, insiste : « Il y a encore un lien de subordination entre Deliveroo et les livreurs : on a un coursier qui a été viré il y a quelques jours parce qu’il n’allait pas assez vite. Et ce, pour des courses à trois euros, livrées en express sous la pluie, la neige, ou la canicule. »