Dans une gare, il n’est pas rare de se rendre dans un Relay, pour combler l’attente en achetant un livre ou un périodique. Sur un présentoir de magazines, bien en valeur entre deux rangées de journaux, en gare de Chartres (Eure-et-Loir), un utilisateur de X (ex-Twitter) remarque et photographie un point commun entre des publications alignées. Omerta, Valeurs actuelles (trois numéros), Frontières, Causeur, Front populaire, Furia (deux numéros)… Tous ces magazines proposent une vision réactionnaire de la société et se placent à l’extrême droite du champ politique (même si certains s’en défendent).
L’écosystème des médias d’extrême droite est varié et soutenu par toute une chaîne de production. La chaîne de magasins de presse Relay appartient à Bolloré depuis qu’il a racheté le groupe Lagardère en 2022. Et ce n’est pas un secret que le milliardaire a mis son empire au service des idées conservatrices. Les médias réactionnaires ne se limitent d’ailleurs pas à ceux possédés par Bolloré. Certains se clament haut et fort « indépendants », que ce soit en kiosques (parfois bien mis en avant), sur les plateformes de streaming vidéo ou sur Internet. Par le biais d’aides publiques ou via la défiscalisation, certains sont financés en partie par le contribuable. Focus sur l’un d’entre eux, qui malgré son jeune âge se trouve au cœur de la galaxie médiatique réactionnaire : Frontières.
Un « Mediapart de droite » ?
Le magazine à l’esthétique léchée ne cache pas ses obsessions : l’immigration, l’Islam et la gauche, le tout au prisme du « grand remplacement ». Sa dernière couverture montre un duo Bardella-Le Pen souriant, la précédente Trump le poing levé, et celle d’avant une enquête sur une soi-disant « haine du blanc ». Surtout, Frontières se veut le « Mediapart de droite », comme le clame et le répète sa vidéo de lancement. Comment ? En copiant la maquette du quotidien de manière bien visible.
Depuis juin 2024, Frontières est le nouveau nom de Livre noir. Ce média identitaire, né en 2021 sur YouTube, invitait le gratin de la droite et de l’extrême droite – Eugénie Bastié (polémiste conservatrice), Julien Rochedy (influenceur d’extrême droite), Éric Zemmour… Mais après des dissensions entre les fondateurs et des tensions internes, Livre noir a changé de direction, au sens propre comme figuré.
L’un des trois fondateurs, Erik Tegnér, a récupéré seul la barre, et le média est devenu un trimestriel à l’automne 2023, lancé au Cirque d’Hiver, à Paris. « L’événement, censé rapprocher les droites et créer des ponts entre elles, a surtout consisté en un meeting d’Éric Zemmour », écrivait Mediapart au sujet de cette soirée. Probablement un grand moment pour Erik Tegnér, jeune trentenaire exclu des Républicains en 2019 pour avoir ouvertement œuvré au rapprochement avec le RN. Voilà, en action, sa volonté profonde d’union des (extrêmes) droites.
« Faire un don via HelloAsso »
Studios flambants neufs, pelletée de jeunes journalistes, matinale quotidienne en direct, ambition de dresser une « cartographie de l’extrême gauche » (quoi que cela veuille dire)... Mais comment se finance Frontières ? Le magazine est géré par une société, Artefakt, appartenant à Erik Tegnér (qui possède 60 % du capital). Interrogé sur les financements de Frontières par le service CheckNews de Libération, il affirme que 16 % du capital est détenu par de mystérieux « gens issus de la tech, des Français, qui travaillent à Londres ». La manœuvre a été réalisée grâce à Vaudan Nominees United – une entreprise britannique « qui permet à des investisseurs d’entrer collectivement au capital d’une entreprise », précise le journal – et a apporté 700 000 euros à Frontières.
« Outre le fondateur et les personnes qui ont abondé au capital d’Artefakt au travers de la plateforme britannique de levée de fonds, on retrouve trois autres personnes parmi les actionnaires actuels : la directrice artistique du média, Delphine Duvet, le directeur des opérations, Vincent Fline, mais aussi et surtout le député d’extrême droite Gérault Verny, proche d’Éric Zemmour », conclut Libération. Ce dernier avait déjà aidé à relancer Livre noir en 2023, alors que la structure était endettée à hauteur de 90 000 euros (selon un autre article du journal).
Sur la page d’accueil du site, une pub, dont on doute qu’elle rapporte beaucoup d’argent au magazine. Parfois pour une marque de vêtements identitaires avec un logo de sanglier stylisé (qui ne peut que rappeler celui du Bloc identitaire). D’autres fois pour la campagne « Stop à la christianophobie » d’une eurodéputée d’extrême droite.
En cette fin d’année 2024, la page affiche aussi une jauge, un objectif de 6000 nouveaux abonnés d’ici au 31 décembre. Sur le site, un bandeau rouge en haut de page vient attirer l’attention : la possibilité de faire des dons défiscalisés à hauteur de 66 %. Cliquer sur le bandeau amène vers une page qui met en avant une certaine « campagne de harcèlement judiciaire et de censure » contre le média, qui lui coûterait cher. Notamment, une procédure engagée par SOS Racisme contre le magazine pour des propos racistes tenus dans une interview de la militante Marguerite Stern. À côté de la liste des soi-disant « procédures baillons », bien en valeur, un gros bouton du même rouge vif : « Faire un don via HelloAsso ».
Une association au cœur des médias d’extrême droite
Sur la page de la plateforme HelloAsso [1], qui héberge des projets portés par des associations, la collecte de fonds défiscalisée se fait via une discrète Association de la presse française libre (APFL). Elle a été créée en 2020 par le quotidien d’extrême droite Présent. Le journal, né au début des années 1980 de la volonté de catholiques traditionalistes, a été liquidé en 2022, puis a essayé de se relancer pour devenir un hebdomadaire. Finalement, ce sera un site, Le Nouveau Présent, animé par l’association CLAP, pour Association du club des lecteurs et amis de la presse patriote – sans grande visibilité en ligne. Ses dons sont récoltés via le compte PayPal de Paris Vox, un site de « réinformation » qui a jeté l’éponge fin 2023.
Si elle ne sert plus à Présent, l’APFL joue encore les intermédiaires pour d’autres médias réactionnaires qui souhaitent défiscaliser leurs dons. Le site de désinformation conspirationniste FranceSoir a par exemple récolté des dons via l’APFL, entre la fin de sa coopération avec J’aime l’info (association portée par le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne) en 2021 et la perte définitive de son agrément de publication de presse – délivré par la Commission paritaire des publications et agences de presse, ou CPPAP – en 2024.
Sur la page HelloAsso de l’Association de la presse française libre, le 20 décembre, sept collectes sont en cours pour différents médias : Politique Magazine, Occidentis (petit média qui appartient aussi à Artefakt), Omerta, Frontières, Cardinalis, Capital Social et Monde & Vie. Frontières est historiquement proche d’Occidentis, un média sur les réseaux sociaux créé par l’un de ses journalistes, David Alaine, et à l’arrêt depuis sa suspension par Meta fin août 2024. La page aux 160 000 abonnés a été supprimée, car elle contrevenait aux règles de la plateforme (sans qu’aucune autre précision ne soit communiquée aux médias par Meta). Son fondateur a entamé une bataille judiciaire contre la multinationale américaine, soutenu par l’Association de soutien aux lanceurs d’alerte, fondée par des anciens de Génération identitaire. Occidentis a bien tenté de ramener sa communauté sur son site, mais ce n’est pas convaincant : en novembre 2024, il n’a eu que 487 visiteurs.
L’autre proche de Frontières, c’est Omerta. Un média créé par Régis Le Sommier, ex-directeur adjoint de Paris Match, ex-enseignant au Celsa. Juste avant de lancer le média vidéo et magazine, il a été « grand reporter » chez RT France, la branche française de Russia Today, un organe pro-Poutine (avant son interdiction en 2022). Omerta appartient à 100 % à Charles d’Anjou, un proche d’Erik Tegnér, qui avait renfloué Livre noir (devenu Frontières) en 2023, au moment de son lancement en kiosques. Une fusion entre les deux avait été pensée, mais n’a finalement jamais eu lieu, avait révélé Libération.
Dons défiscalisés et aides publiques
Si l’on en croit les chiffres donnés par Erik Tegnér sur les finances de Frontières, vantés dans une vidéo « Foire aux questions » du 14 juillet 2024, le magazine réaliserait un million d’euros de chiffre d’affaires sur l’année. Dont 7 % de dons. « C’est assez peu, on est encore très loin du compte, il faut qu’on développe une relation avec les donateurs », affirme l’entrepreneur.
Frontières propose sur sa chaîne YouTube aux 416 000 abonnés du contenu aussi accrocheur que rapide à produire. Des miniatures colorées, micro rouge au « F » blanc bien en valeur ; des entretiens qui viennent se mêler aux micros-trottoirs ou aux discours face caméra de membres de la rédaction.
L’un des visages de cette chaîne est Jordan Florentin. Profitant de l’anonymat relatif de son micro (ou le troquant parfois pour un boîtier encore plus discret), le « reporter » se rend devant Notre-Dame à la recherche de « gauchistes choqués » ou aux abords du Stade de France pour attraper des phrases de militants antifascistes lors du match France-Israël. Toujours avec un objectif : tourner en « ridicule » des personnes « de gauche » ou « progressistes », à leur insu.
Dans une vidéo, il fustige les médias de gauche financés par « vos impôts »… sans préciser qu’ils bénéficient effectivement eux aussi d’un coup de pouce du contribuable, en proposant des dons financés à 66 % par les impôts. Et puis, Jordan Florentin était encore, il y a quelques mois, reporter pour Boulevard Voltaire, l’un des principaux sites d’extrême droite, né en 2012. Son salaire y était financé, justement, avec des aides publiques : en 2023, le ministère de la Culture a versé 53 927 euros au média réactionnaire. Tout de même loin des près de 700 000 euros versés à des médias comme Valeurs actuelles et Causeur pour la même période – mais une somme non négligeable quand il s’agit de répandre de fausses informations et entretenir la haine de l’autre.
Frontières s’inscrit consciemment dans cet environnement de médias d’extrême droite et conservateurs. « On a une logique de complémentarité importante », affirme Erik Tegnér dans une vidéo. Plus loin, il ajoute : « On ne doit pas avoir des médias indépendants qui vont décrédibiliser cette galaxie de droite au sens large. » Sous-entendu, il ne faut pas s’attaquer aux médias possédés par des milliardaires – du moins ceux de son camp. Et on le lui rend bien. Le trentenaire est un habitué des plateaux de CNews, où il a son siège réservé. Au sein de cette famille médiatique réactionnaire, le petit Frontières peut compter sur les grands frères de la galaxie Bolloré.