Quand l’intelligence artificielle remplace les agents des impôts

par Rachel Knaebel

La direction des Finances publiques utilise des outils d’intelligence artificielle depuis des années déjà. Le syndicat Solidaires a enquêté auprès des agents sur les effets de ces IA sur le travail : la très grande majorité les jugent négatifs.

Que fait l’intelligence artificielle (IA) au travail ? Le syndicat Solidaires des Finances publiques, première organisation syndicale de la direction générale des impôts, s’est posé la question. « Nous sommes l’une des administrations les plus confrontées à la mise en place de ces outils d’intelligence artificielle », explique Damien Robinet, du bureau national de Solidaires Finances publiques. Dès 2017 « sont apparues les prémices de l’IA avec le projet dit “foncier innovant” », précise-t-il.

Ce dispositif permet de recourir aux technologies d’intelligence artificielle à partir des prises de vue aériennes de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). Le but : détecter les constructions ou aménagements non déclarés, typiquement, les piscines.

« Les algorithmes permettent d’extraire des images aériennes publiques de l’IGN, les contours des immeubles bâtis ainsi que des piscines. Un traitement informatique vérifie ensuite, à partir notamment des déclarations des propriétaires effectuées auprès des services de l’urbanisme et de l’administration fiscale, si les éléments ainsi détectés sur les images sont correctement imposés aux impôts directs locaux (taxe foncière notamment), détaille la direction des impôts au sujet de ce projet. Un agent de l’administration fiscale doit ensuite vérifier chaque anomalie détectée avant toute opération de relance du propriétaire du bien, et in fine avant toute taxation.

« Ça a commencé à être utilisé de manière plus généralisée à partir de 2020 », ajoute Damien Robinet. Des IA génératives de type ChatGPT sont aussi testées pour résumer automatiquement du texte, synthétiser et analyser des documents, proposer des réponses automatiques. En tout, le ministère de l’Économie et des Finances a déployé 35 programmes d’intelligence artificielle depuis 2015, « pour détecter les risques de fraude des particuliers et les difficultés des entreprises, ou pour apporter des réponses plus rapides aux usagers », indique aussi la Cour des comptes. « Si les aspects technologiques sont maîtrisés, les enjeux concernant l’éthique, les ressources humaines ou l’environnement sont encore peu abordés », alerte aussi la Cour des comptes.

88 % trouvent leur travail moins utile avec l’IA

L’effet de ces outils d’IA sur les agentes et les agentes des impôts, c’est ce qu’a voulu examiner Solidaires Finances publiques. « Pour vendre l’utilité de ces outils pour les agents, l’administration explique chaque fois que ça leur permettrait de se consacrer à des tâches plus valorisantes, car l’IA pourrait exécuter des tâches qui étaient censées être chronophages ou moins intéressantes », rapporte le syndicaliste.

Pas tout à fait convaincu, Solidaires a établi un questionnaire sur les effets de l’IA, que le syndicat a envoyé aux 95 000 agents de la direction générale des Finances publiques. Il a reçu un peu plus de 4000 réponses (ce qui représente 4,2 % des agents).

Selon les résultats, pour 85 % des agents, l’assertion que l’utilisation de l’IA permettrait de se dégager de tâches fastidieuses qui présenteraient moins d’intérêt est fausse. 88 % des agentes et agents ayant répondu trouvent leur travail moins utile avec l’IA. 90 % trouvent moins de sens à leur travail avec les outils d’IA. La mise en place d’IA réduit l’autonomie des agents pour plus de 47 % des enquêtés. Et pour la moitié des répondants, l’IA génère des erreurs.

Couverture du livre l'IA aux impôts
L’Intelligence artificielle aux impôts
En octobre 2024, le syndicat Solidaires Finances publiques a publié un court livre sur son enquête et sa réflexions sur les outils d’intelligence artificielle aux impôts et plus largement dans la fonction publique, aux éditions Syllepse.

« Sur la plupart des réponses, on constate une dégradation des conditions de travail suite à la mise en place des dispositifs d’IA , résume Damien Robinet. Avec les outils d’IA, le travail des agents est plus basé sur du quantitatif que du qualitatif, que ce soit dans le cadre de la détection de la fraude ou pour les géomètres par exemple. Avec les outils de détection automatiques, on leur demande de moins en moins d’aller sur le terrain et de plus en plus de rester devant un ordinateur. » Ce qui change complètement la nature de leur travail, et entraîne un sentiment de perte de technicité et d’expertise, résume le syndicat.

Pas d’information, aucune formation

Ce dernier constate aussi un manque d’information, de concertation et de formation avant la mise en place des dispositifs d’intelligence artificielle. 55 % des répondants à l’enquête n’ont pas reçu d’information en amont de la mise en place d’une IA sur leur mission. Plus de 85 % des enquêtés n’ont pas reçu de formation à l’utilisation de l’IA dans leur service.

Damien Robinet dénonce ce manque cruel d’information en amont de la mise en place des dispositifs. « On nous balançait des documents informatifs, sans volonté de discuter. Parfois, nous n’avions même pas les informations sur la mise en place des projets d’IA. Il fallait qu’on parte à la pêche, témoigne le représentant syndical. Il n’y a pas eu de dialogue social sur le sujet. C’était une simple présentation des documents en expliquant que ça fonctionnait très bien, que de toute façon, c’était des problèmes techniques, une question informatique, que c’était trop compliqué et que ce n’était pas un problème politique d’organisation du travail. »

Un groupe de syndicats de cadre (CFE-CGC, Ugict-CGT, CFDT, FO-Cadres) a publié début janvier un manifeste « Pour un dialogue social au service des bons usages de l’IA ». « L’intelligence artificielle est aussi porteuse de nombreuses craintes au travail, au premier rang desquelles la remise en cause ou la disparition du travail humain et de nombre d’emplois », alertent les organisations dans le texte.

« L’intelligence artificielle, comme toute autre technologie, ne peut avoir comme seule finalité la rationalisation économique. L’IA ne doit pas être cantonnée à des stratégies visant uniquement à la productivité ou la réduction des coûts, pointe aussi le manifeste. Ou encore : « Il est important que la dimension travail soit systématiquement prise en compte dans les réflexions stratégiques sur l’IA et que des représentants des travailleurs soient présents dans ce dialogue des parties prenantes. »

C’est aussi ce que demande Solidaires Finances publiques à la direction des impôts. « Nous voudrions avoir un vrai débat contradictoire. Nous voulons des échanges réguliers avec l’administration, qui impliquent autant que possible les personnels, et qu’on ne leur impose pas du jour au lendemain, sans information et sans formation, un nouvel outil de travail qui n’est même pas toujours efficace, souligne Damien Robinet. On ne s’oppose pas frontalement à ces outils technologiques en tant que tels. Mais on se pose les questions : “Est-ce qu’on en a besoin, est-ce que c’est soutenable économiquement, écologiquement ?” »

IA et suppressions de postes

Aux impôts, l’arrivée d’outils d’IA coïncide en plus avec une réduction continue des effectifs. « Notre administration connaît des suppressions de postes annuelles depuis 2008 », rappelle le responsable syndical. La direction générale des Finances publiques avait 130 000 agentes et agents en 2008, elle en a perdu plus de 30 000 en moins de vingt ans.

« Aujourd’hui, pour la mise en place d’outils innovants numériques, souvent d’intelligence artificielle, les administrations peuvent bénéficier du fonds de transformation de l’action publique. L’obtention de ce fonds est conditionnée à des économies, qui se font notamment par des suppressions d’emplois. Donc en amont des projets d’IA, pour bénéficier du fonds de transformation de l’action publique, systématiquement, la direction des Finances publiques budgète un nombre d’équivalents temps plein qui pourraient être économisés par la mise en place de ces projets-là. »

Ainsi, le dispositif d’IA « foncier innovant », prévu pour détecter automatiquement les piscines non déclarées, a coûté plusieurs dizaines de millions d’euros. Solidaires Finances publiques a calculé que sa mise en place s’est accompagnée d’une prévision de suppression de 300 équivalents temps plein. En résumé, aux impôts, plus d’IA, c’est moins d’humains.

 L’Intelligence artificielle aux impôts, Solidaires Finances publiques a publié un condensé de son enquête et de ses réflexions sur les outils d’intelligence artificielle aux impôts et plus largement dans la fonction publique, paru en octobre 2024 aux éditions Syllepse.