Service public

Chez les pompiers de l’Essonne : intimidations par la hiérarchie, colère des sapeurs

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par Gabriel Gadré, Raphaël Godechot

La contestation prend de l’ampleur chez les pompiers de l’Essonne. Les sapeurs font face à des conditions de travail intenables. Malgré les sanctions, les intimidations de la direction et les rappels du devoir de réserve, ils maintiennent la pression.

« L’Essonne est particulièrement touché en terme de service public. Nous les pompiers, on n’y échappe pas. » Jean-Christophe Cantot, secrétaire adjoint à la CGT du service départemental d’incendie et de secours (Sdis 91), était déjà jeune pompier à quinze ans. Volontaire depuis ses dix-sept ans, aujourd’hui sergent-chef à la caserne de Dourdan, il a plus de vingt ans de métier. Le constat qu’il dresse sur la situation des soldats du feu de l’Essonne est amer : « Le département cristallise les grandes problématiques urbaines et rurales que l’on retrouve nationalement. Au nord, une démographie forte, avec des grands ensembles. Au sud, un désert de services publics, avec moins d’hôpitaux et de casernes. »

Le manque de personnel et de moyens se fait de plus en plus sentir. Plusieurs casernes ont dû fermer à plusieurs reprises par manque d’effectifs [1]. Sur 21 centres de secours, où volontaires et professionnels sont en attente d’une intervention, 18 manquent de pompiers, selon le syndicaliste. « A Viry-Châtillon, ils sont censés être seize de garde la journée et quatorze la nuit. Ils ne sont que douze, au maximum. »

Le sapeur Yohan Martin à la caserne des Ulis

De plus en plus d’interventions, à moyens constants

Pourtant, le conseiller départemental et président du Sdis 91, Dominique Echaroux, avait promis 140 embauches supplémentaires en décembre dernier. « La plupart de ces embauches sont des remplacements de mutations et de départs à la retraite. En fait, il y a eu vingt embauches réelles dans tout le département. Pour beaucoup, elles sont liées aux nouvelles casernes prévues, notamment à Saclay », conteste Alexandre Prunet, sapeur-pompier en poste à Fleury-Mérogis et responsable de la CFTC. Pourtant, la population de l’Essonne s’accroît constamment. Avec plus d’1,3 million d’habitants en 2019, le département devrait encore gagner 70 000 résidents d’ici 2024. Sur le plateau de Saclay, des dizaines de milliers de logements sont en construction.

« Nous avons une surcharge de travail et le département est complètement hermétique à nos revendications », déplore Yohan Martin, pompier et syndiqué CGT. « Si vous prenez les trois casernes de Corbeille, Évry et Viry, nous sommes un pompier pour 440 personnes. A Chartres, pour des casernes équivalentes, il y a un sapeur pour 240 personnes ! »

La caserne de Palaiseau comptait 2700 sorties pour neuf pompiers de garde il y a vingt ans. Aujourd’hui, le nombre d’interventions a doublé, assurées par seulement dix pompiers. Depuis 2015, les interventions pour un nid de guêpes ou un ascenseur bloqué sont facturées, dans le but d’en réduire le nombre. Mais rien n’y fait, les appels d’urgence sont toujours aussi nombreux, avec environ 100 000 interventions par an. « Et maintenant les citoyens qui ne peuvent pas payer vont se retrouver à faire des trucs dangereux. C’est dégueulasse », soupire Jean-Christophe Cantot.

« Christophe Castaner veut nous équiper de caméras-piétons. Mais ça ne réglera pas les problèmes de fond ! »

Si les effectifs manquent, c’est aussi du fait de prévisions partielles du schéma départemental d’analyse et de couverture des risques (SDACR), qui permet d’analyser les zones à risques afin de faciliter le travail des sapeurs. « Pour l’immobilier en construction, le schéma sous-estime le nombre d’habitants par foyer ! Il prévoit selon un nombre standard de personnes par appartement sans prendre en compte les familles très nombreuses », critique Jean-Christophe Cantot. Ces réductions d’effectifs ont des effets sur le terrain. « Depuis Macron, on optimise. Pour un feu de voiture nous sommes passés de six personnes à seulement quatre, pour un incendie d’habitation, de douze à dix ! »

Sans oublier la question de la sécurité des interventions. Les pompiers sont souvent les premiers sur des lieux de tensions et sont confrontés à des agressions. « En tant que représentants de l’État, on nous assimile à la police, et les gens s’en prennent à nous. Les agressions sont particulièrement fréquentes, comme ailleurs en Île-de-France parce que l’État se désengage du service public. En réponse, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner veut nous équiper de caméras-piétons. Mais ça ne réglera pas les problèmes de fond. En plus, nous ne sommes pas des policiers ! », insiste le pompier Yohan Martin.

Une ambulance de pompiers en intervention mais en grève

Le conseil départemental est aussi moins exigeant concernant le nombre de gradés par caserne. « Normalement à partir de dix pompiers par centre, un lieutenant doit être affecté. Comme un lieutenant, c’est un fonctionnaire de catégorie B, cela coûte plus cher ! L’Essonne a donc décidé de mettre le seuil à partir de 14 par centre », déplore Jean-Christophe Cantot.

Les représentants syndicaux ne sont pas optimistes pour l’avenir. En premier lieu, à cause du budget départemental. Si le sud du département a déjà vu des services fermer comme la maternité de Dourdan ou la pédiatrie d’Étampes, les perspectives pour le nord du département, plus urbanisé et peuplé, semblent s’assombrir davantage. En cause : fermeture programmée des hôpitaux de Juvisy, Longjumeau et Orsay d’ici 2024. « Nous allons devoir amener les patients de plus en plus loin et donc perdre plus de temps sur la route », craint Alexandre Prunet, de la CFTC. « Nous serons obligés d’emmener les gens dans le privé. Nous travaillons déjà trop, Nous sommes fatigués, tendus, moins patients. On sentait que la situation allait exploser », renchérit son homologue de la CGT.

Gabriel Gadré et Raphaël Godechot
Photos : © Sévan Melkonian
 


Répression anti-syndicale après le 15 octobre

  Le 15 octobre, les pompiers de l’Essonne sont montés à Paris manifester avec leurs collègues de tout le pays. Jean-Christophe Cantot, sapeur pompier et syndiqué à la CGT, en était, comme 200 autres pompiers de l’Essonne. « C’était fort, il y avait des copains de partout en France. On chantait, on applaudissait... »

Après l’annonce selon laquelle les négociations avec le gouvernement avaient échoué, vers 17h, en signe de protestation, plusieurs dizaines de pompiers ont décidé d’aller bloquer le périphérique. Le blocage n’a pas duré plus d’ une quinzaine de minutes. « Les CRS se sont remis à nous envoyer du gaz lacrymogène, n’épargnant pas les automobilistes au passage. Pourtant on n’était pas violent, pas un seul feu de poubelle, pas de dégradation, on n’a rien lancé. »

« La direction analyse des images pour retrouver les pompiers présents à la manif »

Puis les forces de l’ordre tirent des balles « de défense » en caoutchouc. Nicolas B., caporal au centre de Corbeille, est touché à la jambe. Dans une vidéo vue plus de 700 000 fois, on voit le pompier en colère insulter Emmanuel Macron. « Il pète un plomb, c’est normal. Il prend un coup à bout portant ! On voulait juste se faire entendre ! » estime Jean-Christophe Cantot.

Depuis, le pompier Nicolas B. a été suspendu jusqu’à son passage en conseil de discipline. Pendant quatre mois le pompier touchera son salaire mais pas ses primes. Il reste moins de deux mois au tribunal administratif pour rendre un avis, qui peut aller jusqu’à la révocation.

Jean-Christophe Cantot affirme que la direction du Sdis ne va pas s’arrêter là. « La direction analyse des images pour retrouver les pompiers présents à la manif. Ils veulent sanctionner les gars en tenue pour filer la pétoche à ceux qui voudraient remettre ça. » 

« Je conseille à ceux qui ont cru bien faire en exprimant un soutien à l’agent B. de retirer tout écrit des réseaux sociaux »

Après la manifestation, un pompier de Juvisy a été mis en arrêt maladie. « Il y a eu une prise de conscience : nous sommes tous à bout. La manif a été un déclencheur. » Une dizaine d’autres sapeurs ont été également arrêtés. Le président du Sdis départemental a déclaré qu’il s’agissait « d’arrêts de complaisance ». « Il est complètement déconnecté... », soupire Jean-Christophe. « Les cadres, le ministère de l’intérieur, nous ignorent, ne répondent à aucun mail. Ils se masquent les réalités du terrain. Ils auraient pu voir venir. Deux mois et demi avant la manif, nous étions déjà en gréve », raconte Yohan Martin du centre des Ulis.

De son coté, le Sdis fait tout pour contenir les soutiens à Nicolas B., quitte à intimider. Le directeur du département a même envoyé une vidéo par mail à tous les sapeurs de l’Essonne, rappelant les sanctions encourues (un document Bastamag) :

Sur les réseaux sociaux, des pompiers de Palaiseau, Savigny, Les Ulis, Draveil et Brétigny ont partagé des photos en soutien à Nicolas : « Ça, la direction ne le digère pas », affirme M. Cantot.

Photos de soutien des pompiers de plusieurs centre de l’Essonne pour Nicolas B.

Dans un centre, à la suite d’une photo circulant en soutien à Nicolas, un mail de la direction a été envoyé aux sapeurs :

« Je sais que la majorité d’entre vous ne sont pas sensibles à ce qui ce passe et sont éloignés de ces revendications, d’autres se sont laissés influencer. En tous cas sachez qu’apparaître sur une photo en tenue ou avec un engin ou matériels du Sdis sans autorisation avec une opinion différente de celle de l’établissement est constitutif d’une atteinte au devoir de réserve. »

Un SMS de la direction des sapeurs-pompiers de l’Essonne donne aussi le ton :

« Il convient donc que les membres de notre bureau en particulier les fonctionnaires en activité fassent preuve de retenue et de pondération dans leurs écrits éventuels. Je rappelle que nous sommes soumis au devoir de réserve. Aussi je conseille à ceux qui ont cru bien faire en exprimant un soutien à l’agent B. de retirer tout écrit des réseaux sociaux. »

« On sera là le 14 novembre avec les soignants, et le 5 décembre avec tout le monde ! »

« La direction pense nous faire peur, mais c’est tout le contraire ! » lance Yohan Martin, qui assure que les adhésions à la CGT ne cessent d’augmenter depuis. Les pompiers dénoncent des sanctions officieuses, comme l’annulation de stages de formation. Nicolas B., lui, s’est vu retiré la formation des jeunes sapeurs. « L’autre jour le responsable des chefs de centre a appelé un chef de centre pour lui demander tous les noms des gars sur une des photos de soutien qui avait circulé sur les réseaux, afin de les convoquer ! », pointe Jean-Christophe Cantot. « Vu qu’ils n’osent pas communiquer officiellement par peur du scandale, ils font ça autrement », analyse Yohan Martin.

« Un vrai rapport de force s’est créé depuis la manif. Cela fait des années que ça monte doucement. Là, ça s’accélère. C’est sûr que nous répondrons présents pour la mobilisation à venir ! On sera là le 14 novembre avec les soignants, et le 5 décembre avec tout le monde ! », assure Yohan. Prochaines étapes pour ces deux membres de la CGT : se rapprocher d’un avocat. « Avec ce qui se profile, on risque d’en avoir bien besoin », conclut Yohan Martin.

Gabriel Gadré et Raphaël Godechot

Gabriel Gadré, Raphaël Godechot et Sévan Melkonian sont journalistes et membres du Petit ZPL (Zone de publication libre), journal local indépendant de Palaiseau, Essonne.

 

Notes

[1Milly-la-Forêt, Marcoussis, Lisses et Saint-Chéron