Grand projet ferroviaire Lyon-Turin : pourquoi les écologistes s’y opposent

par Eliane Patriarca

Le Lyon-Turin est un projet ferroviaire soutenu par Bruxelles et qui divise la gauche. Comment peut-on être écolo et contre une ligne de fret ferroviaire ? Basta! fait le point sur ce chantier européen subventionné par 30 milliards d’argent public.

Un an après la manifestation organisée avec les Soulèvements de la Terre contre le Lyon-Turin, les opposants au grand projet ferroviaire se réunissent de nouveau, le 2 juin, en Isère, à Aoste. Manière pour les comités citoyens d’opposants de dénoncer l’empreinte environnementale et paysagère à la mesure du gigantisme de l’infrastructure.

Celle-ci ne se limite pas à la construction du plus grand tunnel européen, entre Savoie et Piémont, mais implique aussi la réalisation d’une ligne fret et passagers entre la gare TGV de Lyon-Saint-Exupéry et Saint-Jean-de-Maurienne. C’est 160 km de rails traversant 71 communes en Isère et Savoie, et des dizaines d’ouvrages d’art dont trois tunnels importants sous les massifs de Chartreuse et de Belledonne.

À une semaine des élections européennes, c’est aussi l’occasion de faire le point sur ce vieux serpent de terre, ardemment soutenu par Bruxelles, et qui en France divise la gauche : insoumis et écolos votent contre, les communistes pour.

Où en est le chantier ?

Les travaux du tunnel de base, un bi-tube de 57,5 km dont 45 en France et 12,5 en Italie, ont débuté en 2002. « Cela représente 164 km de galeries à creuser, dont 37 le sont déjà », a indiqué Daniel Bursaux, le président de Telt (Tunnel Euralpin Lyon Turin), l’établissement public binational chargé de la réalisation de l’ouvrage, au Premier ministre Gabriel Attal en visite sur le chantier, le 14 mai. Seuls 13 km correspondent au tunnel, percé côté français, le reste relève de galeries utilisées pour la construction, l’entretien ou comme issue de secours.

Carte du trajet du Lyon-Turin
Carte du tracé du Lyon-Turin

Cinq des sept tunneliers géants nécessaires pour poursuivre le percement ont été livrés par le constructeur en Allemagne. Ils doivent être acheminés jusqu’en Maurienne, puis remontés avant de pouvoir œuvrer. Même avec le renfort de ces monstres de technologie, espérer forer 127 km d’ici 2032 – la date annoncée de mise en service – est pour le moins optimiste. D’autant que des cavités souterraines ont retardé l’achèvement de deux puits de ventilation en Maurienne, a révélé en mars le journal spécialisé Le Moniteur, et qu’« en attendant l’arrivée d’un robot téléguidé conçu pour les combler, la date de démarrage des tunneliers est incertaine ».

Comment peut-on être écolo et contre une ligne de fret ferroviaire ?

C’est la question posée par Gabriel Attal. La nouvelle liaison, en plus du trafic passagers, permettra d’augmenter le fret ferroviaire à travers les Alpes, « d’éviter la circulation de millions de camions » entre la France et l’Italie, a-t-il assuré, alors qu’« actuellement, sur 44 millions de tonnes par an, 92 % circulent via des camions. » Une délivrance pour des vallées alpines aujourd’hui asphyxiées par des norias de poids lourds.

Mais aux yeux du syndicat Sud-Rail, membre de la coalition des opposants français au Lyon-Turin, la promesse ne passe pas le mur de la réalité. Pour Julien Troccaz, secrétaire fédéral du syndicat, « construire une nouvelle infrastructure alors qu’il existe déjà une ligne ferroviaire entre Lyon et Turin et qu’elle est loin d’être saturée », démontre l’absence de réelle volonté de transférer les camions de la route au rail le plus vite possible, et de « relocaliser les activités comme devrait l’imposer le réchauffement climatique. »

Ensuite, dénonce-t-il, « en Maurienne, le projet a déjà provoqué la destruction, irréversible, d’un outil essentiel pour le fret ferroviaire de proximité : la gare de triage de Saint-Jean-de-Maurienne. Démontée, en mai 2023, à la demande de Telt, car elle se trouvait sur le tracé des futurs accès français au tunnel, elle permettait avec ses 40 voies de stationner et former des trains de fret, de desservir des entreprises locales clientes de Fret SNCF », explique le syndicaliste. C’est désormais impossible, les camions n’ont plus qu’à retourner sur la route, alors même que la mise en service des accès français n’est pas promise avant au mieux 2040 ! 

Sud-Rail oppose aussi au mirage du Lyon-Turin le paysage sinistré du fret ferroviaire en France. De 2002 à 2018, les volumes transportés par le train sont passés de 50 milliards de tonnes par kilomètres à 33. En France, la part du rail dans le transport de marchandise a chuté à 10 %, contre 23 % en Allemagne et 18 % en moyenne dans l’Union européenne.

Pourtant, loin de voler au secours de ce secteur essentiel pour décarboner les transports, le gouvernement a décrété le démantèlement d’ici la fin de l’année de Fret SNCF, le principal opérateur. L’entreprise a déjà dû rétrocéder à la concurrence 23 flux ferroviaires - trains affrétés d’un point à un autre par des clients - représentant 20 % de son chiffre d’affaires et 10 % de ses effectifs. 

Cette liquidation « risque de saborder l’objectif de doublement de la part modale du fret ferroviaire d’ici à 2030 prévu par la loi Climat et résilience », alerte la commission d’enquête parlementairedans son rapport sur la libéralisation du fret ferroviaire en décembre 2023. Ce secteur a souffert de la désindustrialisation, mais, constatent les parlementaire, plus encore de son abandon, depuis 30 ans, par les politiques publiques (au profit de la route) et par les directions successives de la SNCF (en faveur du TGV).

La « concurrence dissymétrique » avec le transport routier, qui bénéficie d’allégement des tarifs de péages autoroutiers et des taxes sur le gasoil – a rivé les derniers clous dans le cercueil du fret ferroviaire français. En l’absence d’une politique publique déterminée, ce n’est pas une nouvelle infrastructure qui à elle seule pourra lui redonner vie. La preuve : malgré les gros travaux de modernisation réalisés entre 2003 et 2011 sur la ligne Lyon-Turin existante, le trafic ferroviaire de marchandises n’a fait que diminuer au profit de la route.

Quels sont les impacts environnementaux du chantier ?

En Maurienne, la commune de Villarodin-Bourget, où débuta le chantier du tunnel il y a plus de 20 ans, pourrait servir de village-témoin. Située dans le Parc national de la Vanoise, elle a vu sa forêt déboisée, et le site des berges de l’Arc autrefois composé d’une mosaïque de bois, prairies et jardins potagers, transformé en une plate-forme bétonnée, tandis que 400 000 m3 de déblais entassés obscurcissent l’horizon. Au total, selon la Confédération paysanne, la construction de la nouvelle liaison devrait artificialiser 1500 hectares de terres agricoles, notamment pour y entreposer des millions de tonnes de gravats.

 Vue aérienne du chantier TELT
Vue du chantier Telt de Villarodin-Bourget dans le cadre du percement du tunnel de base du Lyon-Turin, en novembre 2022

Ce qui cristallise désormais l’opposition, c’est la menace que font peser les travaux d’excavation sur la ressource en eau. En drainant chaque année 60 à 150 millions de mètres cubes d’eau souterraine, ils bouleversent le réseau hydrogéologique de la Maurienne et du Val de Suse et mettent en péril sources et captages d’eau potable, selon Philippe Delhomme, co-président de l’association Vivre et Agir en Maurienne (VAM). Ce alors même que la hausse des températures, qui affecte particulièrement le milieu alpin, a déjà réduit les débits annuels des cours d’eau et le niveau des nappes phréatiques. « Depuis le début du chantier, rappelle-t-il, plusieurs communes de la vallée ont vu leurs sources se tarir. »

En 2021, Vivre et Agir en Maurienne a lancé l’alerte autour d’une vingtaine de captages d’eau potables de cinq communes savoyardes. Leurs périmètres de protection sont traversés par le tracé du tunnel, alors même que des arrêtés préfectoraux interdisent formellement d’y entreprendre des travaux d’excavation des sols et sous-sols. 

Depuis, aucune solution n’a été proposée par Telt ni par les services de l’État. Mais le train du Lyon-Turin n’en sera pas stoppé pour autant : la parade a été trouvée. En juillet 2023, le préfet de Savoie a commandé une étude pour évaluer l’impact du chantier sur la ressource en eau, mais curieusement seulement sur la qualité, pas sur la quantité.

En mars dernier, fort de la conclusion selon laquelle le risque d’une pollution, par des hydrocarbures par exemple, était inexistant, le préfet a annoncé que les arrêtés seraient modifiés : les travaux de creusement ne devraient plus être interdits dans les périmètres de protection des captages concernés. On gomme l’infraction à la loi sur l’Eau donc, mais pas le risque.

Combien ça coûte ?

Colossal, le Lyon-Turin l’est aussi par son coût, estimé à plus de 26 milliards d’euros en 2012, soit environ 30 milliards aujourd’hui avec l’inflation, dont 9,6 milliards d’euros pour le seul tunnel transfrontalier, d’après la Cour des Comptes européenne en 2020. « L’Union européenne est le réel moteur financier du projet, observe Paolo Prieri, membre du Presidio Europa, coalition italienne des opposants aux "grands projets inutiles". Elle contribue, pour la partie transfrontalière, à 50 % du coût des travaux, le reste étant réparti à 58 % pour l’Italie et 42 % pour la France. »

Même si la Cour des comptes européenne a taclé en 2022 les « grossières surestimations des promoteurs du projet en matière de gains environnementaux », et rappelé que la construction de l’infrastructure générerait 10 millions de tonnes d’émissions de CO2, Bruxelles défend le projet. La Commission européenne a par exemple dérogé plusieurs fois à sa propre règle du « Use or lose it » selon laquelle elle récupère les fonds des subventions non-utilisés à leur année d’échéance, en prolongeant celles accordées à Telt. « Une façon simple de s’assurer des décennies de chantiers juteux, propulsés par 30 milliards d’argent public », commentent les Soulèvements de la Terre.

Eliane Patriarca

Photo de une : Vue du chantier Lyon-Turin à Saint-Martin-de-la-Porte en Savoie, juin 2019/CC BY 4.0 Deed Wikimedia Commons.