« Ce n’est pas une opportunité pour se faire du fric sur le dos des paysans ! » s’agace Pascal Nowak face aux critiques qui ciblent l’entreprise dont il est le représentant. T’Rhéa, filiale du groupe de négoce de viande Carnivor, envisage d’installer un centre d’engraissement de 2100 bovins à Peyrilhac (1300 habitants), près de Limoges (Haute-Vienne). Dans ces centres, les animaux demeurent plusieurs mois à l’intérieur d’un bâtiment – 218 jours pour les jeunes mâles – et y sont nourris dans le but de développer leur masse musculaire, avant d’être abattus.
Le centre de Peyrilhac deviendrait ainsi l’un des plus imposants en France, rivalisant en taille avec les centres d’engraissement espagnols ou italiens. Malgré l’opposition des élus locaux, l’enquête publique s’est conclue par un avis favorable. La décision du préfet est imminente, d’ici mi-mai.
Pour installer son centre, appelé Terres de Chavaignac, la firme prévoit d’acquérir 605 hectares. Les quatre communes concernées ont toutes adopté des délibérations contre le projet, dénonçant notamment l’accaparement de terres agricoles. C’est le cas du conseil municipal de Peyrilhac, qui estime qu’un tel projet « contribue à développer une agriculture sans paysans ». Les services de l’État attirent eux aussi « l’attention sur le risque de concentration d’exploitations agricoles » par la société T’Rhéa.
S’agrandir en profitant des failles de la loi
Lors de la première enquête publique en mars 2024, le projet prévoyait l’engraissement de 3100 bovins. Après une première consultation – 12 000 contributions, dont 99 % contre le projet –, un avis défavorable est rendu en juin 2024. En cause : « la problématique de l’eau » et les « risques de pollution ».

T’Rhéa revoit donc ses ambitions à la baisse, et convainc un agriculteur, Emmanuel Thomas qui exploite 605 hectares, de s’associer au projet plutôt que de partir en retraite. Cela permet à la firme de récupérer non seulement les 59 hectares dont Emmanuel Thomas est directement propriétaire, mais également les 546 autres hectares que l’agriculteur loue à différents propriétaires. Car en s’associant à T’Rhéa, ses baux sont transférés à la société, qui devient locataire des terres sans que les propriétaires concernés n’aient leur mot à dire. Le droit de fermage – louer des terres agricoles – est en effet très protecteur en France, pour éviter que les paysans qui y travaillent ne se fassent exproprier à la moindre occasion. Dans ce cas, ce n’est plus un ou une agricultrice qui bénéficie de cette protection, mais une société multinationale !
« J’envisage un autre avenir pour mes terres, l’installation d’un ou plusieurs agriculteurs pour une exploitation à taille humaine pour une production de qualité et locale », confie l’une des propriétaires qui a découvert le projet au journal télévisé. Comme une partie des propriétaires concernés, elle a exprimé son désaccord lors des deux enquêtes publiques. En vain.
Ce détournement du droit de fermage au profit de grandes entreprises n’est pas nouveau. « C’est une manière de tordre la main aux propriétaires et c’est typique de ce qu’il se passe depuis quinze ans », note Adrien Baysse-Lainé, chercheur au CNRS. « Pour concentrer le foncier, les acteurs bien dotés en capitaux recourent à des montages sociétaires qui permettent de contourner la réglementation française. » T’Rhéa indique d’ailleurs dans le rapport d’enquête publique que le vieillissement de la population agricole et l’absence de succession dans la reprise des fermes représentent des « opportunités concrètes pour accroître son foncier ». « C’est une phrase mal tournée », concède Pascal Nowak. « L’enjeu c’est d’être présent dans la filière et de sécuriser nos approvisionnements. »

En plus d’y installer son centre, que compte faire T’Rhéa des 605 hectares autour de Peyrilhac ? « T’Rhéa ne cherche pas à conquérir du foncier, ce n’est pas sa vocation », tente de rassurer Pascal Nowak. Une partie de ces terres serviront à épandre le fumier à partir des excréments issus des 2000 bovins engraissés : soit 27 tonnes par jour ! L’entreprise prévoit aussi de reconvertir des cultures céréalières en prairies pour y faire pâturer 600 génisses. Elles passeront les trois derniers mois de leur vie en bâtiment pour l’engraissement avant d’être abattues, entre 26 et 30 mois, indique Pascal Nowak.
Sans céréales produites sur ces terres, comment l’entreprise compte-t-elle s’approvisionner en aliments pour nourrir son vaste troupeau ? « Nous nous fournirons à moins de 100 kilomètres, nous sommes à proximité de zones de grandes cultures dans les départements voisins », précise Pascal Nowak qui insiste sur « une alimentation sans soja importé ». Pour T’Rhéa, il s’agit aussi de relocaliser l’engraissement. « Là, on fait le choix d’éviter que les animaux parcourent des centaines de kilomètres de camions », argumente Pascal Nowak. Actuellement, des centaines de milliers de bovins sont exportés chaque année vers l’Italie, l’Espagne, le Maghreb ou la Turquie pour y être engraissés.
Le « sauveur » de l’élevage et des prairies, vraiment ?
Ce discours qui se présente comme vertueux – entretien de prairies, approvisionnement en circuits courts sans soja importé, relocalisation de l’engraissement... – agace bien des observateurs. « Ils ont commencé par racheter les boucheries, les marchands de bestiaux, les abattoirs, les centres d’engraissement. Le prochain stade, c’est de faire main basse sur des fermes désormais invendables, car elles coûtent des centaines de milliers d’euros. Contrairement aux jeunes qui veulent s’installer, ils n’ont aucune difficulté pour accéder aux terres, ils ont les capitaux. À terme, T’Rhéa deviendra aussi naisseurs. La filière sera alors totalement intégrée et ce sera la fin de l’élevage », déplore Sylvain Tilleul, éleveur en Creuse où le groupe a déjà racheté un centre d’engraissement, la ferme dite « des mille veaux ».
La coopérative d’éleveurs dont Sylvain Tilleul est membre est partenaire du groupe T’Rhéa auprès de laquelle ils vendent de jeunes bovins. « Le groupe arrive "en sauveur" et fait main basse sur les outils », estime ce syndicaliste de la Confédération paysanne.
La défense des prairies, affichée par le représentant de T’Rhéa, fait rire jaune Philippe Babaudou, également membre de la Confédération paysanne. « Pascal Nowak a été la cheville ouvrière du domaine de Berneuil » : ces 550 hectares, à une quinzaine de kilomètres de Peyrilhac, avaient été rachetés dans les années 90 par une société agroalimentaire italienne pour y installer une ferme industrielle avec pour objectif l’exportation de 2500 bovins par an. Les haies et les arbres y sont arrachés pour ouvrir de grandes parcelles et des retenues d’eau sont créées pour irriguer du maïs. « Aujourd’hui cette société est plus ou moins abandonnée, laissant derrière elle des sols nus. C’est un désastre, et il n’y a plus de prairies ! », pointe Philippe Babaudou, également syndiqué à la Confédération paysanne. « On est sur une bascule vers l’agriculture de firme sans agriculteur, et ce projet à Peyrilhac en est le signe annonciateur. »
Main basse sur la filière viande
L’histoire de Carnivor et de sa filiale T’Rhéa ne plaide pas non plus en faveur d’une vision très vertueuse. René Imbert, fondateur du groupe basé à Toulon, était auparavant marchand de bestiaux. Il profite du développement des hypermarchés à bas prix en France pour lancer l’enseigne Carnivor en 1992. En partenariat avec Lidl, Carnivor implante des surfaces de 300 mètres carrés, dédiées aux produits carnés en libre-service.

Dans les années 2000, la holding acquiert diverses enseignes et filiales, et se lance dans des activités immobilières avec Paca Immo. La société rachète des terrains agricoles à Saint-Martin-de-Crau (Bouches-du-Rhône) pour y ériger d’immenses entrepôts logistiques. Interrogé sur cette artificialisation des terres agricoles, bien éloignée de la défense des prairies, Pascal Nowak botte en touche : la filiale immobilière serait « à part de la viande ». Reste que ces deux filiales font partie du même groupe et qu’une partie de ces entrepôts vise précisément à conditionner la viande produite.
Le cœur de l’activité de T’Rhéa demeure l’exportation, bien loin des circuits courts. À Limoges, T’Rhéa possède Covilim, une structure dédiée à l’export de 25 000 jeunes bovins par an et présentée comme « l’un des leaders français à l’exportation sur le marché européen ». La moitié des jeunes bovins produits par T’Rhéa est consommée en France, l’autre moitié est exportée. L’entreprise entend-elle réduire ses exportations ? « Peyrilhac produit pour un marché divisé en deux : moitié consommation métropolitaine, moitié export », répond Pascal Nowak. « Notre pari, c’est que la part en France va augmenter. »
Pour Vincent Laroche, de l’association Terre de liens Limousin, qui aide les paysans à s’installer, loin de renforcer l’élevage et la filière viande, les acteurs comme T’Rhéa – le groupe Bigard domine aujourd’hui le marché français avec 23 % de parts de marché en 2023, suivi par le néerlandais Vandrie (15 %) puis T’Rhéa (12 %) – les fragilisent. « Ils ont encouragé le modèle exportateur, ils n’ont pas payé l’agriculture à son juste prix et ils s’étonnent qu’il n’y ait plus personne pour faire le métier. C’est eux qui ont mis les gens par terre, c’est eux les responsables des manques de vocation. Ils tenaient les prix. »
Un « projet 0 % paysan » ?
« Nous sommes évidemment favorables à une relocalisation de l’engraissement, mais nous considérons que celle-ci doit être menée par les paysannes et paysans de notre territoire. Derrière le projet de T’Rhéa, il n’y a pas de paysan ! » estime également Philippe Babaudou. Selon le chercheur Adrien Baysse-Lainé, le centre d’engraissement de Peyrilhac « participe d’une industrialisation du secteur. Les prises de décisions sur l’itinéraire technique et les décisions économiques se prennent au siège du groupe et pas dans la cour de ferme. On a d’un côté la vision d’acteurs de l’aval comme T’Rhéa qui proposent une intégration verticale, et de l’autre une vision où des projets d’installation collective s’organisent pour mettre en place l’agriculture qu’on veut dans le futur. »

Dès novembre 2024, la Confédération paysanne de Haute-Vienne avait demandé à ce que la chambre d’agriculture émette un avis défavorable à ce « projet 0 % paysan » pour envoyer « un signal fort contre l’industrialisation de l’agriculture ». La FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles), minoritaire dans le département, a soutenu la motion. La Coordination rurale, qui préside la chambre d’agriculture, a refusé de les suivre. « Ce n’est pas à la profession agricole de restreindre le cadre réglementaire permis par la loi », avait justifié auprès de la presse locale le président de la chambre, Bertrand Venteau. Ce sont pourtant les représentants de ce même syndicat qui, sur d’autres dossiers, n’hésitent pas à enfreindre la loi quand il s’agit de construire des retenues illégales comme à Caussade dans le Lot-et-Garonne. Lors d’une conférence de presse en avril, le préfet a indiqué qu’il rendrait son avis d’ici le 14 mai.
Aux côtés du groupe Bigard qui détient le monopole sur la façade ouest du pays, le groupe T’Rhéa est en train de s’implanter sur tout le quart sud-ouest. « Pour l’instant, T’Rhéa paie rubis sur ongles les ovins et les bovins aux éleveurs », note l’éleveur Sylvain Tilleul. « Mais quand l’entreprise aura la main sur tout ce qui est vendu et fera main basse sur toutes les parts de marché, le groupe fixera les prix et margera. Le danger n’est pas immédiat mais dans quelques années. C’est une bombe à retardement. »