La demande en aide alimentaire a triplé depuis dix ans. Il est difficile d’avoir des données précises sur le nombre exact de bénéficiaires, en raison notamment des doubles inscriptions – les banques alimentaires indiquent avoir accueilli 2,4 millions de personnes en 2022 contre 820 000 en 2011, sans compter les autres réseaux de distribution comme les Restos du cœur. Une chose est sûre : la proportion de personnes qui n’y ont pas recours et qui ne demandent rien est importante. Neuf millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Pour ces personnes-là, la nourriture est potentiellement une variable d’ajustement.
Les visages de la pauvreté sont multiples. Il y a beaucoup d’accidents de vie – maladies, accidents du travail, divorces, licenciements, alcoolisme – qui font basculer dans une spirale dont on se relève difficilement. Et quand on retombe, on n’essaie plus de se relever, on espère survivre à aujourd’hui.
Il y a également les personnes en attente de papier et qui ne peuvent pas travailler. Dans les « nouveaux publics », on remarque beaucoup plus de personnes âgées qui n’arrivent pas à s’en sortir avec l’augmentation des charges. Pour maintenir un toit sur la tête, elles n’ont plus d’argent pour manger... « Nouveaux venus » aussi, des travailleurs pauvres qui n’y arrivent plus.
Les étudiants sont apparus pendant le covid, car ils n’avaient plus accès aux petits boulots. Leur présence semble rester d’actualité. Les files s’allongent, sans possibilité d’en sortir, à l’heure où tout augmente sauf les revenus. Sans des structures comme les Restos du cœur, il y aurait beaucoup d’explosion de violences, de tensions, peut-être des émeutes de la faim.
« Des acteurs économiques ont développé un marché de la faim »
Ce mal-être est amplifié par le fait que des acteurs économiques ont développé un marché de la faim. À partir du moment où il est possible de récupérer de l’argent avec la détresse alimentaire des personnes, on rentre dans une logique de marché sous forme de défiscalisation et d’échanges. De grosses commandes sont faites pour nourrir les personnes qui n’ont pas les moyens de se nourrir. Tout un marché s’est développé pour fournir des produits très peu chers et de qualité insuffisante. Ce système participe d’une surproduction agricole.
Il y a deux aspects. D’une part, l’aide alimentaire est entrée dans la loi de modernisation agricole, ce qui crée un débouché en direction de l’alimentation des pauvres. Quand on parle d’accessibilité pour tous, cela interroge ! Par ailleurs, la loi Garot adoptée en 2016 visant à lutter contre le gaspillage alimentaire, n’incite pas à produire moins.
Car celui qui produit trop peut donner une partie de sa production auprès d’associations caritatives et récupérer la défiscalisation [1]. Cela n’incite pas à être dans des quantités justes ni à donner au bon moment, dans un contexte de concurrence internationale favorisant une production à moindre coût.
Les plats distribués sont constitués majoritairement de produits de la gamme la moins chère possible, d’invendus et d’invendables. Les bénéficiaires de l’aide apparaissent comme une variable d’ajustement chargée d’absorber des surplus de production et de permettre des déductions fiscales.
« Violence alimentaire »
La violence alimentaire, c’est la prise de conscience pour les bénévoles et professionnels comme pour les bénéficiaires, que l’aide alimentaire est incapable de répondre au droit à l’alimentation. Ce droit n’est pas du tout garanti en France. La violence du système alimentaire est structurelle et se ressent dans toutes les étapes de l’aide alimentaire. Elle crée des inégalités très fortes avec des conséquences sur la santé et le mental des personnes bénéficiaires – les bénévoles n’en sortent pas non plus indemnes.
L’observation fine du terrain renseigne ces violences psychologiques : on voit les personnes qui baissent les yeux, les attitudes au moment du contrôle... Être toujours dans l’aide abîme la confiance en soi. C’est une violence un peu diffuse : faire la queue tous les jours, c’est pesant, comme ne jamais pouvoir choisir... L’accumulation de petits actes du quotidien rythmés par le fait de revenir sans cesse les impacte fortement, et cela entraîne des demandes et des réponses à côté de ce que veulent vraiment ces personnes.
« Transformer tout le système alimentaire »
Grâce à l’énergie des bénévoles et des professionnels, l’aide alimentaire crée une forme de résistance. Ils ont la tête dans le guidon, font face à des personnes qui font tout pour survivre, mais ils ne sont pas là pour cogérer la pauvreté : ils sont là pour agir contre les injustices. Ils ont beaucoup de désillusions quant à ce que l’État peut apporter et ils bricolent une société parallèle. Les structures bénévoles ont bien d’autres demandes que de faire des ramasses et de passer par le Fonds européen d’aide aux plus démunis. Ils aspirent à servir des produits frais, en quantité, sans avoir à se poser la question des stocks ! Ils jonglent comme ils peuvent.
Transformer l’aide alimentaire, c’est s’autoriser à transformer tout le système alimentaire – système agricole compris – d’un bout à l’autre de la chaîne. Cela implique de sortir l’alimentation du marché pour faire démocratie, de socialiser l’alimentation et protéger les personnes des dérives du système agro-industriel.
Cela induit des réponses structurelles aux inégalités sur toute la chaîne, en donnant les moyens économiques à chacun
e de faire autrement et en le décidant démocratiquement avec de nouveaux espaces de discussion pour se réapproprier, se réancrer dans le système alimentaire : quel type de semence, d’élevage, de distribution, de transformation voulons-nous ?Il s’agit de ne plus laisser cette question à des experts, mais d’assumer que nous sommes toutes et tous experts, et d’être davantage dans l’éducation populaire pour que les choses changent. Depuis des années, des résistances liées à l’aide alimentaire sont à l’œuvre dans le monde paysan et les milieux populaires. La rencontre de ces résistances sera déterminante dans la transformation historique, ou non, du système alimentaire. Il nous faut sortir des logiques de jugements pour faire ensemble.
Bénédicte Bonzi est docteure en anthropologie sociale, chercheuse associée au LAIOS (laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales). Aujourd’hui, elle accompagne les collectivités dans leurs transitions alimentaires chez Auxilia Conseil.
Propos recueillis par Sophie Chapelle