Qui sont les « petites mains » de Wikipedia, l’encyclopédie libre qui agace réacs et géants de la Tech

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Chaque jour, des millions d’internautes accèdent gratuitement au savoir grâce à Wikipédia. Mais ce site n’existerait pas sans ses bénévoles. Des « wikimédiennes » racontent ce que signifie contribuer à l’immense encyclopédie en ligne.

par Emma Bougerol

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Pour Delphine Montagne, Wikipédia, c’est comme les araignées. « Les araignées sont de petites bêtes associées à un imaginaire totalement faux. Elles souffrent d’une mauvaise réputation, de préjugés erronés. Elles ne peuvent pas se défendre, elles n’ont pas voix au chapitre. C’est la même chose avec Wikipédia. » Cible d’attaques fréquentes, le site né en 2001 est nourri, administré, organisé par des bénévoles. Parmi lesquels Delphine Montagne, avant qu’elle ne soit recrutée pour promouvoir l’encyclopédie en ligne. Elle est ce qu’on appelle une « wikimédienne en résidence ».

Fonctionnaire, habituellement en poste à l’université de Pau, elle a été mise en disponibilité pour un an au sein de l’unité régionale de formation à l’information scientifique et technique de Lyon. Embauchée dans le cadre d’un partenariat entre Wikimédia France – une association dont le rôle est de promouvoir les projets Wikimédia – et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, sa mission est de « wikifier la science ». C’est-à-dire rapprocher le monde de la recherche de celui de Wikipédia et de ses projets frères.

Car, malgré plus de 20 ans d’existence, le projet en ligne suscite toujours méfiance et incompréhension. « C’est un projet qui, de l’extérieur, a sa propre vie, son propre système, ses propres règles. Il faut du temps pour le comprendre », admet la fonctionnaire.

Une structure horizontale

Wikipédia est l’un des projets de la Wikimedia Foundation, aux côtés d’autres projets collaboratifs comme Wiktionnaire (un dictionnaire), Wikisource (un recueil de textes du domaine public) ou Wikimedia Commons (une médiathèque), entre autres. Le tout, en accès et licence libres : tout le monde peut y accéder gratuitement et aussi en reproduire et en modifier le contenu. Wikipédia, le projet le plus connu, fait partie des dix sites les plus visités au monde.

« Les projets wikimédia sont l’une des rares structures horizontales qui persistent encore aujourd’hui dans l’environnement numérique », souligne Tsaag Valren, qui travaille pour Wikimédia France. Membre de longue date de la communauté wikimédienne, Tsaag explique, à l’écart dans un amphithéâtre du Conservatoire national des arts et métiers, avec le même ton pédagogue emprunté lors de la présentation à peine terminée de son « mooc Wikidata », que ces projets font partie de ce que l’on appelle les « communs numériques de connaissance ». Autrement dit, n’importe quelle personne munie d’une connexion Internet peut y accéder et, une fois contributrice, peut participer à sa gouvernance.

Aujourd’hui, le Wikipédia francophone compte près de 2,7 millions d’articles. Pour la version en anglais, ce chiffre atteint quasiment les 7 millions. Si cette source de savoirs en ligne est aussi riche, c’est grâce au travail de contributeurs et contributrices bénévoles, que l’on surnomme « wikimédiennes ». Sur le Wikipédia francophone, ils et elles sont 18 337 à être considérés comme actifs, c’est-à-dire avec au moins trois contributions au cours des 30 jours précédents.

Tsaag et Delphine contribuaient bénévolement bien avant de faire de la promotion et de l’acculturation à l’encyclopédie en ligne une activité salariée. « Wikipédia ne vit que grâce aux gens qui en prennent soin, qui y contribuent. S’il n’y a plus de bénévoles, il n’y a plus de Wikipédia », résume Delphine Montagne. Parmi ces derniers, un petit noyau contribue très activement.

Tout le monde peut contribuer, pas n’importe comment

Alex Sirac, inscrit sur Wikipédia depuis 2017, a à son palmarès plus de 1000 articles créés – sans compter les modifications, ajouts et corrections apportées sur d’autres contributions. Alex sourit modestement : « J’y passe le temps que d’autres passeraient à scroller Facebook. »

Une personne est penchée au-dessus d'une table avec deux femmes en train d'écrire sur des ordinateurs
Initier à Wikipédia
Partout dans le monde, des ateliers sont organisés pour permettre aux personnes d’apprendre à contribuer, ou bien à affiner leurs connaissances sur l’un des projets Wikimedia. Ici, dans cet « éditathon » en Angleterre, le but était de créer des pages pour des femmes qui n’en avaient pas ou pour lesquelles il manquait des informations.
CC BY-SA 4.0 Molly Fuller Abbott via Wikimedia commons

S’il ouvre un livre d’histoire ou un ouvrage scientifique, et apprend quelque chose, son réflexe est d’ouvrir Wikipédia. L’info n’y figure pas ? Ouvrage à la main, il complète l’encyclopédie de quelques lignes, tout en précisant la source. « J’ai tendance à me mettre à fond dans un hobby et à arrêter au bout d’un certain temps parce que j’en ai marre… Avec Wikipédia, je peux me passionner à fond pour un sujet, contribuer dessus, puis passer à autre chose juste après », témoigne le jeune cadre du secteur de la tech. Il a quand même quelques sujets de prédilection comme le patinage de vitesse et la lecture.

Son expérience n’est pas identique à celle de tous les bénévoles, nuance-t-il : « Être contributeur, ça dépend tellement de ce que tu veux faire. » Certaines personnes se concentrent sur la correction de la forme des articles, d’autres sur leur classification dans l’encyclopédie, ou bien sur l’amélioration de la structure des pages… Il y en a pour tous les goûts.

« Il y a par exemple des gens qui ne font que de la “patrouille”, illustre Alex. Ils vont sur la page des modifications récentes, et la seule chose qu’ils font, c’est regarder au fur et à mesure pour voir s’il y a des trucs qu’il faut annuler, s’il y a des insultes, etc. » Dans la communauté wikimédienne, on appelle ces ajouts parasites – insultes, rumeurs non vérifiées, opinion sur un sujet... – le « vandalisme ». Parce que, oui, tout le monde peut contribuer, mais pas n’importe comment.

Principe de neutralité

Un principe central régit tout ajout sur Wikipédia : la neutralité de point de vue. C’est l’un des principes fondateurs, « impératifs et non négociables », lit-on sur la page Wikipédia qui lui est consacré. « Il s’agit de présenter tous les points de vue pertinents, en les attribuant à leurs auteurs, mais sans en adopter aucun », précise l’encyclopédie en ligne.

Autrement dit, on ne peut pas faire d’autopromotion, affirmer des choses sans source, ou simplement écrire des obscénités pour le plaisir. Léna, ingénieure et contributrice à l’encyclopédie, souligne l’utilité d’un tel projet à l’ère des fausses informations et de l’intelligence artificielle : « L’information vient de quelque part, elle est attribuée, et ce n’est pas une IA qui génère des choses vraisemblables, ce n’est pas un propagandiste qui invente des choses. C’est une bulle de savoir hyper importante. »

La wikimédienne fait partie du projet quasiment depuis ses débuts. « Cette année, je vais fêter mes 20 ans de contribution – ça commence à faire ! » rit-elle, un sac à dos de la conférence internationale Wikimania de 2015 à Mexico, à ses pieds. Elle ne se rappelle plus exactement le moment où elle a découvert l’encyclopédie, sur le web des années 2000. D’étudiante en mathématiques qui y partageait ses cours à militante associative et animatrice d’ateliers, Léna n’a toujours pas lâché la contribution et le bénévolat, même si elle souligne que ses deux pratiques ont beaucoup évolué.

Elle a désormais une « vision plus engagée » de son combat, et s’intéresse aux questions de minorités, notamment LGBTQI+ : « J’ai envie de parler de la culture, de l’histoire, de sociabilités LGBTQI+, pas juste de droits, mais ces vies au sens large. » Elle a notamment beaucoup travaillé en duo avec Alex Sirac, qu’elle a rencontré lors d’un événement wikimédien en ligne, devenu un ami.

Elle ne prend pas son travail bénévole à la légère, loin de là. « Sur Wikipédia, il y a un gros sentiment de responsabilité. Par exemple, avec Alex, on a travaillé sur l’article “transition de genre”. Et on est le premier résultat qui tombe dans Google », illustre-t-elle. Difficile de ne pas penser au fait que ce qu’elle écrit peut avoir un impact sur la vie de centaines, voire de milliers de personnes. Surtout quand cela touche à son identité de genre ou son orientation sexuelle.

Huit biographies sur dix sont celles d’hommes

Léna, comme nombre d’autres wikimédiennes reste consciente des limites de l’encyclopédie. En particulier les profils et caractéristiques des contributeurs et contributrices : « On compte 80% d’hommes, il y a aussi une surreprésentation de la France par rapport au reste de la francophonie, avec une très faible représentation de l’Afrique francophone notamment. Et il y a énormément de personnes très diplômées. »

Plusieurs personnes dans une salle, sur des ordinateurs, semblent écrire (dessin)
Un atelier de contribution à Wikipédia
Parfois très solitaire, la contribution à Wikipédia se fait aussi parfois en groupes. Cela permet de se fixer des objectifs ou de se motiver, témoignent les wikimédiennes.
CC BY-SA 4.0 Molly Fuller Abbott via Wikimedia commons

Alors, forcément, le contenu de l’encyclopédie tend à être le reflet de ce profil type. Sur cinq biographies disponibles sur le site, seulement une seule sera sur une femme. De la même manière, le Wikipédia francophone regorge de pages sur des communes françaises, même petites, mais impossible de trouver la même richesse pour le Québec, et encore moins pour un pays d’Afrique francophone.

C’est pour pallier ces manques que des projets émergent. Les sans pagEs (qui est aussi une association, dont Léna fait partie), s’est ainsi donné pour but « de combler le fossé et le biais de genre sur Wikipédia ». L’initiative Noircir Wikipédia a l’ambition de produire plus « de références, d’articles, d’informations sur la culture, les personnalités africaines et de la diaspora africaine et afro-descendante ».

Pour combler d’« énormes trous dans le contenu », comme dit Alex, des wikimédiennes créent aussi des mois à thème pour les bénévoles qui le souhaitent. Le « mois africain », en mai, a par exemple rassemblé une quarantaine de participants et participantes pour sa sixième édition, en 2024, qui a créé à elle seule 451 articles. Il y a aussi le mois océanien, asiatique, américain… Autant d’initiatives pour essayer de combler les déséquilibres, notamment géographiques, dans les connaissances partagées.

Absence de solidarité

L’investissement d’un petit nombre de wikimédiennes participe grandement à la qualité du Wikipédia francophone. Mais les attaques répétées pèsent parfois sur le moral des personnes qui contribuent. De multiples menaces, notamment celle de lever leur pseudonymat, sont formulées par le camp conservateur, en France comme aux États-Unis.

Le pseudonymat fait partie intégrante du fonctionnement de Wikipédia : si on le souhaite, on peut contribuer sous un nom choisi. Cela permet de se prémunir d’éventuelles menaces d’un employeur ou de protéger son identité de menaces étatiques – dans des pays où Wikipédia est interdit ou surveillé – ou personnelles, par exemple. « On peut aussi être sous pseudonymat parce qu’on ne veut pas apparaître sous le nom de son violeur, parce qu’on a été victimes de violences conjugales… Il y a bien d’autres raisons encore », illustre Tsaag Valren, qui tient énormément à cette liberté.

Tout en insistant bien sur le fait que pseudonymat ne signifie pas anonymat : « C’est une question de possibilité technique de rattacher une identité civile à un "nom" qui n’est pas l’identité civile. » Le fonctionnement transparent de l’encyclopédie permet de savoir qui modifie telle page, qui propose tel nouvel article ou qui ajoute telle source. Cette transparence conduit parfois à des menaces directes envers des wikimédiennes. D’où la nécessité de préserver le pseudonymat.

Secouée par les dernières menaces en date, Léna hausse les épaules : « Pour moi, c’est évident que Wikipédia est un projet politique, dans le sens où on a des ennemis politiques. » Rendre un savoir accessible à tous et toutes, gratuit, sans hiérarchie, n’est pas au goût de tous.

« On se fait critiquer un peu par tout l’échiquier politique et c’est agaçant », estime de son côté Alex Sirac. Une partie de la gauche peut en vouloir à l’encyclopédie pour certains de ses choix – comme le non-usage du pronom « iel », car la majorité a voté contre – ou pour des biais supposés – souvent liés à la disponibilité des sources et à l’injonction de neutralité de point de vue. Mais les attaques de la droite et de l’extrême droite sont bien plus virulentes, voire violentes, précise le wikimédien. « Quand on se fait attaquer, l’absence totale de solidarité [de la part de la gauche] est un peu dure », soupire-t-il.

Le contributeur cite les différentes attaques récentes, du magazine Le Point à Elon Musk, en passant par le projet du think tank ultra-conservateur états-unien Heritage Foundation. Face à ces menaces de plus en plus pesantes, Alex complète, à l’intention des milieux de gauche : « On a envie de leur dire : “Mais on est en train de vous faire le seul site du top 100 d’Internet qui n’a pas de pub, qui ne vous vend rien, qui ne vous ment pas !” On est les seuls du top 100 à proposer quelque chose qui n’est pas à but lucratif, qui ne vend pas les données des gens... On ne les récupère même pas. »