En cette période de Noël, sur le site de la société de commerce en ligne BazarChic, vous pouvez tenter chaque jour votre chance pour « remporter un cadeau soigneusement sélectionné par [son] équipe ». Pour les anciens salariés de cette enseigne de vente de produits haut de gamme, le calendrier de l’Avent a commencé bien plus tôt, et de manière beaucoup moins festive.
Licenciés fin octobre, une quarantaine d’entre eux attendent toujours leur solde de tout compte, qui est dû en cas de rupture de contrat de travail. Congés payés, RTT, primes… « On est en décembre et je n’ai toujours rien », constate Sandrine, ex-conseillère clientèle.
Les dates de paiement ont pourtant été actées au 28 et 29 octobre 2025 dans la procédure du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Le versement de certaines sommes a beau être notifié sur les dernières fiches de paie, il n’apparaît toujours pas sur les comptes bancaires. « C’est incompréhensible. On leur envoie des mails, mais ils ne répondent pas. Zéro communication », regrette Sandrine.
Un an de « montagnes russes »
Les mauvaises surprises de cette fin d’année replongent dans l’angoisse les anciens de BazarChic, déjà malmenés par un an d’incertitudes et de « montagnes russes » émotionnelles. « Depuis notre licenciement, on ne décompresse pas, on se demande tout le temps ce qui va nous tomber dessus », s’inquiète Rudy, qui ne s’adresse désormais à son ex-hiérarchie que par courrier de mise en demeure.
En novembre 2024, BazarChic annonce fermer boutique. L’entreprise, qui fait partie des leaders de la mode en ligne, a perdu plus de 12 millions d’euros de chiffre d’affaires entre 2023 et 2024. Ses 64 salariés du siège social, à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), se retrouvent alors bradés par un plan de sauvegarde de l’emploi. Les négociations se passent mal. Début 2025, les premiers concernés s’opposent à ce « PSE au rabais ». En février, le groupe des Galeries Lafayette, propriétaire de cette entreprise familiale depuis 2016, trouve un repreneur en dernière minute.
Le sauveur s’appelle AA Investments. C’est un fonds de gestion d’actifs basé à Hong Kong. À sa tête, le franco-iranien Arman Goshayeshi, fils de Samir Goshayeshi, entrepreneur du luxe et de la mode, établi à Dubaï. Le groupe est spécialisé dans le rachat d’entreprises d’e-commerce en difficulté, pour les redresser au nom de la « sauvegarde de l’emploi ».
Un repreneur pour licencier
Pour acquérir BazarChic, AA Investements n’a déboursé qu’un euro symbolique. En revanche, les Galeries Lafayette lui ont versé 10,4 millions d’euros par un mécanisme de cession en parts sociales. Le grand magasin peut ainsi sous-traiter la gestion du plan de licenciements collectif, tout en préservant son image sociale. Au détriment de la quarantaine de personnes remerciées.
De l’aveu même de l’avocate d’AAI, ces dernières vont « y perdre » dans ce changement d’actionnaire, estimait-elle lors d’une réunion du comité social et économique (CSE), en mars 2025. Et ce, malgré les 2,5 millions d’euros dédiés aux mesures d’accompagnement dans l’accord de cession. Exemple : les ex-employés ne se verront pas proposer de congés de reclassement, obligatoires uniquement dans les groupes de plus 1000 salariés, comme les Galeries.
AA Investments prend officiellement les rênes de BazarChic le 1er juillet 2025. « Tout devait se régler rapidement, pour le bien de salariés », se souvient Sandrine. Les nouveaux propriétaires « ont cherché à nous rassurer », à ce que « tout se passe sereinement », confirme Hélène*, elle aussi ancienne salariée.
Peu dupe de ce discours « presque trop lissé », elle a l’impression « qu’ils cherchaient davantage à endormir les salariés qu’à être transparents ». Un message l’a « mise en alerte » : « Ils demandaient si nous souhaitions rester ou partir », comme si « nous avions une marge de décision »… Légalement, la sélection des postes conservés lors d’un PSE dépend de critères précis : ancienneté, âge, enfants à charge... et non du bon vouloir du salarié ou de son employeur. Pendant ce temps, les réunions du CSE sont « tellement tendues » qu’un élu, « poussé à bout », se voit arrêté par son médecin.

À force de négociations, les membres du CSE s’accordent sur des conditions de départ pas si mauvaises. Le PSE est finalement validé fin septembre 2025. « C’était le grand soulagement. Tout était payé. Mais depuis, la direction montre un tout autre visage en grattant ce qu’elle peut sur le dos des salariés », s’échauffent les représentants du personnel sans étiquette syndicale, dont le licenciement doit être validé par l’inspection du travail fin janvier prochain.
Sans chômage ni mutuelle
En tant que licenciés économiques, les ex-salariés de BazarChic demeurent sous contrat de sécurisation professionnelle, ce qui leur donne normalement droit à des indemnités. Encore faut-il qu’ils soient inscrits à France Travail. Or, ce n’est pas le cas. En cause : des déclarations de l’employeur incohérentes, selon les licenciés.
« Il y a par exemple des sommes négatives qui figurent » sur certaines attestations, s’étonne un futur chômeur dans un message envoyé sur le groupe WhatsApp commun aux ex-employés. « Ma conseillère me disait qu’elle n’avait jamais vu ça », ajoute-t-il. Contactée, la nouvelle direction de BazarChic n’a pas répondu à nos questions.
Dans un courrier de réponse à un ex-salarié, elle plaide un problème informatique lié au logiciel de télétransmission pour justifier les problèmes de déclarations à France Travail : « Nous sommes obligés de les refaire manuellement, ce qui nécessite un important délai. » Pendant des semaines, les élus du personnel ont enjoint la direction à produire à la main ces attestations. En vain.
En plus d’être sans le sou, les néo-licenciés risquent de se retrouver sans mutuelle à partir du 1er janvier, soit dans quelques jours. Dans l’optique d’un changement de prestataire de mutuelle, le nouveau propriétaire a en effet résilié le contrat d’assurance santé qui couvrait les travailleurs bazarchiquiens, sans en informer le conseil social et économique de l’entreprise.
« Cela me met directement en danger compte tenu de mon opération médicale, prévue prochainement », alerte l’un deux, qui attend de son directeur qu’il résolve le problème. Rudy vient de payer 75 euros de consultation chez un chirurgien en prévision d’une opération du pied. « Ce serait quand même plus sympa si j’avais une mutuelle », ironise-t-il au sujet de ses frais de santé à venir.
Ce défaut de complémentaire d’entreprise n’est pas vraiment légal : les demandeurs d’emplois doivent pouvoir en bénéficier, même après leur licenciement.
C’est précisément cette « portabilité » du remboursement des dépenses de santé qui avait poussé Hélène à engager un protocole de soins dentaires sur deux ans. Alors qu’elle a « besoin d’être certaine que [ses] garanties seront strictement équivalentes », Hélène découvre le changement de gestion en appelant sa mutuelle. « Honnêtement, c’est difficile à vivre », lâche cette salariée. Après neuf ans de boîte, elle ne s’attendait « absolument pas à autant d’erreurs et d’incohérences ».
« Une entreprise n’est pas jouet »
Alertée, l’inspection du travail a demandé à l’entreprise de normaliser la situation au plus vite. Dans un mail envoyé aux salariés, la direction assure que « tout va être régularisé à très bref délai ». Et précise : « Il n’a jamais été question […] de ne pas payer les sommes que nous devons ni de nuire à quiconque. » Ces promesses ne rassurent plus grand monde : « Ça fait deux mois qu’ils disent ça sans s’engager sur des délais, tranche l’un des concernés. On est sur un savant mélange d’amateurisme et de filouterie. »
La situation n’est pas bonne non plus pour les salariés qui restent. Après le plan de licenciement et plusieurs démissions, il reste 12 salariés présents au siège, qui ne peuvent pas être licenciés avant 18 mois suivant la cession. Elles se seraient vu proposer des primes au bénéfice. Mais le business plan de BazarChic ne table sur aucun bénéfice dans les trois prochaines années, rapporte l’expertise comptable mandatée lors du PSE. AAI mise plutôt sur la compression des frais pour sauver la boîte.
À peine le départ de leurs collègues acté, les personnes encore présentes au siège de Clichy ont ainsi été transférées en octobre dans un open-space parisien commun à toutes les filiales du groupe AAI. Les nouveaux locaux seraient « trop bruyants et trop petits », d’après les propos rapportés par des salariés à leurs élus. Mais ils ont l’avantage de coûter moins cher que le loyer mensuel des anciens locaux, pourtant encore pris en charge par les fonds versés par les Galeries Lafayette, selon l’accord de cession.
Par ailleurs, les services après-vente, de mise en ligne de produits et de retouche-photo ont été délocalisés à Madagascar, d’après plusieurs salariés. Selon leur élus, le responsable local de la photo est même venu à Paris et il a été demandé aux futurs licenciés de former ce nouveau prestataire lointain de retouche. Sollicitée également sur ce point, la direction n’a pas apporté de précision.
Cette chasse aux coûts apparaît « cohérente d’un point de vue purement business, concède un salarié, mais crée de la casse sociale. Une entreprise n’est pas jouet pour gosse de riche, il y a des gens derrière. » Or, le rapport d’expertise de mai 2025 sur le projet de cession se montrait prudent quant à « la capacité du repreneur à financer le développement à venir de BazarChic ».
« Ils ont cru faire affaire avec un cheval de course, ils ont récupéré un hippopotame », ironise un ancien salarié. À la lecture des avis de clients laissés sur Internet, ce grand bazar se ressent aussi de l’autre côté de l’interface numérique : « Commande jamais reçue », « Pas remboursé », « Silence radio », « Belle arnaque », « Une honte ». Un de ces internautes mécontents conclut :« Bazar : oui. Chic : non. »
*Prénom modifié.
